La guerre civile russe (partie IV) : défaite des Blancs et guerre russo-polonaise (1919-1920)

La guerre civile russe (partie IV) : défaite des Blancs et guerre russo-polonaise (1919-1920)

Rappel : de l’été 1918 à l’été 1919, la situation était restée alarmante pour les Rouges dans la guerre civile russe. Les puissances internationales se rangeaient progressivement du côté des Blancs en soutenant Dénikine et Wrangel au sud (Ukraine) et en débarquant à Mourmansk et Arkhangelsk au nord. Pire, les Allemands, qui avaient déjà aidé la Finlande et envahi l’Ukraine, entendaient soutenir Ioudenitch et son assaut depuis les pays Baltes vers Petrograd. La défaite allemande dans le contexte de la Première Guerre mondiale, en novembre 1918, ajourna l’offensive d’Ioudenitch et laissa l’Ukraine vulnérable. Le gouvernement fantoche pro-allemand de Skoropadsky n’y survécut pas, assailli par les forces nationalistes indépendantistes des petliouristes, les Rouges, les Blancs mais également les armées paysannes, dites armées Vertes. Parmi ces dernières, l’armée anarchiste noire de Makhno, se démarquait par sa pugnacité. Les Verts étaient inconstants, avec ou contre les Rouges selon les intérêts. En Sibérie, l’amiral Koltchak, nouveau leader blanc, prit le pouvoir. Il promettait de rembourser les dettes. Partant, il bénéficiait du soutien international. Ainsi, l’été 1919 venu, l’étau blanc se resserra autour du territoire bolchévique. Les offensives d’Ioudénitch au nord-ouest, Dénikine au sud ainsi que de Koltchak et de la Légion Tchécoslovaque à l’est faisaient vaciller le pouvoir rouge.

Par un discours en janvier 1918, le président américain Woodrow Wilson avait annoncé son programme en Quatorze points. Il y promouvait le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cette ouverture politique renforça les revendications de plusieurs peuples de l’ancien Empire russe. Si les Républiques caucasiennes sont un exemple concret du succès de ces revendications, il n’en allait pas de même pour l’Ukraine. Pourtant, nombre des points de Wilson avaient été repris dans le traité de Versailles le 28 juin 1919. Mieux, l’Ukraine s’était déclarée indépendante le 23 juin 1917. Un temps ombragée par l’occupation allemande et l’état fantoche de Skoropadsky, commencé le 29 avril 1918 et tombé le 14 décembre, elle avait même trouvé avec Petlioura une légitimité dès février 1919.

Internationalement, la question faisait débat. La France désirait piller la Russie méridionale, dont la riche Ukraine ; le Royaume-Uni hésitait encore à démembrer la Russie ; tandis que les Etats-Unis étaient partisans d’une Russie forte et unie, pour faire contrepoids au Japon impérial dont la montée en puissance inquiétait Washington. Pour le moment, l’Ukraine, partagée entre indépendantistes, Rouges, Blancs et Verts, luttait pour sa survie. La France, elle, soutenait allègrement les Blancs de Russie méridionale. Ainsi, la France rendit, entre janvier 1918 et fin 1919, 12 000 prisonniers russes, anciens du CERF (groupe expéditionnaire russe envoyé pour se battre en France, arrêtés pour leur manque de discipline ou leurs idées révolutionnaires). Ces prisonniers étaient relâchés en Ukraine car la France espérait les voir rejoindre Dénikine pour faire tomber le pouvoir bolchévique. En réalité, ces hommes aspiraient simplement retourner à la vie civile.

Dès le 22 juin 1919, les bolchevicks avaient entamé une contre-attaque victorieuse à Petrograd. Ioudenitch fut repoussé en l’Estonie en août. Les forces blanches à l’est ne présentaient pas une meilleure situation : Koltchak fut repoussé à son tour en juillet. Les hommes de l’amiral avaient multiplié les pillages sur le territoire. Partant, ils s’étaient aliéné les paysans et en subirent les conséquences : les révoltes éclatèrent partout sur leurs arrières. Là résidait le facteur essentiel de l’échec de Koltchak. Au demeurant, les paysans ne passaient pas dans le camp des Rouges. Ils avaient momentanément des intérêts communs et en venaient à combattre le même adversaire, rien de plus. Koltchak écarté, la menace provenant du sud restait préoccupante. Pire, Dénikine et Ioudenitch s’étaient entendus pour mener une offensive coordonnée en octobre. Le danger au sud persistait, celui au nord-ouest renaissait de ses cendres.

Avant d’aller plus loin, relativisons l’idée d’un terrible encerclement qu’auraient subi les bolchevicks durant l’été 1919. S’il est évident que la situation militaire et l’approvisionnement en nourriture n’étaient pas reluisants, il ne faut pourtant pas oublier la porosité du front. L’encerclement est tout à fait théorique, chose que le raid d’un certain Mamontov tend à prouver. Ce dernier, rouge, traversa en août avec sa troupe le front sur 700km sans jamais rencontrer les adversaires que, du reste, il prenait soin d’éviter.

Alors que l’offensive de Dénikine, au sud, prenait l’aspect d’une imparable marche vers les capitales russes, le territoire se dérobait à son contrôle. Pareils à leurs homologues de l’est, les paysans de la Russie méridionale, irrités des pillages, s’insurgeaient sur ses arrières. Makhno, proche des Rouges depuis décembre 1918, désorganisa et terrorisa totalement les dénikistes. Néanmoins, Trotsky se méfiait de l’anarchiste. Pourtant, les interventions de Makhno furent salvatrices pour l’Armée rouge qui tombait en lambeaux. L’anarchiste n’avait de cesse de capturer des villes blanches avec d’importants stocks indispensables à l’effort de guerre de Dénikine.

Léon Trotsky (1879-1940), commissaire du peuple pour les Affaires étrangères (1917-1918) puis pour l’Armée (1918-1925)

L’armée des Volontaires, s’étant emparée d’Orel le 13 octobre 1919, menaçant directement Moscou, atteignait là le pic de sa progression. Les insurrections paysannes, les actions de Makhno et la contre-offensive des Rouges allaient avoir raison des projets de Dénikine. Le 19, l’effort d’Ioudenitch s’essoufflait au nord-ouest. Trotsky contre-attaqua l’armée blanche parvenue à 30km de Petrograd. Celle-ci se trouvait être désorganisée : tous les généraux d’Ioudenitch voulaient entrer en premier dans la capitale. Le 1er novembre, Ioudenitch ordonna la retraite vers l’Estonie. Son armée allait y être évacuée par les Britanniques. Après Koltchak à l’est, c’était d’Ioudenitch qui disparaissait au nord-ouest. Le général se retira en France, loin des affaires.

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Piotr Wrangel (1878-1928), commandant en chef des armées blanches du sud

Au sud, l’armée des Volontaires reculait partout. Le 8 décembre 1919, Dénikine connaissait sa dernière réelle victoire contre Makhno en reprenant Ekaterinoslav. L’armée makhnoviste était alors ravagée par le typhus. Le 11, Dénikine abandonna Kharkov. Makhno s’empara de Rostov-sur-le-Don. Le 7 février 1920, les Rouges reprirent Odessa. Ce reflux des Blancs vers la Crimée s’accompagna d’un changement dans le commandement ; Dénikine, qui avait échoué et fut écrasé en mars 1920, laissait le commandement au baron-général Wrangel. Celui-ci renomma l’armée des Volontaire « armée du Sud ». Dénikine quitta le pays.

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Malgré le rôle évident qu’avait joué Makhno dans les succès rouges, les tensions s’amplifièrent. Les Rouges demandèrent à Makhno de lutter contre les Polonais qui se faisaient menaçants à l’ouest. Makhno refusa de quitter son Ukraine natale. Il fut alors déclaré hors-la-loi. Wrangel en profita pour tenter de l’approcher, sans succès. Fin 1919, l’anarchiste était un acteur significatif : il commandait à 83 000 fantassins et 20 000 cavaliers, équipés de 1 500 mitrailleuses, soutenus par 7 trains blindés.

A l’extrême est, les Rouges s’emparèrent de Vladivostok. Les Japonais et les Russes (S-R, bolcheviks et menchéviques) cohabitèrent un temps. Koltchak, livré par les légionnaires tchécoslovaques lassés du conflit, fut condamné à mort et fusillé le 7 février 1920. Les Rouges, menacés de mort fin 1918 et de nouveau fin 1919 venaient, en quelques mois, de reprendre l’avantage. Les Japonais tentèrent bien de prendre le contrôle de Vladivostok les 4 et 5 avril mais échouèrent et abandonnèrent l’entreprise après deux jours.

Józef Piłsudski (1867-1935), chef de l’Etat polonais (1918-1920), premier ministre de Pologne (1926-1928 puis 1930)

Les bolchevicks n’étaient pas pour autant sortis d’affaire. C’est que la Pologne, nouvellement reformée, entendait profiter du bouleversement territorial de l’Europe après le traité de Versailles autant que du déchirement russe pour accaparer du territoire. Le chef polonais, Pilsudski, en accord avec le chef nationaliste ukrainien, Simon Petlioura, lança une grande offensive. Petlioura, au pouvoir en Ukraine depuis février 1919, ralliait la Pologne pour assurer l’indépendance de son pays. Par le traité de Varsovie, le 20 avril 1920, Pilsudski s’engageait à reconnaitre l’Ukraine alors que celle-ci lui cédait la Volhynie et la Galicie. Petiloura perdit par ce choix ses soutiens politiques et militaires. Les Polonais attaquèrent, le 25 avril, en Ukraine et en Biélorussie. Le gouvernement français fournit du matériel à Pilsudski. Jitomir tomba le 25, Moghilev le 28, Kiev le 6 mai. Arrivés dans la capitale ukrainienne, les Polonais dévoilèrent leur véritable ambition qui était de fédérer l’Ukraine, la Biélorussie, la Lituanie et la Pologne. C’était faire renaître l’ancien état de Pologne-Lituanie.

Iossif Vissarionovitch Djougachvili, dit Joseph Staline (1878-1953), dirigeant de l’URSS (1922-1953)

L’avance de Pilsudski paraissait irrésistible. Seulement les paysans n’acceptèrent pas la soudaine domination polonaise. L’Armée rouge contre-attaqua fin mai. Les Rouges, en Ukraine, avaient partagé en trois le commandement. Une partie relativement faible des effectifs était allouée à la défense face à Wrangel en Crimée. Le reste devait repousser les Polonais. Pour la partie sud du front, le général Iegorov et Staline menaient l’offensive avec pour objectif Lvov. Sur la partie nord du front, Toukhatchevsky dirigeait l’Armée rouge droit sur Varsovie. Début juillet, la ligne Curzon (c’est-à-dire peu ou prou la frontière russo-polonaise d’aujourd’hui) fut franchie par l’Armée rouge. Les Rouges ne trouvèrent aucun soutien dans cette Pologne pourtant encore russe six ans auparavant. L’esprit nationaliste prévalait chez les ouvriers et les paysans polonais. Trotsky désirait arrêter l’offensive. Lénine et Staline souhaitaient l’intensifier. Lénine pensait, à tort, qu’avancer jusque Varsovie provoquerait un soulèvement du prolétariat allemand. Il croyait encore à la révolution prolétarienne mondiale.

Mikhaïl Toukhachevsky (1893-1937), maréchal de l’URSS

Wrangel choisit ce moment pour lancer une inquiétante offensive contre les faibles forces rouges aux abords de la Crimée. Les bolchevicks consolidèrent les fronts. Pour ce faire, Toukhatchevsky devint l’unique commandant du front contre la Pologne, du moins en théorie. Dans la pratique, Toukhatchevsky demanda à Iegorov et Staline du renfort, ce à quoi Staline s’opposa catégoriquement. Perdre ainsi la 12ème armée (demandée par Toukhatchevsky) aurait refusé à Staline la capture de Lvov. Ce dernier ne signa pas l’ordre de transfert. Ce refus fut décisif : la contre-offensive de Pilsudski devant Varsovie fut une grande réussite. L’Armée rouge, plutôt que de se voir infliger une défaite, se vit infliger une débâcle : c’était le fameux « miracle de la Vistule » polonais. La conséquence fut sans appel : 40 000 prisonniers rouges et l’armistice puis la paix de Riga, signée le 18 mars 1921 par Moscou. La Pologne venait de vaincre la Russie et recevait l’ouest de la Biélorussie et de l’Ukraine en récompense. Des territoires que Staline, du reste, s’appliquera à reprendre lorsqu’il attaquera les arrières d’une Pologne envahie par l’Allemagne nazie en septembre 1939.

Alors que se jouait la guerre russo-polonaise à l’ouest, un nouveau foyer de tensions apparut de l’autre côté de l’empire, en Asie centrale. L’émir Alim-Khan s’élevait contre le pouvoir. La réponse fut rapide. Le 3 septembre 1920, des communistes ouzbeks et l’Armée rouge chassèrent l’émir Alim-Khan de Boukhara. Alim-Khan ne pouvait lutter, cette région n’était pas sortie du Moyen-Age et se défendait avec des arquebuses et des lance-pierres. Le mouvement dit « bashmatchi », né sous l’égide d’Alim-Khan ne fit que reculer toujours plus au sud jusqu’en Afghanistan.

Après une attaque en Tauride, Wrangel vit toutes les ressources bolchéviques converger vers lui. Rapidement, l’armée du Sud perdait ainsi ce qu’elle avait gagné durant l’été. Les fortifications du détroit de Perekop (c’est-à-dire l’isthme qui relie la Crimée à l’Ukraine) étaient très solides. Pourtant, si l’armée wrangélienne attaquait avec efficacité, elle était inapte lorsqu’il s’agissait de reculer ou de défendre des places fortes. Du 7 au 9 novembre 1920, les Rouges passèrent le mur de Perekop et commencèrent l’invasion de la Crimée. Les Blancs, le moral en berne, se rendaient massivement. Wrangel prévoyait déjà d’évacuer son armée par la mer Noire, ce qui dégrada davantage encore le moral de la troupe. Le 10 novembre, l’évacuation débuta devant l’inexorable progression rouge. Au total, 145 000 des 150 000 hommes de l’armée du Sud furent évacués avec l’aide des marines française, anglaise et américaine. L’armée du Sud s’installa proche de Constantinople. C’était la fin de la guerre pour les Blancs du sud et Wrangel.

La guerre civile entre Blancs et Rouges prenait ici fin. Mais la guerre civile en elle-même connaissait encore quelques péripéties.

Sources (texte) :

Marie, Jean-Jacques (2015). Histoire de la guerre civile russe 1917-1922. Paris : Tallandier, 430p.

Keegan, John (2005). La Première Guerre mondiale. Paris : Perrin, 570p.

Sumpf, Alexandre (2017). La Grande Guerre oubliée. Paris : Perrin, 608p.

Sources (images) :

https://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%A9on_Trotski (Trotsky)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Piotr_Nikola%C3%AFevitch_Wrangel (Wrangel)

https://fr.wikipedia.org/wiki/J%C3%B3zef_Pi%C5%82sudski (Pilsudski)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Staline (Staline)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Mikha%C3%AFl_Toukhatchevski (Toukhatchevsky)

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