La guerre de Crimée (partie II) : vers la guerre (1853)

La guerre de Crimée (partie II) : vers la guerre (1853)

Rappel : Depuis Charlemagne (vers 800), la puissance franque puis française fut reconnue par les Musulmans comme celle à qui incombait la tâche de protéger les lieux saints et les chrétiens d’Orient. Cette tradition fut perpétuée par les croisades puis la signature des Capitulations de 1535 entre François Ier et Soliman le Magnifique. L’Empire ottoman renouvela à plusieurs reprises cette prérogative française. Avec le temps, la France en vint à ne protéger plus que les catholiques. Après la chute de Constantinople (1453), la Russie reprit le flambeau de chef de file de l’orthodoxie. Alors, lorsque la puissance russe émergea comme une puissance européenne au XVIIIe siècle, Saint-Pétersbourg s’évertua à établir un protectorat sur les orthodoxes de l’Empire ottoman, profitant du vide laissé par la France. Cette volonté se fit particulièrement jour, mais en des termes peu précis, avec le traité de Kutchuk-Kaïnardji (1774). Contrairement à la France vis-à-vis des Latins, la Russie entendait protéger les « Grecs » (orthodoxes) en menaçant la souveraineté ottomane sur ses sujets. Sur le terrain, Latins et Grecs luttaient pour contrôler les lieux saints. Or, Saint-Pétersbourg, qui avait tout à gagner de la chute de son rival séculaire ottoman, poussait les Grecs à la sédition. Dans cette lutte d’influence, surnommée affaire des Lieux saints, la Russie trouva aussitôt la France sur son chemin. De fait, la Russie espérait s’accaparer le Bosphore et ses détroits pour avoir accès à la Méditerranée. Cette ambition menaçait autant les intérêts français que britanniques. Les Ottomans, sur un déclin déjà consommé, ne pouvaient que compter sur une aide occidentale intéressée contre son dangereux et désormais trop puissant voisin russe. L’affaire des Lieux saints allait déboucher sur la guerre d’Orient.

La Russie peinait à demeurer spectatrice lorsque l’Empire ottoman semblait succomber toujours plus à la mainmise économique de l’Occident. Mais le tsar pouvait-il vraiment prétendre émanciper un peuple orthodoxe ottoman plus riche que le siens ? Malgré l’accord franco-russe du 22 avril 1853, entériné par les Ottomans le 4 mai, ce n’était que le début. Le 5 mai, Menchikov s’éloigna de Constantinople et imposa un ultimatum sous 5 jours : l’Empire ottoman devait signer la convention ou faire face à des sanctions. Constantinople rejeta le 10 cette remise en cause de sa souveraineté. C’est cet ultimatum qui allait tout changer.

En 1844, la Russie et le Royaume-Uni avaient discuté du partage théorique de l’Empire ottoman entre Londres et Saint-Pétersbourg. Si les Britanniques n’avaient fait que répondre par politesse, Nicolas Ier avait cru y percevoir une négociation sérieuse. Du 9 janvier au 21 février 1853, le tsar proposa alors clairement à l’ambassadeur britannique de partager l’Empire ottoman et d’occuper Constantinople. Il proposa l’Egypte aux Britanniques. Le tsar estima le soutien de l’Autriche garanti. Il est vrai que la Russie avait sauvé l’Empire d’Autriche lors d’un Printemps des Peuples particulièrement virulent en 1848-1849 en aidant Vienne à écraser la rébellion. Le roi de Prusse étant le beau-frère du tsar, on pouvait également compter sur sa neutralité, sinon son soutien.

Mais les Britanniques n’avaient aucune intention d’obtenir, sûrement au prix d’une guerre contre une France dont la puissance semblait renouvelée, ce qu’ils pouvaient obtenir en attendant. Car l’emprise britannique sur l’Egypte ottomane se faisait toujours plus importante. Ainsi, le 23 mars, Londres refusa définitivement les projets du tsar. Nicolas se fit plus menaçant, en vain. Alors, après l’ultimatum de Menchikov du 5 mai et le rejet ottoman du 10, on pouvait s’attendre à une rupture brutale des relations diplomatiques. Il n’en fut rien. Menchikov ne souhaitait certainement pas rentrer sur un échec aussi complet. Il organisa un rendez-vous avec le Grand Vizir ottoman et lui fit à nouveau l’affront de ne pas se présenter. A la place, l’ambassadeur russe se présenta directement au sultan, qui venait pourtant de perdre sa mère et ne souhaitait voir personne. Le sultan accepta de le recevoir brièvement le 13 mai.

Un remaniement ministériel, sur lequel comptait Menchikov, fut décidé. L’ultimatum fut pourtant de nouveau rejeté lors d’un Grand Conseil le 17, par 42 voix contre 2. Le 18, Menchikov déclara la rupture des relations diplomatiques. Le 20, l’Autriche tenta une médiation ; Menchikov accepterait une « note à caractère obligatoire » et non plus une « convention ». Cela revenait exactement au même, Constantinople maintint son refus. C’est également le 20 mai que l’ultimatum russe du 5 parvint au Royaume-Uni. Londres tombait des nues ! Ainsi les Russes qui se voulaient apaisants avaient menti ? La volte-face britannique fut immédiate. A Londres, l’Entente cordiale avec la France revint à la mode. Le 27, le Royaume-Uni assura l’Empire ottoman de son soutien avec la France. Le 31, la France dut même tempérer l’ardeur toute nouvelle de son voisin d’outre-manche en incitant l’Empire ottoman à adopter une attitude apaisante.

Nesselrode, chancelier russe et diplomate, essaya alors de dédouaner son pays en publiant le 31 mai une circulaire affirmant que la Russie ne revendiquait rien de plus que ce que lui accordait le traité de Kutchuk-Kaïnardji de 1774. Mais c’est nier l’existence du traité de Londres, bien plus récent car datant du 13 juillet 1841, qui plaçait l’Empire ottoman sous la garantie des cinq puissances signataires (Russie, France, Royaume-Uni, Autriche, Prusse), empêchant justement tout acte unilatéral. C’était une manière parfaite de s’attirer les foudres de l’opinion publique ainsi que de l’Autriche et de la Prusse. La Russie avait sauvé l’Autriche en 1848 pendant le Printemps des Peuples, bâtissant une solide alliance ? Peu importe, Vienne ne se sentait pas l’obligée de Saint-Pétersbourg. Le roi de Prusse était le beau-frère du tsar ? C’était insuffisant pour conserver le soutien de Berlin.

Prémices de la guerre de Crimée (juin 1853)

Le 2 juin, ordre fut donné à la flotte britannique de quitter Malte pour rejoindre son homologue française en mer Égée. Les 13 et 14 juin, la flotte franco-britannique mouillait dans les Dardanelles. Le tsar s’était trompé sur la robustesse de l’Empire ottoman, sur les bons sentiments du Royaume-Uni, de l’Autriche et de la Prusse, sur l’impossibilité d’un accord franco-britannique et sur la force de la France. Le 17 juin, l’Empire ottoman rejeta la sommation russe du 31 mai, réaffirmant, sur conseil occidental, être prêt à reconnaître des privilèges aux orthodoxes mais pas une souveraineté étrangère. En sus des troupes russes en Bessarabie à la frontière des principautés danubiennes, Saint-Pétersbourg déploya une grande activité à Odessa et Sébastopol. La Russie acheta du bois, ce qui laissait envisager la construction de ponts permettant à l’armée d’enjamber le Pruth puis le Danube. La marche vers la guerre semblait inéluctable.

Tout ça en partie parce que des moines latins possédaient la clé de la grande porte de l’église de Bethléem et avaient le droit de prier dans l’église de la Vierge. Le 3 juillet 1853, 70 000 Russes marchèrent à « la défense de la foi orthodoxe », enjambèrent le Pruth – donc la frontière – et occupèrent la Moldavie ainsi que la Valachie. Ces principautés danubiennes possédaient une grande autonomie mais on ne pouvait nier qu’elles faisaient encore partie de l’Empire ottoman. Aux yeux de l’Europe, cette action était donc un casus belli. Les Russes, eux, disaient ne prendre qu’un gage matériel. Saint-Pétersbourg prétendait même n’avoir à cœur que de rétablir l’équilibre après l’arrivée de la flotte franco-britannique en eaux turques. Or, la présence de ces navires n’avait vocation qu’à rétablir l’équilibre après que des forces armées russes se sont établies à la frontière des principautés pour appuyer l’action de Menchikov.

L’invasion des principautés était donc un déséquilibre dangereux de plus et non un rééquilibrage. Mais le sultan Abd-ul-Medij, sur conseil de ses alliés occidentaux, ne répondit pas par la guerre en juillet. Il se contenta de protester. Paris avait encore une carte à jouer : Napoléon III proposa une conférence. Le 1er juillet 1853, juste avant le franchissement du Pruth par les Russes, l’empereur des Français, avec l’accord de Londres, avait proposé un texte pour régler le différend. De par sa position géographique et diplomatique, c’est l’Autriche qui eut à traiter la proposition. La conférence de Vienne, rassemblant toutes les puissances (France, Royaume-Uni, Autriche, Prusse) hormis les deux concernées (Russie, Turquie), venait de se former.

L’Autriche, de fait, menacée par la progression des mouvements nationaux en son sein, ne pouvait accepter un accroissement de la puissance russe en orient. Pas plus que cette puissance principalement danubienne et balkanique ne pouvait accepter un contrôle russe de la mer Noire ou, pire, de Constantinople. Qu’importe les bonnes relations austro-russes, le jeune empereur François-Joseph devait garder intacte l’autonomie ou l’indépendance des principautés danubiennes. Ce n’était pas un hasard si la conférence de la dernière chance prenait place en Autriche. Napoléon III avait bien l’intention d’impliquer Vienne pour l’arracher à la Russie. Le 31 juillet, les négociations prirent fin à Vienne, on accepta le texte français maintes fois modifié à l’unanimité. Le 3 août, le tsar accepta à la condition que pas une virgule ne soit changée. En Europe, ce fut l’euphorie.

Mais alors que les cabinets se félicitaient, l’Empire ottoman rejeta le texte le 20 août, à moins qu’on y apporte trois modifications. Après tout, l’Empire ottoman donnait son avis en dernier, chose humiliante, et devait accepter un texte auquel le tsar avait immédiatement donné son accord ? Quelque chose n’allait pas.

L’ambassadeur russe à Vienne se trouvait être le beau-frère du diplomate autrichien qui négociait en partie le texte. On pouvait ainsi douter de l’impartialité de l’Autrichien. Mais il y avait plus. Constantinople ne protestait pas pour rien. Ces trois modifications, méprisées par les Occidentaux qui se lamentaient du refus ottoman, étaient pourtant cruciales. Le sujet était toujours le même : le sultan refusait que les décisions prises quant aux orthodoxes ottomans fasse l’objet d’un acte bilatéral russo-turque. Car la note de Vienne, à force de modifier le texte de Napoléon III, avait fini par s’aligner sur l’ultimatum de Menchikov du 5 mai ! On souhaitait tant l’accord russe qu’on en avait oublié les intérêts ottomans. Ce n’était pas un hasard si le tsar s’était empressé d’avaliser le texte à condition que rien n’y soit changé.

Dès lors, la position des alliés de l’Empire ottoman était bien délicate. Alors que la conférence de Vienne se remettait au travail, que pouvaient répondre Paris et Londres au chancelier Nesselrode qui leur faisait remarquer le 7 septembre que le tsar avait accepté sans modifier une virgule un texte préparé par les alliés de l’Empire ottoman ? Nicolas Ier passait pour l’accommodant. Le tsar, sentant la paix vaciller, s’en alla renforcer ses relations avec l’Autriche et la Prusse. L’accueil fut faussement chaleureux en Autriche, prélude à la plus cruelle des désillusions qu’aurait à subir le tsar ; la Prusse ne montra quant à elle que peu d’enthousiasme. La diplomatie ayant échoué, le sultan rassembla le Grand Conseil pour décider de la paix ou de la guerre. C’est que, dans l’Empire ottoman, l’occupation russe des principautés déchaînait les passions. On pouvait craindre un renversement du pouvoir si aucune riposte n’était décidée.

Charles Robert de Nesselrode (1780-1862), chancelier et ministre des Affaires étrangères russe.

Le Grand Conseil vota par 160 voix contre 3 en faveur de la guerre. La décision fut confirmée le 29 septembre 1853. Le généralissime Omer-Pacha envoya un ultimatum aux Russes le 8 octobre : ils devaient quitter les principautés danubiennes sous 15 jours, sinon la guerre serait déclarée. Mais que pouvait désormais Nicolas Ier, entrainé par son peuple ? Le tsar avait invoqué auprès de ce peuple si pieux des justifications religieuses. Aucun recul n’était possible. Le sultan ouvrit les détroits car en état de guerre, suivant en cela la convention des Détroits : les flottes alliées s’établirent dans le Bosphore, proche de Constantinople, le 13 novembre. La position des alliés et surtout de la France était claire : les puissances maritimes allaient défendre Constantinople mais il appartiendrait aux Ottomans d’assumer seuls les conséquences d’une guerre offensive.

Omer Pacha Latas, né Mihajlo (Michel) Latas (1806-1871), munchir de l’Empire ottoman

L’Empire ottoman ne pressait pas à la guerre et on connaissait sa lenteur. La Russie assurait elle que, n’ayant pas déclaré la guerre, elle ne tirerait pas non plus le premier coup de feu. Et puis, il y avait déjà eu tant de guerres russo-turques qu’on savait que les hivers interrompaient davantage les opérations que les actions décisives. Et l’hiver arrivait justement, le temps de la diplomatie n’était pas révolu. Deux jours après l’échéance de l’ultimatum ottoman, le 25 octobre 1853, Omer-Pacha engagea pourtant une flottille russe remontant le Danube. Dans la nuit du 27 au 28, les Ottomans s’emparèrent du petit fort Saint-Nicolas sur le front asiatique, aux abords du Caucase.

Ces succès étaient dus à l’effet de surprise mais ils enlevaient tout de même un fort au nom du tsar et coulaient le navire qui avait transporté Menchikov. Du reste, les troupes ottomanes en Asie présentaient de graves défauts. Ils étaient, en réalité, totalement surclassés par les Russes qui, d’ailleurs, les écrasèrent par trois fois en un mois à partir de la mi-novembre.

Les premières offensives de la guerre, sur le fort Saint-Nicolas à l’est et sur le Danube à l’ouest

Sur le Danube, en revanche, le muchir (maréchal) Omer-Pacha était un talentueux chef de guerre doublé d’un fin politique et menait une troupe de bien meilleure qualité. Fin politique, Omer-Pacha prouva qu’il en était un en massant ses troupes à proximité de la frontière autrichienne pour lui rappeler son devoir de chasser les Russes des principautés danubiennes. En intelligent militaire, Omer-Pacha adopta une posture défensive efficace et organisa des assauts limités sur le Danube pour déstabiliser une armée russe peu préparée, dont les lignes étaient trop étirées et les effectifs trop faibles. C’est que Saint-Pétersbourg ne voulait justement pas faire peur à Vienne en massant trop d’hommes sur le Danube. Les Russes pensaient aussi que l’armée ottomane s’effondrerait au premier choc. Or, on l’a vu, les hommes d’Omer-Pacha, bien que mal nourris, sans médecins ni médicaments, avec peu d’officiers efficaces, encore moins de sous-officiers, montraient une force surprenante.

Suite de la guerre et attaque sur Sinope

Le 30 novembre, une flotte russe fit irruption devant Sinope, à l’autre bout de la mer Noire. Une flotte ottomane y mouillait. Elle fut rasée sans peine, prouvant l’efficacité encore méconnue de l’artillerie moderne, en particulier contre une flotte en bois sans blindage. Mais les Russes rasèrent également le port et une bonne partie de la ville. L’opinion publique européenne fut émue par la nouvelle, avilissant la Russie. Cette opération avait effectivement été orchestrée (puis célébrée) par le commandement russe. Mais pour les cabinets européens, c’était surtout la preuve que la Russie ne tenait pas parole : elle n’était pas restée sur la défensive. La Russie se justifia en précisant rester sur la défensive sur le Danube, non sur la mer Noire. La guerre avait bel et bien débuté.

Source (texte) :

Gouttman, Alain (2006). La guerre de Crimée 1853-1856. France : Perrin, 444p.

Sources (images) :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_de_Crim%C3%A9e (cartes des débuts de la guerre)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Robert_de_Nesselrode (Nesselrode)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Omer_Pacha (Omer Pacha)

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