La guerre de Crimée (partie III) : un conflit européen (1853-1854)

La guerre de Crimée (partie III) : un conflit européen (1853-1854)

Rappel : En 1853, l’accord franco-russe sur l’affaire des Lieux Saints fut bafoué par l’ultimatum de russe imposé par Menchikov aux Ottomans le 5 mai. Le tsar pensait pouvoir compter sur Londres, avec qui il pensait partager l’Empire ottoman, sur Vienne, qu’il avait secourue en 1848-1849 et sur Berlin, que dirigeait son beau-frère. Pourtant, le Royaume-Uni s’insurgea de l’ultimatum et se rapprocha immédiatement de la France et de l’Empire Ottoman. La flotte britannique rejoignit de suite celle des Français dans la mer Egée. L’ultimatum fut rejeté par la Sublime Porte. Suite au rejet de l’ultimatum, la Russie occupa les principautés danubiennes (Moldavie et Valachie), des territoires très autonomes mais appartenant à l’Empire ottoman. En juillet 1853, Napoléon III proposa la conférence de la dernière chance : la conférence de Vienne. Partant d’un texte de Napoléon III, elle devait former un accord sans les puissances concernées (les empires russe et ottoman). Le 31, un texte fut proposé. Il fut accepté par les Russes mais rejeté par les Ottomans. Le texte de Napoléon avait été tellement dénaturé que la proposition de Vienne était finalement similaire à l’ultimatum de Menchikov du 5 mai. Un texte proposé par les alliés de l’Empire ottoman, accepté sans aucun changement par le tsar, avait été refusé par le sultan. Les Franco-britanniques n’en menaient pas large. Le 29 septembre, le Grand Conseil ottoman vota presque à l’unanimité pour la guerre. Le 8 octobre, un ultimatum ottoman fut adressé à l’Empire russe. Sans réponse de Nicolas Ier, les Ottomans engagèrent les hostilités fin octobre proche du Caucase et sur le Danube. Sur ce dernier front, les Russes retenaient les coups : ils ne voulaient pas s’aliéner l’Autriche voisine. La Russie riposta cependant sur la mer Noire en attaquant Sinope. Seulement, les Russes rasèrent la ville en plus des navires ottomans et du port. L’opinion publique européenne se retourna contre Nicolas Ier.

Le 5 décembre 1853, une nouvelle conférence de Vienne fut organisée. Mais il était trop tard. Le 11 décembre, la nouvelle de la destruction de Sinope parvint à Paris. La France décida alors « l’occupation maritime de la mer Noire » en gage jusqu’à la paix. Paris fut suivie par Londres dans cet acte de fermeté. Dans les faits, la France sommait les navires russes de regagner Sébastopol et de ne plus attaquer les Ottomans qui, eux aussi, voyaient leurs activités surveillées et toute attaque proscrite. Les puissances occidentales cherchaient à imposer aux belligérants un armistice naval dans l’optique d’arriver à une paix générale. En janvier 1854, le tsar protesta évidemment contre cette exigence humiliante. Car l’ordre était de surcroît inégal : les Ottomans pouvaient naviguer le long de leurs côtes et ravitailler leurs armées alors que les Russes devaient rester dans leurs ports. Pour les Franco-Britanniques, l’inégalité des forces justifiait l’inégalité de traitement.

L’Empire ottoman fit une proposition de paix à la conférence de Vienne, promettant de réformer l’Empire et d’accorder des privilèges aux orthodoxes à la condition que la Russie se retire des principautés. Mais de fait, de réelles réformes desserviraient les desseins du tsar en lui ôtant toute opportunité future de faire pression sur la Sublime Porte ! Dès lors, la Russie ne cherchait plus la diplomatie. Elle obtint du shah d’Iran qu’il déclare la guerre à l’Empire ottoman puis essaya également d’obtenir une promesse de neutralité de l’Autriche le 27 janvier 1854. François-Joseph demanda au tsar qu’il promette de préserver l’intégrité de l’Empire ottoman et qu’il évacue les principautés danubiennes une fois la guerre terminée. La Russie ne pouvait promettre de respecter de telles entraves à ses projets ; alors l’empereur d’Autriche refusa de promettre sa neutralité et porta à 30 000 les effectifs de son corps d’observation en Transylvanie, à la frontière.

François-Joseph Ier, empereur d’Autriche (1848-1867) puis d’Autriche-Hongrie (1867-1916)

A la même requête russe de neutralité, la Prusse de Frédéric-Guillaume IV offrit une même fin de non-recevoir. Pire, les puissances allemandes signèrent le 20 avril la convention de Berlin : la Prusse et l’Autriche se garantissaient mutuellement leurs territoires et s’obligeaient à attaquer la Russie si celle-ci prolongeait l’occupation des principautés danubiennes ou enjambait le Danube pour se porter devant Constantinople. La Russie, qui avait formé une coalition européenne contre la France de Louis-Philippe en 1840, en retrouvait tous les acteurs mais contre elle en 1854.

Frédéric-Guillaume IV, roi de Prusse (1840-1861)

Comme Napoléon III apparaissait comme le premier s’étant opposé à Nicolas Ier et que l’empereur des Français était décidé à sauver la paix, il essaya de régler l’affaire par une lettre personnelle : comme une discussion entre les deux souverains charismatiques. Le 29 janvier 1854, Napoléon III écrivit une lettre à Nicolas Ier dans laquelle il résumait toute l’affaire selon son point de vue et incitait le tsar à un apaisement des tensions sur un ton conciliant. Nicolas Ier répondit le 8 février, la lettre arriva à Paris le 18. Son ton était agressif. Il ne se priva pas de rappeler la retraite de 1812 au neveu de Napoléon Ier. La Russie cherchait la guerre ou ne ferait rien pour l’empêcher.

Le 4 février, la Russie avait officiellement rompu les relations diplomatiques avec la France et le Royaume-Uni. Après l’ultimatum de Menchikov, l’occupation des principautés danubiennes et l’exaction de Sinope, c’était la brutalité de trop. Le tsar déclara à son peuple qu’une guerre religieuse et nationale devait répondre à la guerre politique que lui faisait l’Europe. Les Franco-Britanniques réfutèrent tout projet religieux derrière leur intervention et adressèrent un ultimatum à la Russie le 27 février 1854. Le tsar avait jusqu’au 30 avril pour retirer ses troupes des principautés danubiennes, après quoi ce serait la guerre. Reçue à Saint-Pétersbourg 13 mars, le tsar déclara qu’il refusait d’y répondre le 18. Cependant, il refusait également de déclarer la guerre. Sur la mer Noire, les flottes alliées des vice-amiraux Hamelin (Français) et Dundas (Britannique) reçurent l’ordre de retenir les navires russes dans leurs ports.

Sir James Dundas (1785-1862), amiral et commandant en chef de la Royal Navy en Méditerranée

Arrêtons-nous ici sur un détail. Il a souvent été dit que Napoléon se lança dans la guerre de Crimée pour des motifs religieux. Effectivement, l’Empereur avait été élu en partie avec le soutien des catholiques et l’impératrice Eugénie était très croyante. Mais Napoléon III avait également une base de soutien bonapartiste anticléricale. Le souverain lui-même n’était pas religieux, sinon comment expliquer, par exemple, qu’il n’interviendra pas en faveur de l’insurrection polonaise de 1863 ? Cette Pologne pourtant catholique, partagée entre la Russie, la Prusse et l’Autriche. Les intérêts de la France ne l’exigeront pas. De fait, l’État et l’Église étaient liés en France mais l’État agissait toujours avec indépendance. L’Empereur ne faisait jamais que respecter les lois religieuses, rien de plus. L’Église fit du bruit lors du déclenchement de la guerre, il est vrai, parce qu’elle voyait bien qu’elle perdait en influence sur le peuple français. Mais il n’y eu jamais d’esprit de croisade pour Napoléon III. D’ailleurs, comment pourrait-il mener une croisade avec une armée laïque ?

Eugénie de Montijo, impératrice des Français (1853-1870)

Le peuple français, de gauche comme de droite, accepta cette guerre contre une l’Empire russe. Celui-ci n’avait jamais eu bonne presse dans le pays. Le 2 mars, Napoléon III annonça lors d’une session législative que la France s’en allait en guerre, contrainte. En 1854, le taux d’intérêt avait déjà été augmenté pour faire rentrer des fonds. Le 7 mars, le Corps législatif accepta un emprunt de guerre, ouvert à tous les Français, de 250 millions de francs. Le gouvernement récolta 470 millions. Le 12 mars, les Franco-Britanniques assurèrent Constantinople d’un soutien militaire. Le 27 mars 1854, enfin, la reine Victoria et l’empereur Napoléon III firent une déclaration conjointe de guerre à la Russie. L’Autriche et la Prusse appuyèrent le 9 avril Paris et Londres dans leurs motivations sans les rejoindre dans leur guerre contre la Russie pour autant. Le 10 avril, l’alliance franco-britannique fut officiellement scellée.

Victoria, reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande (1837-1901), reine du Canada (1867-1901), impératrice des Indes (1876-1901) et reine d’Australie (1901)

Cette guerre, que Napoléon III avait essayé d’éviter, allait tant lui apporter qu’elle forgera sa légende noire selon laquelle il l’aurait cherchée. La guerre allait permettre à une armée perçue comme un instrument de répression de renouer avec la gloire et les bons sentiments du peuple français. La guerre allait permettre à la France de regagner la place de première puissance continentale d’Europe. En politique extérieure, le conflit allait marquer l’éclatement de l’alliance des trois cours absolutistes (Saint-Pétersbourg, Vienne et Berlin), vestige de 1815, et la fin de l’isolement diplomatique français, notamment par cette alliance franco-britannique qui allait marquer tout le Second Empire.

En politique intérieure, cette guerre allait permettre de détourner l’attention des mauvaises récoltes de 1853 et 1854 ainsi que d’une épidémie de choléra, en plus d’une politique répressive et plutôt liberticide. Envoyer l’armée, qui était le plus fidèle soutien du régime, si loin était une preuve de sa solidité. Il faut dire que les décrets de 1852 et les lois de 1853 avaient fait taire l’opposition. La presse, mal informée et intimidée, fit bloc avec l’état.

La France n’était pas pour autant préparée pour cette guerre. De faite, elle ne commença à se préparer qu’en mars 1854. Ce n’était pas un mauvais calcul : Napoléon III avait non seulement espoir de trouver une issue pacifique jusqu’en mars 1854, mais surtout il avait à cœur de ne pas nourrir la méfiance exagérée des cours européennes vis-à-vis de la France ! Les vice-amiraux, cependant, avaient déjà fait du repérage en mer Noire. Mais ce n’était pas suffisant et les repérages furent menés là où, finalement, on ne se battra pas. Au moins, les Russes ne pouvaient plus ravitailler par mer et ne pouvaient entreprendre de fondre sur le Bosphore. En mai 1854, les effectifs de l’armée française furent portés à 630 000 hommes ! Un débarquement à Gallipoli fut décidé. L’île, idéalement placée au milieu des détroits, pouvait servir de base arrière pour la marine en cas de mauvaise passe et permettre une intervention rapide des forces armées proche de Constantinople. Un corps expéditionnaire de 60 000 Français et 30 000 Britanniques fut créé.

L’empereur choisit pour commandant en chef et ministre de la Guerre Saint-Arnaud. Celui-ci était compétent et surtout doté d’une volonté de fer. Il avait commandé en Algérie où il avait contracté une maladie mortelle qui occasionnait des défaillances. On le savait malade mais il ne montrait pas cette faiblesse. En cas de défaillance, justement, Saint-Arnaud prit pour auxiliaire le colonel Trochu, pourtant républicain et ennemi de l’Empire, mais compétent. Le 12 avril, Saint-Arnaud reçut de Napoléon III ses premières instructions. L’empereur lui préconisait la prudence, lui ordonnait de veiller à la santé des soldats, de solidifier l’implantation à Gallipoli et préférer cette position à celle d’une défense combinée de la Thrace. Menacer le flanc de l’armée russe en cas d’attaque de celle-ci sur Constantinople était effectivement judicieux. Napoléon III lui proposa trois plans dont un consistait en un débarquement en Crimée pour prendre Sébastopol. Les deux autres concernaient le Danube, la protection de Constantinople et l’éventuelle prise d’Odessa. Mais tout ceci dépendait de l’entrée en guerre ou non de l’Autriche.

Armand Jacques Leroy de Saint-Arnaud (1798-1854), maréchal de France

Les imprécisions dont font montre ces plans étaient nécessaires car trop d’incertitudes demeuraient. Parmi elles, l’Autriche. La France comptait rester sur la défensive mais il fallait obtenir une victoire décisive sur les Russe : ainsi, attaquer Sébastopol devint l’objectif de guerre. Prendre ce port russe, c’était lever la menace constante exercée par Saint-Pétersbourg sur Constantinople. La lettre du 9 mai à Saint-Arnaud écrite par Napoléon III présentait promptement la situation stratégique : si les Russes avançaient, il faudrait trouver un terrain favorable pour les affronter, s’ils n’avançaient pas, il faudrait s’emparer de la Crimée.

Malheureusement, les amiraux alliés, s’ils avaient mené des missions d’éclairage, n’avaient pas récolté assez de renseignements. Si les alliés avaient cherché à mieux connaitre les armées russes et ottomanes, ils auraient appris que les seconds pouvaient retenir seuls et longtemps les premiers. On aurait pu étudier la topologie de la Crimée et trouver un meilleur point de débarquement (Kamiesch) qui aurait permis d’enlever Sébastopol en 3 jours. On aurait su que le « fort du Nord », principale protection terrestre de Sébastopol, n’était pas si robuste car mal armé, mal construit. On aurait pu, enfin, prévoir sur le papier la création du corps expéditionnaire bien plus tôt pour éviter les lenteurs de la bureaucratie française, point faible de son armée. Trochu le fit avec ses moyens, donc limités, dès la fin 1853.

Louis-Jules Trochu (1815-1896), colonel puis général de division sous le Second Empire français, puis chef d’Etat français de facto (1870-1871) car président du gouvernement de la Défense nationale

Le 19 mars 1854, le premier navire mit les voiles vers la Turquie pour que les Français s’établissent à Gallipoli. Le 23 mars, les Russes passèrent le Danube. Étant donné que la flotte française était déjà dans la mer Noire et nécessitait des ravitaillements, il ne restait plus que des bateaux à voile, dépendants entièrement du vent, et quelques vapeurs pour transporter le corps expéditionnaire français. Tous les navires furent réquisitionnés à cette fin. Certains voiliers furent remorqués pour rejoindre plus rapidement Gallipoli. Les forces armées, le matériel et les chevaux affluèrent vers Marseille. Il fallut réorganiser l’armée. Le ministre de la Marine et des Colonies, Théodore Ducos, se démenait. Il devait envoyer, en deux ans, 300 000 hommes et 40 000 chevaux à 3 000 kilomètres avec un volume de matériel et d’armement inédit. La France enverra, entre autres, 1 536 pièces d’artillerie, 2 130 000 projectiles d’artillerie, 70 millions de cartouches, 4 000 tonnes de poudre, 12 millions de litres de vin, 150 000 tonnes de foin, orge et avoine, 800 000 fers à cheval, 6 millions de clous à ferrer, …

Théodore Ducos (1801-1855), ministre de la Marine et des Colonies (1851-1855)

Saint-Arnaud, avant de partir pour Gallipoli en avril, demanda la création d’une cinquième division et recommanda le général Mac-Mahon, qu’il considérait compétent, pour la diriger. Saint-Arnaud ne fut pas écouté quant au choix du général. Celui-ci sera seulement agréé en 1855.

Source (texte) :

Gouttman, Alain (2006). La guerre de Crimée 1853-1856. France : Perrin, 444p.

Sources (images) :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois-Joseph_Ier (François-Joseph Ier d’Autriche)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fr%C3%A9d%C3%A9ric-Guillaume_IV (Frédéric-Guillaume IV de Prusse)

https://en.wikipedia.org/wiki/James_Whitley_Deans_Dundas (amiral James Dundas)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Eug%C3%A9nie_de_Montijo (Eugénie impératrice des Français)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Victoria_%28reine%29 (reine Victoria du Royaume-Uni)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Armand_Jacques_Leroy_de_Saint-Arnaud (Saint-Arnaud, maréchal)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Jules_Trochu (Trochu, colonel)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9odore_Ducos (Ducos, ministre de la Marine et des Colonies)

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