La guerre de Crimée (partie V) : du débarquement à l’Alma (1854)

La guerre de Crimée (partie V) : du débarquement à l’Alma (1854)

Rappel : Une fois le débarquement français bien engagé sur Gallipoli, le commandant français Saint-Arnaud décida de défendre Silistrie et le Danube avec les Ottomans en mai 1854. Raglan, homologue britannique de Saint-Arnaud, suivit avec réticence. La flotte combinée franco-britannique entra elle aussi pleinement en action en avril 1854 en rasant le port militaire d’Odessa. Il faut dire qu’Odessa avait tiré sur une embarcation parlementaire. Les Occidentaux étaient bien entrés en guerre. Une première crise interalliée émergea rapidement lorsque Saint-Arnaud se rendit compte que son engouement pour la défense de Silistrie avait été précoce ; les franco-britanniques n’étaient pas encore prêts. Les alliés s’appliquèrent alors à former un nouveau plan. Qu’importe, les Russes se retirèrent soudainement du front danubien entre le 22 et le 23 juin 1854. Ce repli avait été motivé par des menaces autrichiennes à l’encontre de l’occupation russe des principautés danubiennes. Les nations allemandes s’étaient finalement rangées derrière Vienne. Pourtant, Berlin se désolidarisa très vite. Le dualisme allemand, qui voyait l’Autriche et la Prusse se disputer l’hégémonie sur les terres allemandes depuis un siècle, empêchait une action allemande cohérente. La Prusse attendait une erreur autrichienne pour mieux prendre le dessus. Le retrait russe contrecarrant les plans franco-britanniques, ceux-ci hésitèrent. Renouer le dialogue et attendre coûterait une fortune, attaquer les Russes serait dangereusement s’éloigner de la base arrière désormais établie à Varna. Mais plus que ça, les alliés avaient des objectifs différents. Londres voulait sécuriser ses possessions des Indes en faisant reculer le géant russe en Asie. Paris désirait surtout un remaniement de la carte européenne pour un retour de la puissance française. Ainsi, Londres, éminemment offensive, voulait porter la guerre sur Sébastopol (idée émise par Napoléon III, rappelons-le), tandis que Paris restait dans l’expectative tant qu’il restait un espoir pour la diplomatie.

Le Royaume-Uni, comme toujours, avait mis longtemps à se mettre en marche mais ne s’arrêterait pas avant d’avoir atteint tous ses objectifs. La City et la Compagnie des Indes faisaient pression pour prendre la Crimée, qui allait rembourser les frais déjà engagés. Napoléon III, déçu des Autrichiens, ne tardera pas à accepter ce plan de débarquement en Crimée dont il avait lui-même été l’instigateur dès mars 1854. De là la légende du Royaume-Uni entraînant Napoléon III dans la guerre, ce qui ne reflète pas du tout la réalité. Louis-Napoléon Bonaparte savait attendre un événement et en profiter sans vraiment le provoquer. Car l’empereur des Français gardait là le beau rôle, comme l’Autriche du reste, se montrant comme un homme de bonne foi ayant essayé de sauver la paix. C’était améliorer la future position de la France à la table des négociations pour la paix.

Quoi qu’il en soit, les alliés manquaient encore de matériel pour un débarquement en Crimée et le vice-amiral britannique Dundas manquait d’enthousiasme. Une tout autre question se posait également dans le camp français : qui allait remplacer Saint-Arnaud ? Car sa maladie allait fatalement avoir raison de lui. Pour le moment, il tenait. D’autre part, la cavalerie arrivant lentement en orient, Saint-Arnaud voulait en former une sur place. Mais l’administration en Bulgarie n’était pas celle de France. Youssouf, en charge de former de nouveau cavaliers, peina à trouver des bons officiers et à recruter du monde. Les Bachi-Bouzouks, cavaliers mercenaires de l’Empire ottoman totalement incontrôlables et imprévisibles, renâclaient à servir des chrétiens pour de l’argent. Qu’importe les obstacles, 2 500 cavaliers furent formés en six semaines, donnant naissance aux « spahis d’Orient ». Ils nécessitaient des crieurs pour franchir la barrière de la langue. Ils décapitaient les blessés ennemis et n’obéissaient pas aux chefs. Intenables, indisciplinés, ils décapitèrent des Russes dès leur premier engagement fin juillet. La France, honteuse de cet acte indigne d’une grande puissance, s’excusa auprès des Russes pour ces manières. Les spahis d’Orient existèrent deux mois. Ils auraient pu être utilisés à bien meilleur escient comme éclaireurs.

Mais un malheur occupait plus encore les esprits. Alors que la décision de débarquer en Crimée avait été prise le 18 juillet, le choléra avait touché les armées alliées à Varna le 9. Le choléra, maladie qu’on avait déjà rencontrée à deux reprises à Paris en 1832 et 1849, fit des ravages. Elle était encore mal connue et la médecine d’alors ne savait rien de l’infiniment petit : le microbe. A la fin du mois de juillet, on comptait plus de cent morts par jour dans l’armée française, sans compter ceux des armées britannique et turque, ni les civils. Le 20 août, on pouvait dénombrer 5 000 morts dans l’armée d’Orient. Malgré les lacunes de la médecine d’époque, quelques judicieuses décisions avaient été prises : des quarantaines, des éloignements.

Le choléra ne fut pas le seul malheur qui frappa les alliés à Varna. Le 10 août, alors que l’épidémie se calmait, un immense brasier rasa un septième de la ville. Il y avait là tout l’équipement, la poudre et les approvisionnements de l’armée française. En somme, tout le stock de l’armée française et une partie du stock des Britanniques et des Ottomans. La poudre fut sauvée après un long combat contre les flammes et des actes d’héroïsme. L’équipement et les approvisionnements partirent en fumée et maintinrent un foyer de flammes qui perdurera un mois. Saint-Arnaud connut sa plus sévère crise de péricardite. Il lui restait six semaines à vivre. Pourtant, il déploya une grande énergie.

Il manquait encore une bonne partie du matériel pour la Crimée et surtout pour assiéger Sébastopol. Saint-Arnaud poussa pourtant les chefs alliés à embarquer pour la Crimée. Nombre d’entre eux émirent des réserves, notamment les deux amiraux. Non sans raison d’ailleurs : on voulait débarquer sur une côte dénuée de port (excepté Sébastopol), ce qui compliquait le débarquement, empêchait les flottes de se protéger ne serait-ce que des tempêtes de l’automne et mettait ainsi en danger permanent le ravitaillement des armées tout en compromettant un rembarquement d’urgence qui se ferait sous le feu ennemi en cas d’échec. En plus de ces difficultés maritimes, on ne connaissait pas la solidité de Sébastopol, ni les moyens de transports sur place et les ressources en eau, etc … Sébastopol, sans cesse renforcée depuis Catherine II, avait de quoi faire peur. En réalité, les défenses côtières étaient aussi bonnes que les défenses terrestres étaient négligées. Le commandement russe ne songeait pas à une attaque réelle par la terre. Les murs furent néanmoins renforcés juste avant le débarquement.

Fin août, Saint-Arnaud reçut l’accord de Napoléon III, malgré les critiques. Du matériel de siège était arrivé il y a peu. Le départ était prévu pour le 2 septembre 1854. Pourtant, à cette date, seuls les Français étaient prêts. Dundas aurait-il délibérément ralenti les opérations ? Le doute est permis. Quoi qu’il en soit, le 8, 30 000 Français, 27 000 Britanniques et 7 000 Ottomans mettaient les voiles vers la Crimée sur 356 navires. Il faut ici noter que les Français partaient presque sans cavalerie, ce qui ne serait pas sans conséquence. Le retard de la flotte donna aux Russes un temps précieux qui leur permettra ensuite de tenir longtemps le siège de la ville. La place aurait pu être emportée en quelques jours avec un débarquement rapide sur Kamiesch, lieu qui n’avait pas encore été découvert. Au demeurant, si Sébastopol avait été emportée en quelques jours, la Russie aurait-elle capitulé ? Sans s’être saignée sur onze mois de siège, la Russie aurait certainement engagé une nouvelle Grande Guerre patriotique. Ces quelques jours de retard furent, en un sens, peut-être bénéfiques.

Saint-Arnaud voulait débarquer à Katcha, juste au nord de Sébastopol. Raglan trouvait cette option trop dangereuse et optait pour Old Fort, plus au nord encore. Saint-Arnaud, à l’article de la mort tant sa maladie le torturait, ne pouvait être présent aux rencontres entre les états-majors. Il céda finalement à Raglan un débarquement à Old Fort. Le maréchal français semblait si proche de la mort que le général Canrobert lui révéla avoir en sa possession une lettre de Napoléon III le désignant comme successeur au commandement de l’armée d’Orient. Saint-Arnaud en fut ravi. Mais son heure n’était pas encore venue. Durement assailli par la péricardite pendant la traversée, le maréchal retrouva son énergie lors du débarquement – par ailleurs retardé d’un jour par les Britanniques – le 14 septembre 1854. Le débarquement se déroula sans aucune intervention russe et fut un modèle d’organisation.

Débarquement des alliés en Crimée (14 – 19 septembre 1854)

Du 14 au 16, les Français débarquèrent. Il était prévu de se mettre en marche le 17 au matin. Mais il fallait attendre les Britanniques, en retard. Saint-Arnaud fulminait, non seulement contre Raglan, mais surtout contre Dundas. Le maréchal français avait demandé à Hamelin (vice-amiral français) de conduire ses vaisseaux jusqu’à l’embouchure de l’Alma et de la Katcha pour suivre le mouvement de l’armée. Dundas, informé, estima la manœuvre trop dangereuse. Ces jours de retard permettaient à Menchikov de regrouper, à grands efforts de marches forcées, des divisions russes provenant de toute la Crimée. Le retard britannique permit notamment à la 16e division russe d’arriver juste à temps. Ce n’est que le 19, à 7h du matin, que les armées se mirent en route. Et encore, Saint-Arnaud avait forcé le départ alors que près de la moitié de l’armée britannique avait débarqué dans la nuit et dormait toujours. Ces troupes allaient devoir rattraper le gros de l’armée.

Ferdinand Hamelin, amiral français (décembre 1854) puis ministre de la marine (1855-1860)

Le plan des alliés était celui de Saint-Arnaud, accepté par les Britanniques : vaincre en un ou plusieurs affrontements les Russes sur la route de Sébastopol ; puis s’emparer du fort du Nord pour neutraliser les défenses de la partie nord de la rade pour permettre à la flotte de rentrer dans le port. Ensuite, soumettre Sébastopol à un feu combiné. Un succès survenu le mois précédent rendait les chefs alliés confiants ; dans la mer Baltique, les Franco-Britanniques s’étaient emparés, par une opération terre-mer, de Bomarsund entre le 8 et le 16 août 1854. Mais cela n’avait été possible que parce que la flotte russe de la Baltique s’était cachée à Cronstadt.

Evolution de la guerre en 1854

Menchikov, en choisissant le terrain, décida de se placer de front pour bloquer les alliés. Une position de flanc, face à la mer, permettant d’y rejeter les Franco-Britanniques tout en s’appuyant sur les montagnes pour éviter à ses positions d’être tournées, eu été une meilleure décision. Menchikov avait également invité les femmes à assister au combat et risquait ainsi d’être ridiculisé. Au demeurant, le commandant russe devait livrer bataille hors de Sébastopol car les travaux pour renforcer l’enceinte n’y étaient pas terminés. Il fallait gagner du temps. Français, Britanniques et Ottomans, venant du nord de Sébastopol, descendaient appuyés par les deux flottes, jusqu’à rencontrer les Russes le 19 septembre. Ceux-ci étaient disposés derrière la rivière de l’Alma. Saint-Arnaud ne voulait pas déclencher la bataille immédiatement car les hommes étaient fatigués, la journée était avancée et surtout, il manquait près de la moitié des Britanniques du fait des retards sur le débarquement.

Pour le 20 septembre, le plan de bataille était le suivant : les Britanniques, formant l’aile gauche (loin de la mer), devaient attaquer l’aile droite russe et la tourner. Les Français devaient eux faire diversion sur l’aile gauche russe (proche de la mer) pour pousser Menchikov à y envoyer des renforts, dégarnissant le centre que les Français devaient enfoncer par leur véritable effort. La droite russe tournée par les Britanniques, l’armée de Menchikov serait jetée vers la mer et anéantie. Le plan ne se déroulera pas aussi bien. Le 20 septembre, les Français avaient à cœur d’effacer le souvenir de Waterloo par cette première grande bataille du Second empire. Mais les Britanniques furent lents.

La bataille de l’Alma (20 septembre 1854)

La bataille de l’Alma aurait dû commencer par un mouvement franco-turque sur la gauche russe à 5h30 du matin (la diversion) suivi d’un mouvement britannique à 6h sur la droite russe pour finir par l’attaque principale française au centre. La division Bosquet, composée de Franco-Turcs, se mit effectivement en marche à 5h30. Les Français et les Ottomans étaient prêts, les Britanniques ne l’étaient pas. Des troupes étaient arrivées dans nuit. Raglan, sans prévenir ses alliés, ne bougea pas à 6h mais à 10h30 … Les Franco-Turcs firent halte en voyant les Britanniques attendre. Mais Bosquet s’était déjà porté en avant, renseignant Menchikov sur le caractère de son attaque : une diversion. Le commandant russe dégarnit naturellement sa gauche qu’il savait ne pas être visée : l’effet inverse de celui que Saint-Arnaud avait voulu produire.

Vision tactique de la bataille de l’Alma

Finalement, les Britanniques se mirent en marche et Bosquet reprit sa progression. Les zouaves de Bosquet arpentèrent des sentiers si étroits et escaladèrent des parois si abruptes que Menchikov avait considéré une progression ennemie par ces ravins impossible. Douze pièces d’artillerie furent montées sur le plateau et firent feux sur la gauche russe dégarnie et stupéfaite. Cet exploit des zouaves donna de l’énergie aux Français dont les divisions de Canrobert et du prince Napoléon attaquèrent le centre russe. A gauche, les Britanniques attaquaient l’aile droite russe. Leur avancée, impériale, appartenait à un autre temps. Les Britanniques furent héroïques maïs progressaient comme contre Napoléon Ier. Seulement, l’artillerie avait bien évolué depuis, faisant plus de dégâts. De plus, ils attaquaient seulement de front et non à la fois de front et de flanc. Ils n’étaient pas près de tourner les Russes comme le prévoyait le plan.

L’exploit des Zouaves à l’Alma

A droite, la division Bosquet, soutenue par les canons des flottes alliées, tenait sa position malgré l’artillerie russe bien supérieure qu’on lui opposait. Finalement, la gauche et le centre russes optèrent pour la retraite en bon ordre. La droite, qui affrontait d’excellentes troupes britanniques à la précision de tir redoutable, ne céda pas encore. Elle ne se résolut à retraiter en ordre que lorsque les Français commencèrent à se rabattre sur leur flanc et faire feu avec l’artillerie. Le manque de cavalerie et la fatigue des troupes interdisait toute poursuite des Russes. La victoire alliée à l’Alma ne fut pas complète. Les soldats russes s’étaient montrés solides et courageux mais ils avaient des canons lisses contre les nouveaux canons rayés des Occidentaux. Cet avantage technologique permettait aux Occidentaux de tirer de bien plus loin. Et l’individualisme, qui donnait aux armées l’audace, n’était pas encore accepté dans l’armée russe.

Les Français perdirent environ 1 400 hommes dont 250 tués. Les Britanniques affichaient environ 2 000 pertes dont 350 tués. Pour les Russes, cette bataille de l’Alma avait fait 5 709 victimes, dont 1 800 tués. Si Saint-Arnaud n’avait pas poursuivi les Russes le 20, il comptait bien les talonner dès le 21. Il n’en fut rien : il fallait attendre les Britanniques. Il faut dire qu’ils avaient essuyé plus de pertes et, formant l’aile gauche des alliées, se trouvaient plus loin de la mer. Or, les blessés étaient pris en charge par les flottes. Les Français avaient, eux, déjà fini de rassembler et transporter leurs morts et blessés.

Source (texte) :

Gouttman, Alain (2006). La guerre de Crimée 1853-1856. France : Perrin, 444p.

Sources (images) :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_de_Crim%C3%A9e (débarquement en Crimée, évolution de la guerre en 1854 et l’exploit des Zouaves à Alma)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_l%27Alma (bataille de l’Alma et vision tactique de la bataille)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ferdinand_Hamelin (amiral Hamelin)

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