La Première Guerre mondiale (partie I) : L’Europe en marche vers le gouffre de la Grande Guerre (1871-1914)

La Première Guerre mondiale (partie I) : L’Europe en marche vers le gouffre de la Grande Guerre (1871-1914)

Avant de survoler les éléments importants de la Grande Guerre (1914-1918) dans un prochain article, il nous faut établir une contextualisation solide. Car la « Der des Ders » fut la résultante d’une escalade des tensions en Europe qui cache un engrenage géopolitique subtile et complexe. Alors, comment l’Europe en est-elle arrivée là ?

Le système bismarckien pour isoler la France

Commençons, comme on a l’habitude de l’entendre, par la guerre franco-allemande de 1870-1871 qui accoucha du Deuxième Reich allemand (janvier 1871). N’oublions pas que la mutation fut double : la France, jusque-là sous le Second Empire de Napoléon III, versa pour la troisième fois dans le républicanisme en septembre 1870. La Troisième République française naissait ainsi dans la défaite et concédait l’Alsace-Moselle aux Allemands.

L’Europe en 1871

Otto von Bismarck, le chancelier allemand, avait déjà démontré tout son talent de diplomate et de fin connaisseur de la géopolitique. Sa tâche n’était pourtant pas terminée : il savait la France revancharde et craignait l’éventualité d’une nouvelle guerre. C’est cette peur qui le poussa à s’allier à l’Empire d’Autriche-Hongrie des Habsbourg et à l’Empire de Russie des Romanov, par ladite Entente des trois empereurs, en 1873 : manœuvre visant à isoler diplomatiquement la France. Cette alliance contenait pourtant une variable non viable : elle réunissait la Russie et l’Autriche-Hongrie dont les intérêts étaient contraires, à minima en ce qui concernait les Balkans.

La crise d’orient, de l’apogée à la fin du système bismarckien

Dès 1875 et jusqu’à 1878, la crise d’orient, que provoquèrent les soulèvements des peuples des Balkans contre le fragile Empire ottoman, montra les limites de l’entente germano-austro-russe. Pour la Russie, l’Empire ottoman était un ennemi séculaire et une nouvelle guerre russo-turque (1877-1878) ébranla les relations diplomatiques déjà exécrables de ces deux empires. Cette fois-ci, la Russie était soutenue par les principautés de Roumanie, de Serbie et du Monténégro ainsi que des volontaires Bulgares. La victoire russe offrit à la Roumanie son indépendance, tout comme elle l’offrit à la Serbie et au Monténégro qui, en sus, purent s’agrandir territorialement au dépend des Ottomans. La Bulgarie devint, elle, une principauté autonome et la Macédoine comme la Roumélie orientale lui furent initialement promises (traité de San Stefano). Ces gains territoriaux lui furent pourtant retirés au congrès de Berlin (1878) qui tentait de pallier les mécontentements dus au traité précédant.

Ce congrès donna au Monténégro l’accès à la mer Adriatique qu’il désirait et plusieurs villes à l’Autriche-Hongrie. Cette dernière attribution fera par ailleurs monter la tension avec la Serbie. La France profita de l’attribution de Chypre au Royaume-Uni pour réclamer la Tunisie ottomane, tandis que l’Italie occupait Tripoli en Libye ottomane. Le Royaume-Uni utilisa  les prises de position française et italienne pour s’approprier, de facto, l’Egypte ottomane. Celle-ci demeurait une partie de l’Empire ottoman mais était gérée par les Britanniques. L’ambition de ces derniers n’était pas tant territoriale qu’économique : le canal de Suez venait d’être creusé (1869).

Après ce congrès de Berlin, Bismarck signa la Duplice avec la Double Monarchie austro-hongroise en 1879, assurant une assistance mutuelle secrète en cas d’attaque russe. Doit-on rappeler que l’Entente des trois empereurs était toujours d’actualité ? L’Empire des tsars était vu comme imprévisible et dangereux. D’ailleurs, le Traité des trois empereurs (à ne pas confondre avec l’Entente des trois empereurs) fut signé en 1881 et assurait la neutralité entre les trois empires. Cette même année, la Roumanie obtint sa complète indépendance vis-à-vis de l’Empire ottoman.

En 1882, Bismarck agrandit la Duplice en y intégrant l’Italie, formant la Triplice. Cette alliance était dirigée contre la France et assurait une assistance mutuelle contre elle. Si l’Italie entra dans cette alliance, c’est parce que Paris établit un protectorat sur la Tunisie en 1881 ; territoire qu’elle convoitait et que la France tenait depuis le congrès de Berlin de 1878. Concernant ce dernier, ses stigmates déclenchèrent la guerre serbo-bulgare (1885-1886) dans les Balkans.

Pourquoi cette guerre serbo-bulgare ? La principauté de Bulgarie revendiqua la Roumélie orientale qu’on lui avait promise (San Stefano) puis refusée (Berlin, 1878) et qui était finalement demeurée province autonome de l’Empire ottoman. Les Serbes s’opposèrent à l’affirmation de la puissance bulgare. Ce fut la guerre. La Serbie, soutenue par l’Autriche-Hongrie, fut défaite par la Bulgarie, soutenue par la Russie. La Roumélie orientale revint alors à la principauté de Bulgarie. On voit déjà ici, trente ans avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, une tension certaine entre la Russie et l’Autriche-Hongrie. Le premier stade fut la mésentente du fait des intérêts opposés. Le deuxième stade venait d’être dépassé : un affrontement par procuration.

En 1885, la conférence de Berlin (à ne pas confondre avec le congrès de 1878) rassembla les puissances européennes concernant le partage de l’Afrique. Bismarck considérait, à raison, que les velléités coloniales, particulièrement en Afrique, détournaient la violence et évitaient les guerres en Europe. Mais cette seconde vague de colonisation, focalisée sur l’Afrique et l’Asie, touchait à sa fin. Et l’Allemagne possédait un empire colonial bien maigre : elle était la perdante de la colonisation de l’Afrique. Français et Britanniques en étaient les vainqueurs. L’Allemagne essayera sous peu d’avoir une plus grande part du gâteau.

Le partage de l’Afrique entre les puissances coloniales européennes, fin XIXe, (Royaume-Uni en rouge, France en bleu, Allemagne en marron, Portugal en orange, Belgique en jaune clair, Italie en vert, Espagne en jaune foncé).

Le traité de réassurance entre les empires allemand et russe fut signé en 1887 et garantissait la neutralité de la Russie dans une éventuelle guerre déclarée par la France contre l’Empire allemand comme de la neutralité de l’Allemagne dans une éventuelle guerre déclarée par les Austro-hongrois contre l’Empire russe. De plus, l’Allemagne laissait la Russie libre sur la question des détroits, nous y reviendrons. Les intérêts austro-russes étaient si divergents que la Russie en venait à se prémunir d’une intervention allemande. C’était envisager la guerre et la préparer. Côté allemand, c’était surtout le dernier acte du système bismarckien.

En 1888, Guillaume Ier, l’empereur du Deuxième Reich, passa l’arme à gauche. Son petit-fils, Guillaume II, lui succéda. Ce dernier entendait mener un règne plus personnel. Surtout, il voulait avoir les mains libres avec la Russie pour pouvoir se rapprocher de l’Autriche-Hongrie. C’était menacer le fragile équilibre établi par Bismarck. De ce fait, le chancelier démissionna en 1890 et son système s’écroula en partie avec son départ. La politique d’équilibre bismarckienne laissait place à la Weltpolitik (« Politique mondiale » expansionniste et belliqueuse) de Guillaume II. Si la Triplice lui survécut, les divergences des intérêts austro-russes écartèrent la Russie de l’Empire allemand.

De fait, le traité de réassurance, impopulaire en Allemagne, devait être renouvelé mais fut rejeté en 1890, comme en 1891. C’était une humiliation pour la Russie. Celle-ci était pourtant germanophile, son commerce et son industrie étaient tournés vers la Prusse. La francophilie était tout au plus culturelle en Russie. Rien n’appelait à une alliance franco-russe, jugée contre-nature. Pourtant, désormais seule, Saint-Pétersbourg se tourna vers Paris. La France en profita : l’alliance militaire franco-russe fut signée dès 1893 ; elle assurait notamment d’un soutien mutuel contre la Triplice. L’ancien chancelier allemand, par ses manœuvres, avait tenu la France diplomatiquement isolée en Europe pendant vingt ans ! L’Allemagne risquait désormais ce qui était le pire cauchemar de Bismarck : une guerre sur deux fronts.

Une alliance franco-russe en partie dirigée contre l’impérialisme britannique

Les Russes voulaient les capitaux français pour soutenir l’expansion rapide de leur industrialisation et de leur système bancaire. De fait, ce fut rapidement 1/3 de l’épargne des Français qui fut investie dans l’Empire russe, notamment dans le rail. La France, républicaine dans une Europe de souverains, sortait avec succès de son isolation diplomatique en s’alliant avec un empire conservateur. L’alliance franco-russe de 1893 instaurait une coopération militaire, économique et financière en plus de l’alliance défensive dirigée surtout contre l’Allemagne et … l’Empire britannique. Ça peut paraitre déroutant de prime abord quand on connait la suite. C’est en réalité logique.

Le Royaume-Uni, par son immense empire, bloquait toutes les voies d’expansion naturelles de la Russie : Chine, Afghanistan, Perse et détroits ottomans. Il en allait en réalité de même pour la France. Et puis, la Russie étant davantage germanophile, cherchait encore à se concilier l’Empire allemand. D’ailleurs, le traité de 1893 était défensif et interdisait un soutien à une France agressive. Ainsi, par cet accord franco-russe, la France jugulait la montée en puissance allemande en sortant de l’isolement, la Russie se montrait en position de force dans les Balkans face à un Empire d’Autriche-Hongrie jugé décadent et Paris comme Saint-Pétersbourg envoyaient un message à Londres.

Les années 1880 et 1890 virent naître, en sus du nationalisme, un fort sentiment impérialiste européen. D’où le couronnement de la reine Victoria comme impératrice des Indes en 1876. Le peuple commença à considérer les frontières impériales comme les frontières nationales. Lâcher du terrain, même lointain, devenait désormais une atteinte scandaleuse à l’intégrité impériale pour les peuples. Ayant cela en tête, nous comprendrons mieux les prochaines crises et pourquoi elles furent si tendues.

Le monde et la colonisation européenne (fin XIXe)

Avant de voir apparaitre les sérieuses crises africaines entre la France et l’Empire allemand, ce furent les Français et les Britanniques qui se confrontèrent. En Afrique, la France terminait sa colonisation selon un axe Ouest-Est allant de l’Atlantique (Dakar, Sénégal) à la mer Rouge (Djibouti). Le Royaume-Uni, lui, terminait sa colonisation en suivant un axe Nord-Sud allant de la Méditerranée (Le Caire, Egypte) à l’Atlantique sud (Le Cap, Afrique du Sud). Irrémédiablement, deux colonnes, l’une française, l’autre britannique, se rencontrèrent à la croisée des chemins en 1898. En l’occurrence à Fachoda, dans l’actuel Soudan du Sud.

Cette crise diplomatique majeure, quant à la revendication de Fachoda, manqua de dégénérer. La France recula finalement. C’était une humiliation diplomatique pour cette dernière mais également un scandale pour l’opinion populaire. Le Royaume-Uni s’empressa de faire des concessions sur d’autres points en Afrique pour rendre sa crédibilité à la France. C’est que, de part et d’autre, on avait mieux à faire que s’affronter, malgré la montée des nationalismes. Pour la France, on se souciait de récupérer l’Alsace-Moselle, de régler la question de la laïcité (chose faite le 9 décembre 1905 avec la loi de la séparation des Eglises et de l’Etat) et surtout de traiter l’affaire Dreyfus (1894-1906). Au Royaume-Uni, on se préoccupait bien plus de la Seconde Guerre des Boers (1899-1902).

Fissure dans la Triple Alliance et émergence de la Triple Entente

En Europe, une invisible trahison menaçait la Triple-Alliance (Triplice) : L’Italie, parce qu’elle dépendait financièrement de la France à hauteur de 60% (dette extérieure) au début du XXème siècle, conclut un accord secret avec cette dernière en 1902 par lequel elle s’engageait à rester neutre en cas d’attaque allemande sur la France. On ajoutera un ressentiment italien envers l’Autriche-Hongrie. L’Italie revendiquait, en effet, des terres de son imposant voisin situées dans les Alpes juliennes, au nord-est de l’Italie.

En 1904-1905, l’empire tsariste (Russie) se trouva vaincu durant la bataille navale de Tsushima par le Japon. Ce pays était pourtant considéré, à cette époque, comme de seconde zone, militairement parlant. Le traité de paix de Portsmouth fut signé en 1905. A cette humiliante défaite se juxtaposa une première révolution russe. Le tsar Nicolas II n’était pas très populaire. L’Empire russe des Romanov chancelait sans sombrer. En réalité, ces déboires furent décisifs dans la formation de la Triple Entente. La France ne pouvait se permettre de voir son seul allié durablement affaibli et intensifia son aide à la Russie. Paris voulait moderniser cette dernière, surtout militairement parlant. Ce revers de Tsushima obligea également le tsar Nicolas II à renoncer à ses ambitions orientales et à reporter son attention sur l’occident. Ce recul russe réchauffait les relations russo-britanniques, Londres se sentant moins menacée.

Depuis bien longtemps, le Royaume-Uni s’attelait à réguler la balance des puissances. Il voulait préserver un concert de puissances moyennes en Europe. Si une puissance devenait inquiétante, voire hégémonique, elle devenait l’ennemie du Royaume-Uni. Ainsi, la France fut bien longtemps l’ennemi désigné à cause de sa prépondérance. Seulement voilà, depuis 1871 et la guerre franco-allemande, c’était bien l’Empire allemand qui avait repris le flambeau. D’autant plus que celui-ci développait sa Hochseeflotte (flotte de Haute Mer) dans l’optique d’égaler la Royal Navy britannique. Sans oublier la compétitivité économique régnant entre les deux pays. Et pour cause, la production industrielle allemande atteindra 15,7% du total mondial en 1914, alors que le Royaume-Uni produira 14% du total. Mais n’avançons pas trop rapidement.

L’Allemagne étant la puissance la plus inquiétante et étant à la tête de la Triple Alliance, le Royaume-Uni se rapprocha de la France, créant l’Entente cordiale en 1904. Cette entente régla les différends coloniaux entre les deux vieux rivaux, surtout en Afrique. La France y reconnut la liberté de commerce au Maroc, à quoi les Britanniques concédèrent la neutralité du tout nouveau canal de Suez, en Egypte. Ce rapprochement était, à bien des égards, le fruit des actions de Napoléon III. De manière directe car ce dernier avait été un grand anglophile ; mais également de manière indirecte car c’est sa chute en 1870 qui entérina la prépondérance allemande sur le continent. Les relations franco-britanniques étaient, chose rare dans l’Histoire, plutôt bonnes. D’autant plus avec le règlement des différends en Afrique. Plus concrètement, dans cette fièvre colonialiste, c’était un rapprochement des possédants face aux chasseurs de terres. L’Entente cordiale, par extension, devint la Triple Entente (France, Royaume-Uni et Russie) en 1907.

Londres accepta de s’allier avec une Russie diminuée par la défaite de Tsushima (1905) et ayant renoncé à ses ambitions orientales. Les Britanniques signèrent pour apaiser la Russie, vue comme un facteur d’instabilité au Tibet et en Afghanistan. La convention de 1907 délimitait d’ailleurs les zones d’influence de chacun, ne laissant à la Russie que les Balkans pour faire montre de sa puissance.

Cette alliance russo-britannique était donc presque exclusivement de circonstance. Si bien que les Britanniques s’opposèrent toujours à la tendance du panslavisme russe et de ses intérêts dans les Balkans. On peut ajouter un second sujet sur lequel Français comme Britanniques avaient toujours été frileux : la question des détroits. Les Russes voulaient, depuis longtemps, étendre leur influence dans les eaux chaudes de la Méditerranée. Pour ce faire, l’Empire russe demandait à l’Empire ottoman l’internationalisation des détroits du Bosphore et des Dardanelles. L’Europe, Paris et Londres les premiers, avait toujours refusé aux Russes un tel gain d’influence, jugé dangereux. On rappellera ici que c’est en partie ce qui motiva la guerre de Crimée en 1853-1856, lors de laquelle Français et Britanniques avaient soutenus les Ottomans contre les Russes. L’Entente rassemblait donc, là aussi, des intérêts impérialistes contradictoires. Du reste, la Royaume-Uni s’opposa aussi à l’Allemagne sur la question, vitale pour les Britanniques, du canal de Suez.

Les détroits ottomans et le canal de Suez dans la géopolitique européenne

Une Europe bipolarisée sous tension

Le ton ne se faisait pas plus dur seulement entre Londres et Berlin. En Afrique du Nord, les tensions montèrent autour du Maroc entre la France et le Deuxième Reich. Tous deux voulaient y établir leur influence. Une première crise, dite de Tanger (1905) éclata. Entre 1887 et 1907, l’Europe était ainsi passée de l’apogée bismarckienne à une dangereuse bipolarisation.

Les empires austro-hongrois et ottoman étaient désormais trop faibles pour s’imposer dans les Balkans. D’ailleurs, les Ottomans voyaient leur territoire européen se réduire comme peau de chagrin. La Russie en vint à craindre l’émergence d’une nouvelle puissance balkanique. De cette peur la volonté Russe de tenir les Balkans, notamment pour tenir les détroits ottomans. Saint-Pétersbourg tenta alors de faire de la Serbie et de la Bulgarie, nations slaves des Balkans, ses points d’appuis dans un panslavisme naissant mais fébrile. Ce n’était pas seulement aller à l’encontre des intérêts austro-hongrois. C’était aussi vouloir concilier deux nations aux ambitions contradictoires.

Le panslavisme était surtout utile en interne car populaire en Russie. Déjà, les décideurs politiques russes se scindaient entre les libéraux voulant aider les Slaves et les conservateurs, plus lucides quant aux capacités militaires russes, qui appelaient à la prudence. Jusqu’en 1908, les limites entre les empires d’Autriche-Hongrie et de Russie étaient claires et respectées. L’annexion de la Bosnie par l’Autriche-Hongrie en 1909 fit naître un sentiment proserbe en Russie. Les tensions ne cessèrent alors d’augmenter. D’autant que la Russie et l’Autriche-Hongrie envisageaient un conflit bref pour fédérer leurs peuples respectifs par le patriotisme.

Une seconde crise franco-allemande concernant le Maroc éclata. La crise dite d’Agadir (1911) avait les mêmes fondements que la précédente. La France, qui voulait éviter la guerre en Europe, dut céder 272 000 km² de terres africaines jouxtant le Cameroun allemand. C’était une grave atteinte à l’intégrité territoriale française pour le peuple, le mécontentement grimpa d’un cran. L’Empire allemand, ayant obtenu une plus grande part du gâteau africain, laissa la France établir un protectorat sur le Maroc. L’Italie s’était déjà essayée à la conquête africaine, avait officiellement annexé l’Erythrée en 1882 et s’était ensuite aventurée en Ethiopie. Balayés à Adoua en 1896 par l’armée de l’Empire éthiopien, les Italiens avaient très mal vécu cette humiliation. L’Italie voulait sa part d’Afrique et se décida à réessayer, cette fois au détriment de l’Empire ottoman.

Représentation de la perte de territoire de l’Empire ottoman entre 1850 et 1914

La faiblesse ottomane enflamme les Balkans

En 1911, suite au congrès de Berlin de 1878 qui donnait à l’Italie Tripoli ; mais également suite à une clause de l’accord secret avec la France en 1902, l’Italie lança un ultimatum à l’Empire ottoman concernant la Libye ottomane. Ce dernier se montra conciliant mais pas assez au goût des Italiens. Ainsi fut déclenchée la guerre italo-turque (1911-1912), laquelle démontra, malgré une piètre organisation italienne, la faiblesse ottomane. La victoire finale italienne donna des idées à certaines nations dans les Balkans, toujours en quête d’émancipation ou de gains territoriaux.

La carte des Balkans avant les guerres balkaniques
Les Balkans après les deux guerres balkaniques

La suite logique de la guerre italo-turque, des tensions dans les Balkans et des révoltes albanaises (1910-1912) fut sans appel : les deux guerres balkaniques. Celles-ci virent les nouvelles nations, juste délivrées du joug ottoman, presque chasser la Sublime Porte hors d’Europe. La Première Guerre balkanique (1912-1913) opposa une coalition (Serbie, Grèce, Monténégro et Bulgarie) à l’Empire ottoman. La coalition sortant vainqueur de l’affrontement, la Bulgarie s’estima lésée sur le partage de la Macédoine, vieille revendication datant du traité de San Stefano de 1878. La Serbie s’était, elle, arrogée la part du lion, ce qui provoqua l’ire des Bulgares. De ce mécontentement découla la Seconde Guerre balkanique (1913) durant laquelle la Bulgarie se fit étriller, seule contre une coalition regroupant ses anciens alliés et ennemis : la Serbie, la Grèce, la Roumanie et l’Empire ottoman.

La même comparaison entre 1850 et 1914 pour l’Empire ottoman, mais avec les bénéficiaires de son effondrement

Pendant les guerres balkaniques, le blocus des détroits ottomans fit souffrir l’économie russe dont 37% des exportations transitaient par ces voies commerciales. Pour Saint-Pétersbourg, contrôler les détroits devenait vital pour la sauvegarde de son économie. Les guerres balkaniques montrèrent surtout que les Austro-hongrois, tout comme les Ottomans, étaient désormais incapables de la tâche qui leur incombait naguère : apaiser les tensions dans les Balkans. Pour la Russie, elles montraient aussi l’inconcevabilité d’une entente entre Serbes et Bulgares, farouchement antagonistes. Saint-Pétersbourg devait choisir son camp. On s’en souvient, l’annexion de la Bosnie par l’Autriche-Hongrie avait fait naître un sentiment proserbe en Russie. La Bulgarie était, elle, jugée peu fiable. Saint-Pétersbourg refusa d’aider cette dernière, pourtant ruinée par la guerre. Le grand frère russe s’était prononcé. La Serbie devint le pivot de la politique russe dans les Balkans. C’était provoquer le rapprochement germano-bulgare.

Le parti belliciste prit le dessus en Russie en 1914. Poussée par la France, la Russie envisagea une guerre généralisée pour résoudre ses problèmes et s’emparer des détroits. La Russie, si prudente en 1893, se laissait séduire en 1914 par la France, qui tournait l’alliance contre l’Allemagne.

Les liens du sang ne sauveront pas l’Europe

L’Europe de 1914 était, malgré les alliances, une grande famille. George V d’Angleterre, le Kaiser Guillaume II et le Tsar Nicolas II étaient cousins. George V et Nicolas II se ressemblaient par ailleurs énormément. La Kaiser Guillaume II était le parrain d’Alexeï, le tsarévitch, fils et héritier de Nicolas II. George V d’Angleterre et Albert Ier de Belgique étaient également des cousins éloignés par la maison de Saxe-Cobourg-Gotha. George V allait d’ailleurs changer de nom de famille, à la consonnance trop germanique, une fois la guerre déclenchée contre l’Empire allemand. Il abandonnera son nom au profit de celui de Windsor. Tout ce beau monde descendait largement de Christian IX du Danemark, le « beau-père de l’Europe » mais surtout de la reine Victoria d’Angleterre, la « grand-mère de l’Europe ». On pourrait croire à des relations, de faite, familiales, plus apaisées : il n’en est rien.

Nicolas II (gauche) et George V (droite)

Une nouveauté d’ordre militaire eut son importance dans la gestion de la crise de 1914 : les états-majors de toutes les puissances majeures avaient préparé des plans de guerre précis en prévision d’un conflit. En période de paix, les puissances se préparaient donc à d’éventuelles guerres à venir. Cette anticipation était bien nouvelle, on n’imaginait auparavant les plans de guerre qu’au début du confit. Or l’Empire allemand avait déjà un plan d’attaque depuis le début du siècle : le plan Schlieffen.

Les plans de guerre français et allemand

L’Allemagne, par ce plan dirigé contre la France et la Russie, cherchait à éviter une guerre sur deux fronts. Il visait à anéantir la France en 40 jours puis à reporter l’effort sur le front est, aidé dans ce projet par l’Autriche-Hongrie. La France, de son côté, imagina le Plan XVII. D’après celui-ci, l’effort français serait porté sur la frontière pour attaquer directement l’Alsace-Moselle perdue puis la Ruhr, région industrielle indispensable à l’effort de guerre allemand.

Aux plans militaires se coupla logiquement une montée en puissance qui se matérialisa par une course à l’armement en Europe. Et pour cause, les dépenses militaires des puissances européennes, entre 1870 et 1914, explosèrent : + 300% ! Le début du XXe siècle était, sans équivoque, une paix armée.

L’Europe de 1914 et le système des alliances

Un assassinat enclenche l’engrenage infernal

Guerres balkaniques, alliances européennes, plans préventifs de guerre, course à l’armement et tensions coloniales ; le tout sur fond de revanche française et de tensions austro-russes : c’est dans ce contexte explosif que se déroula la crise de 1914, provenant des Balkans, la poudrière de l’Europe. François-Joseph, empereur austro-hongrois, est vieux en 1914. L’attention se portait donc sur son héritier : l’archiduc François-Ferdinand. Or, en 1914, celui-ci décida de se rendre, avec son épouse, à Sarajevo, bien qu’on lui ait fortement déconseillé. Un premier attentat secoua son voyage : une bombe explosa sous la voiture qui suivait celle de François-Ferdinand. La bombe avait explosé en retard. Seulement voilà, l’archiduc, têtu, voulait se rendre à la mairie. Il y arriva sans encombre. A 11h10, le couple ressortit. François-Ferdinand désirait aller à l’hôpital rendre visite au chauffeur de la voiture qui avait explosée derrière lui. Son chauffeur personnel, peu professionnel, se trompa de route. La voiture s’immobilisa … Là où Gavrilo Princip, qui avait participé à l’attentat manqué, achetait un sandwich ! Il en profita pour mettre un terme à la vie de l’épouse et de l’époux, dans cet ordre, le 28 juin 1914. Le fait est que Princip était Serbe. L’assassinat par un serbe de l’archiduc héritier du trône d’Autriche-Hongrie fut le point de départ d’une crise qui aurait pu être réglée localement.

Assassinat de l’archiduc d’Autriche-Hongrie François Ferdinand

Les Austro-hongrois obtinrent les aveux de Princip le 2 juillet 1914. Pourtant, le gouvernement mit bien plus longtemps à réagir. Le 24 juillet, soit presque un mois après l’assassinat, l’Autriche-Hongrie envoya un ultimatum à la Serbie, accusée d’avoir fourni les armes du crime. A dire vrai, Vienne en avait la preuve. L’ultimatum de l’Autriche-Hongrie s’articulait en plusieurs points. Si la majorité étaient acceptables, il en était un qui, pour un peuple aussi attaché à l’indépendance et aussi fier que la Serbie, ne l’était en aucun cas : laisser des enquêteurs austro-hongrois prendre en main l’affaire sur le sol Serbe. C’était là une atteinte directe à la souveraineté. Les Serbes s’apprêtaient pourtant à s’y plier, après moultes débats, lorsque soudain, Nicolas II, tsar de Russie, leur promit un soutien indéfectible. Revirement de situation : forts de ce soutien, les Serbes rejetèrent la moitié des points. C’est que la Double Monarchie austro-hongroise s’était assurée, avant l’envoie de son ultimatum, du soutien allemand dans cette affaire, car trop effrayée par les systèmes d’alliances européennes qu’était susceptible de déchainer le fait que les Serbes soient slaves, comme les Russes. En s’assurant de ce soutien, l’Autriche-Hongrie donna à la crise un aspect international. Pourtant, Nicolas II, le tsar russe, n’avait absolument pas apporté son soutien à la Bulgarie lors de la Seconde Guerre balkanique, alors qu’elle n’avait pas encore décidé de s’en détourner. L’implication russe était incertaine, tant dans son éventualité que dans son ampleur. Mais la dimension internationale du conflit poussa le tsar à garantir la sécurité des Serbes.

L’ultimatum ayant été rejeté, l’Autriche-Hongrie mobilisa et déclara la guerre à la Serbie. La Russie, en réaction, mobilisa partiellement (le mot est important) contre l’Autriche-Hongrie. L’Allemagne vit cette mobilisation, même partielle, comme une menace directe. Guillaume II, empereur allemand, conjura son cousin Nicolas II d’annuler la mobilisation et mit l’empire en « état de danger de guerre », ce qui n’était pas une mobilisation générale. La Russie hésita mais maintint son ordre. L’Allemagne prévint la France par un ultimatum que toute mobilisation de sa part serait un acte de guerre et lui demanda de se désolidariser de la Russie par une déclaration de neutralité dans les 18 heures. La Russie ordonna la mobilisation générale. Une fièvre patriotique prit le pays qui n’était prêt ni pour la guerre, ni pour l’afflux d’hommes qui se portèrent volontaires. Le clergé de l’Eglise orthodoxe donna un soutien inconditionnel à Nicolas II, voyant dans la guerre qui se profilait une possibilité de revenir sur le devant de la scène après des décennies de laïcisation de l’Europe. L’Allemagne, en application de la Triplice, suivit le tsar dans la danse et déclara la guerre à la Russie le 1er août et à la France, qui avait mobilisé en vertu du traité de 1893, le 3. En réalité, la France aurait dû attendre une action militaire allemande concrète contre la Russie pour se voir obligée d’intervenir. Les volontaires français furent légions, les futurs « poilus » montaient au front. Le gouvernement français adopta « l’union sacrée » qui mit fin aux divisions entre les partis politiques pour le bien de la patrie. Le 4 août 1914, la guerre était enclenchée. Immédiatement, l’Allemagne attaqua avec toute sa puissance à l’ouest, respectant en cela le plan Schlieffen. Son aile droite puissante devait passer par la Belgique. Après un ultimatum repoussé, les Allemands violèrent la neutralité de la Belgique (signée en 1839), décidant définitivement George V à faire entrer le Royaume-Uni dans la guerre le 5 août à minuit.

Les puissances européennes et leur population en 1914

Cette crise, si elle avait été gérée directement et seulement par l’Autriche-Hongrie, n’aurait sans doute pas eu tant de répercussions. Les tensions ethniques inhérentes à l’instable Double Monarchie austro-hongroise et les craintes du régime quant à la réaction russe avaient lancé un engrenage incontrôlable. Ainsi, c’est une Europe de 450 millions d’habitants, soit 25% de la population mondiale en 1914, qui s’en allait en guerre. Une Europe maître de 88% des capitaux investis dans le monde, dont les flottes commerciales étaient responsables de 80% des échanges et source, avec les Etats-Unis, de 85% de la production industrielle mondiale. Cet été 1914 venait de voir débuter la Première Guerre mondiale.

Sources (texte) :

Keegan, John (2005). La Première Guerre mondiale. Paris : Perrin, 570p.

Sumpf, Alexandre (2017). La Grande Guerre oubliée. Paris : Perrin, 608p.

Touchard, Patrice ; Bermond-Bousquet, Christine ; Cabanel, Patrick ; Lefebvre, Maxime (2010). Le siècle des excès, de 1870 à nos jours. Paris : Puf, 780p.

Rémond, René (1974). Le XIXe siècle 1815-1914. France : Éditions du Seuil, 258p.

Rémond, René (2002). Le XXe siècle de 1914 à nos jours. France : Éditions du Seuil, 306p.

 « L’Atlas des empires » (2019, janvier). Le Monde, no 27 (numéro spécial), p. 114-121 ; 136-147.

https://www.youtube.com/watch?v=jJEYM_ew_cI&ab_channel=documentairesstars(le Dessous des cartes sur les causes de la Première Guerre mondiale, première partie)

https://www.youtube.com/watch?v=OtfZTBpMNzg&ab_channel=SEGPAMend%C3%A8sFranceTourcoing (le Dessous des Cartes, sur les causes de le Première Guerre mondiale, deuxième partie)

Apocalypse, la 1re Guerre mondiale, documentaire en 5 épisodes de Daniel Costelle et Isabelle Clarke, diffusé en 2014 (4h30 de documentaire)

http://www.cosmovisions.com/ChronoQuestionOrient.htm (la question d’Orient)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_bulgare_(1885%E2%80%931888) (la crise serbo-bulgare de 1885 à 1888)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_de_Fachoda (la crise de Fachoda en 1898)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Entente_cordiale (l’Entente cordiale)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_italo-turque (guerre italo-turque)

https://video.lefigaro.fr/figaro/video/28-juin-1914-l-assassinat-de-l-archiduc-francois-ferdinand-a-sarajevo/3627184085001/ (vidéo retraçant l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand, pour les curieux)

Sources (images) :

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Europe_1871_map_en.png (carte de l’Europe en 1871)

https://www.youtube.com/watch?v=jJEYM_ew_cI&ab_channel=documentairesstars(le Dessous des cartes sur les causes de la Première Guerre mondiale, première partie)

https://www.youtube.com/watch?v=OtfZTBpMNzg&ab_channel=SEGPAMend%C3%A8sFranceTourcoing (le Dessous des Cartes, sur les causes de le Première Guerre mondiale, deuxième partie)

https://aetdebesancon.home.blog/2014/01/09/la-poudriere-des-balkans-et-la-position-incertaine-de-litalie/ (Balkans avant les guerres balkaniques)

http://www.jprissoan-histoirepolitique.com/le-coin-du-bachotage/les-relations-internationales/k-centenaire-de-la-guerre-1914-1918/lesguerresbalkaniques1912-1913 (Balkans après les guerres balkaniques)

http://lizotchka-russie.over-blog.com/article-34531140.html (George V et Nicolas II)

https://www.herodote.net/28_juin_1914-evenement-19140628.php (assassinat de l’archiduc austro-hongrois)

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