La guerre civile russe (partie III) : d’un été à l’autre (1918-1919)

La guerre civile russe (partie III) : d’un été à l’autre (1918-1919)

Rappel : l’année 1918 avait piteusement commencé pour les Rouges. L’insurrection blanche en Finlande s’était muée en guerre civile au désavantage flagrant des bolchevicks. L’insurrection indépendantistes des petliouristes en Ukraine avait également repoussé les Rouges qui en prenaient possession. Pire, le traité de paix de Brest-Litovsk avec les puissances centrales avait vu les bolchevicks céder sur toute la ligne en mars. Les conséquences s’en firent sentir avec l’invasion allemande de l’Ukraine. Pour ne rien arranger, des légionnaires tchécoslovaques s’étaient mis en tête de rejoindre le front de l’ouest de la Première Guerre mondiale (en France, donc) en parcourant toute la Russie. Ils s’étaient emparés du transsibérien, voie ferroviaire stratégique auparavant tenue par les Rouges. De fait, ces légionnaires s’étaient alliés avec les Blancs et trouvèrent un intérêt à menacer les bolchevicks. Enfin, les S-R s’étaient soulevés. A l’été 1918, la situation, dans cette guerre civile russe, semblait désespérée pour Lénine.

Intervention limitée, pour des puissances étrangères intéressées

Au nord-ouest, à Arkhangelsk, les franco-britanniques, avec des Italiens, des Polonais et des Serbes débarquèrent le 2 août 1918. Le Soviet de Mourmansk fut alors renversé et une armée se forma sous les ordres du britannique Pool. Tout au sud, Bakou était menacée par les Britanniques dans le Caucase. Le gouvernement bolchévique envoya des hommes qui devaient passer par Tsaritsyne sur le chemin. Un certain Staline, en charge de Tsaritsyne (ville qui portera bientôt son nom), retint les soldats. C’est que, dans le Caucase, deux vieux et bons généraux dirigeaient les bolchéviques (Chaoumian et Djaparidzé), Staline ne les aimait pas, il les priva donc de renforts. De ce fait, Bakou tomba en août.

Les Britanniques furent sans pitié avec les commissaires du peuple. Au demeurant, ces mêmes Britanniques n’étaient pas venus à Bakou pour l’air pur des montagnes mais plutôt pour l’or noir : le sol regorgeait de pétrole, une ressource qui devenait stratégique. Le 1er juin 1918, les mencheviks proclamèrent l’indépendance de la république socialiste de Géorgie qui se retrouva sous la coupe des Allemands.

Makhno sort les paysans de l’effroi, l’éveil d’une troisième voix

Nestor Makhno (1888-1934), créateur de l’armée verte anarchiste

Il est temps de faire entrer dans la danse un autre protagoniste important : Nestor Makhno. Ce paysan ayant vécu dans la misère, orphelin très jeune, berger à 7 ans, restera le plus célèbre meneur des armées dites « Vertes », c’est-à-dire des armées de paysans. Il sera également l’un des rares à survivre à cette guerre. Makhno appréciait peu l’occupation allemande brutale en Ukraine. Les Allemands utilisaient, de fait, l’Ukraine pour leur effort de guerre : la Première Guerre mondiale était toujours d’actualité à l’ouest ! On l’a dit, Berlin avait besoin des ressources ukrainiennes. En juillet 1918, Makhno avait ainsi pris pour ennemis les Allemands, les Autrichiens, les hommes de l’Haïdamak (armée du fantoche de l’ataman Skoropadsky) mais également les commandos punitifs des grands propriétaires terriens. Ces grands propriétaires, dépouillés de leurs terres par les paysans en 1917, qui récupèrent enfin leurs biens avec l’occupation allemande.

Les Blancs et l’aide internationale, qu’importe la guerre mondiale

Louis Franchet d’Espérey (1856-1942), maréchal de France

Le 30 août, une sympathisante S-R blessa Lénine de deux balles à Petrograd. Le 2 septembre, les bolchéviks déclarèrent « camp militaire unique » la Russie bolchévique. La situation était alarmante. Début novembre, les Français s’entendaient avec Denikine pour soutenir massivement l’effort Blanc. Une attaque se préparait depuis l’Ukraine pour atteindre Moscou et Petrograd. Les généraux français Franchet d’Esperey et Berthelot assurèrent l’assistance franco-serbe. Par ailleurs, la famine menaçait réellement la Russie, à partir de l’été 1918. Et ce, d’autant plus pour les Rouges qui voyaient leur territoire se réduire comme peau de chagrin autour des capitales administrative (Petrograd) et commerciale (Moscou).

A partir de septembre 1918, les Blancs massacrèrent l’Armée rouge dans le Caucase. Cette dernière était sévèrement atteinte par une épidémie du typhus. Wrangel mena les Blancs à la victoire et se révéla impitoyable avec les officiers rouges. De ce fait, il recrutait dans ses rangs quelques soldats rouges effrayés … Mais pour combien de temps ? La plupart déserteront rapidement. Du reste, Wrangel et ses hommes avaient capturé un long convoi rouge, ils ne pouvaient l’acheminer au nord, ils décidèrent donc de le piller. Un peu plus au nord, les Rouges, sous Vorochilov et également Staline, défendaient Tsaritsyne. Ils furent encerclés par les Cosaques et évacuèrent la ville le 18 septembre 1918.

Dès juin, le général Blanc Ioudenitch, resté à Petrograd, avait engagé des négociations avec les Allemands. Le 10 octobre, un accord fut trouvé. Ioudenitch mènerait l’armée des Volontaires du nord, appelée « armée monarchiste du nord », vers les états Baltes. Les Allemands promettaient de fournir tout : argent, équipement et même hommes en les personnes des prisonniers russes encore détenus par les Allemands. Nous étions un mois avant la fin de la Première Guerre mondiale.

L’Ukraine libérée, prisonnière des ambitions croisées

Makhno attaqua un convoi allemand dès octobre 1918. Cette attaque lui vaudra d’être traqué et encerclé par les Allemands contre lesquels il perdit 200 hommes le 15 novembre. Seulement l’Empire Allemand venait de signer l’armistice le 11 novembre 1918 à l’ouest, mettant un terme à la Grande Guerre et, partant, à l’occupation de la Pologne, de l’Ukraine et des pays Baltes. Les bolchevicks déclarèrent le traité de Brest-Litovsk caduque le 13 et l’Armée rouge passa la frontière le 17. Les Allemands détalaient sans combattre. En novembre 1918, les franco-britanniques débarquèrent des troupes à Odessa et Sébastopol.

L’amiral Koltchak en Sibérie, la motivation par les dettes de la Russie

Amiral et explorateur Alexandre Koltchak (1874-1920)

Simultanément, en Sibérie, l’amiral Koltchak prenait le pouvoir. Revenons légèrement en arrière. En Sibérie, à la mi-juin 1918, les S-R avaient proclamé à Omsk un Directoire. La région était alors sous la coupe des légionnaires tchécoslovaques. Or, du temps de l’empire, cette région n’avait pas connu le servage. De ce fait, les paysans n’avaient pas eu besoin de racheter leurs terres après son abolition de 1861 et étaient plus aisés. De plus, des minorités cosaques habitaient en Sibérie. Les Cosaques se rangeant plus généralement du côté des Blancs, cette région sibérienne pouvait devenir un puissant siège des Blancs à la première étincelle. Celle-ci vint de l’amiral monarchiste Koltchak. De retour en Russie, en particulier à Omsk, Koltchak fit arrêter tous les membres du Directoire le 18 novembre 1918 et prit le pouvoir.

Son objectif premier était d’anéantir les Bolchéviks. Le 27 novembre, il reconnut les dettes extérieures russes. C’est que, possédant une bonne part du trésor russe (saisi par les légionnaires tchécoslovaques), il avait le moyen de les payer. De fait, reconnaitre les dettes extérieures du gouvernement russe signifiait que s’il l’emportait, la Russie payerait ses créanciers internationaux. Pas étonnant, dès lors, de voir les nations concernées s’empresser de le soutenir et de lui envoyer quantité de matériel. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France et le Japon lui fournissaient plus de 670 000 carabines, au moins 320 000 équipements, plus de 200 automobiles, 30 avions, plus de 500 millions de cartouches, plusieurs centaines de canons, plusieurs milliers de mitrailleuses, des uniformes … De quoi équiper 400 000 soldats ! En échange, Koltchak envoya par Hong-Kong 184 tonnes d’or.

Les périls de fin d’année, les rouges condamnés ?

Début décembre, Koltchak passa à l’attaque et parvint à 1 000 km de Moscou avec la chute de Perm le 24 décembre. Les Blancs de l’amiral Koltchak avaient laminé une 3ème Armée rouge rongée par l’alcoolisme ; si bien que Dzerjinski et Staline furent envoyés sur place. Ils condamnèrent à la pelle.

Le 13 janvier 1919, le général britannique Miller débarqua à Arkhangelsk et instaura une dictature. Il dirigeait 20 000 hommes. Le nord-ouest était fermement tenu par les Blancs et les puissances internationales.

Les Rouges connaissaient une situation critique et auraient pu disparaitre avant 1919. Pourtant, ils pouvaient se targuer du soutien des paysans qui acceptaient certes mal les réquisitions du régime bolchévique mais refusaient catégoriquement un retour de la monarchie : menace que seuls les Blancs faisaient peser sur leur futur. Les paysans appuyaient donc les Rouges, par dépit. Fin 1918, une menace pesant sur les Rouges s’atténua : au sud, l’armée des Volontaires (dobrarmia en russe) versa dans le pillage et l’alcoolisme. Si bien qu’elle écopa d’une nouvelle appellation : grabarmia, l’ « armée des pillards » en russe.

L’armée anarchiste est une faction à part, quand les Verts sont Noirs

Pavlo Skoropadsky (1873-1945), Hetman d’Ukraine

En Ukraine, avec le départ des Allemands, provoqué par la fin de la Première Guerre mondiale le 11 novembre 1918, venait la chute de Skoropadsky. Le nationaliste ukrainien Petlioura, qu’on a déjà croisé en 1918, proclama un directoire dont il était le chef, le 14 novembre. Le 14 décembre, les petliouristes entraient dans Kiev. L’Ukraine était alors partagée entre petliouristes à l’ouest et Rouges (majoritairement du moins) à l’est. L’armée de Petlioura, avec celle de Makhno qui se formait simultanément, également en Ukraine, étaient les premières armées dites vertes. Par ailleurs, Makhno attaqua le 26 décembre 1918 la ville d’Ekaterinoslav avec les Rouges. Les makhnovistes et les Rouges s’emparèrent de la ville, défendue par des petliouristes. Les vainqueurs pillèrent la ville.

L’Ukraine était en passe de tomber dans l’escarcelle des Rouges en début 1919 jusqu’à ce que les paysans soient irrités par les réquisitions communistes. Des officiers « rouges » formèrent des insurrections « vertes ». Les armées vertes se développèrent ainsi en réaction aux pillages des Blancs et aux réquisitions des Rouges. Du fait de mobilisations rouges incessantes, les désertions devinrent nombreuses. Dans cette guerre civile, les changements de camp étaient monnaie courante.

Prenons pour exemple l’ataman Grigoriev. Cet homme fut successivement au service de la Rada centrale d’Ukraine, de Petlioura, des Rouges et finit par diriger une armée « verte » (en réalité des mercenaires) qui fusionna bientôt avec l’armée verte makhnoviste. Il finit là sa course car Makhno feignant de s’entendre avec lui pour incorporer ses hommes dans son armée, ne tarda pas à la trahir en l’exécutant d’une balle dans la tête. Makhno se retrouvait ainsi à la tête de 20 000 hommes. Aucune cohésion ne régissait les différentes armées vertes.

L’Ukraine entre interventions extérieures, Rouges, Blancs, Noirs et Verts, l’envers de la guerre

Des insurrections se déclenchaient partout en Ukraine contre les Rouges durant l’été 1919. Du reste, les instructionnistes étaient favorables à l’état bolchévique, mais opposés aux bolchéviks et aux communistes. Denikine, chef Blanc, progressait avec ses hommes vers Odessa en juin et juillet 1919. Les Rouges perdaient prise en Ukraine. Pire, les Alliés s’apprêtaient à débarquer des troupes à Odessa en août, plaçant les Rouges dans une délicate situation.

Dans cette guerre, on ne pouvait se fier à personne. Les soldats changeaient de camp ou refusaient de se battre contre tel ou tel adversaire. Alors menacés par les makhnovistes, certains rouges refusaient de combattre Makhno, d’autres, d’anciens soldats de Grigoriev (que Makhno avait fait assassiner), vouaient à ce dernier une haine viscérale. Pour ne rien arranger, le typhus faisait des ravages. Les malades, comme les blessés d’ailleurs, n’avaient que très peu de chances de s’en sortir. Les Rouges n’avaient presque aucun médecin, la plupart étant chez les Blancs. Les Alliés considéraient toujours les Russes comme de la chair à canon et ne s’échinaient donc pas à leur fournir des médicaments.

Pour qui sonne le glas

Koltchak, de son côté, contrôlait un large territoire du pacifique à l’Oural. Il tenait surtout fermement la Sibérie. Koltchak était à la tête de 137 500 hommes, équipés de 352 canons et 1 361 mitrailleuses. L’Armée rouge, elle, alignait 125 000 hommes avec 422 canons et 2 085 mitrailleuses. Koltchak manquait d’officiers et doutait de la fidélité de ses troupes mais lança tout de même son offensive en mars 1919. Il attaqua simultanément Samara et Simbirsk au sud, ainsi que Viatka et Vologda plus au nord. Le but, au nord, était d’opérer une jonction avec les Britanniques de Miller établis à Arkhangelsk. Ceux-ci, pourtant, ne cherchaient pas à se battre.

Nikolaï N. Ioudenitch (1862-1933), général blanc du Nord-ouest (1919)

Ioudenitch, général blanc qu’on avait quitté lorsqu’il préparait une attaque sur Petrograd avec les Allemands, avait été bien obligé de modifier ses plans. Pourtant, sa cible demeurait, seuls les délais avaient changé. Il attaqua, ou plutôt aida un général blanc à le faire, le 13 mai 1919 en direction de Petrograd. Ioudenitch eut bien du mal à organiser l’offensive mais parvint à faire douter Lénine qui décida d’abandonner Petrograd. Trotsky s’y opposa et Staline se rangea du côté de ce dernier, ce qui est assez rare pour être souligné. En plus de l’offensive, Petrograd criait famine. Les Estoniens se rallièrent à Ioudenitch. Petrograd apparaissait enfin à l’horizon. La garnison rouge du fort de Krasnaia Gorka passa aux Blancs. Une offensive rouge tenta avec acharnement de reprendre la place forte, en vain. Staline procéda à des exécutions massives. Le 22 juin, l’Armée rouge débuta enfin une contre-attaque et repoussa l’offensive.

Carte de la guerre civile, ligne jaune : territoire Rouge fin 1918, ligne bleue : progression maximale des armées blanches (1919)
Alexandre Dénikine (1872-1947), général blanc de l’Armée des Volontaires

Le 29 juin 1919, Wrangel, sous les ordres de Dénikine, prit Tsaritsyne. Les Blancs utilisaient pour la première fois des tanks, fournis par les Alliés. Dénikine ordonna alors de marcher sur Moscou. Il craignait néanmoins de s’aliéner la population à force de piller. Il prit des mesures mais aucune ne put juguler cette pratique. Dénikine au sud, Ioudenitch à l’ouest, Koltchak à l’est. Simultanément, Trotsky était fragilisé dans sa légitimité. Lénine tentait tant bien que mal d’organiser sa défense. Du reste, l’offensive de Dénikine semblait irrésistible, tout comme celle d’Ioudenitch qui, au même moment, menaçait Petrograd. Pareille à l’armée de Koltchak, l’armée des Volontaire de Dénikine, par ses pillages et ses violences, semait pourtant le fruit de sa future ruine.

Sources (texte) :

Marie, Jean-Jacques (2015). Histoire de la guerre civile russe 1917-1922. Paris : Tallandier, 430p.

Keegan, John (2005). La Première Guerre mondiale. Paris : Perrin, 570p.

Sumpf, Alexandre (2017). La Grande Guerre oubliée. Paris : Perrin, 608p.

Sources (images) :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Nestor_Makhno (Makhno)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Franchet_d%27Esp%C3%A8rey (Franchet d’Espérey)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Koltchak (Koltchak)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Pavlo_Skoropadsky (Skoropadsky)

https://en.wikipedia.org/wiki/Nikolai_Yudenich (Ioudenitch)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_civile_russe (carte de la guerre civile en 1919)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Anton_D%C3%A9nikine (Dénikine)

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