La guerre civile espagnole et l’Espagne franquiste (partie X) : la Seconde Guerre mondiale, entre tentation et réalisme (1939-1945)

La guerre civile espagnole et l’Espagne franquiste (partie X) : la Seconde Guerre mondiale, entre tentation et réalisme (1939-1945)

Rappel : La fin de la guerre civile espagnole venue, Franco installa un pouvoir autoritaire et épura l’Espagne. Le pardon ne fut jamais une option. Nombre d’Espagnols s’exilèrent, surtout vers la France, qui fit ce qu’elle put pour les accueillir en catastrophe. Par la loi, la justice, la traque, l’emprisonnement, les exécutions sommaires, Franco élimina ou emprisonna tous ceux qui avaient montré des accointances avec la république depuis 1934 et n’avaient pas fui. Le Caudillo ne dirigea cependant pas un Etat fasciste, mais fit naître le national-catholicisme, s’appuyant sur la tradition et l’Eglise. Franco instaura un nouvel ordre moral en Espagne et se prépara à gouverner son pays alors que l’Europe plongeait dans le second conflit mondial.

La guerre civile espagnole prit fin le 1er avril 1939 et la Seconde Guerre mondiale commença – en Europe – le 1er septembre 1939. Franco avait redouté son déclenchement précoce, voulu par Negrin. Une guerre européenne aurait nécessairement poussé à une implication directe des puissances étrangères dans la guerre civile espagnole. Le Caudillo avait félicité Chamberlain d’avoir « sauvé la paix » lors de la conférence de Munich en 1938. Bien que proche de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie, qu’il leur savait gré de l’aide reçue, l’Espagne franquiste n’était pas en mesure d’entrer en guerre en 1939-1940. Le pays était exsangue, ruiné par la guerre, sa jeunesse fauchée, sa production agricole avait décru de 25% en 1939 par rapport à 1929, sa production industrielle de 30% sur la même période, 500 000 Espagnols étaient partis en exil, 270 000 autres croupissaient en prison (janvier 1940), le matériel ferroviaire était détruit à 40% et la famine menaçait, si bien que le rationnement était inévitable (il fut en place du 14 mai 1938 au 1er juin 1952). Dans ces conditions, Franco n’envisagea même pas de rentrer en guerre. Sans compter que l’Italie et l’Allemagne n’avaient pas besoin d’un allié affaibli qui pourrait faire des demandes à la table des négociations. Et puis, l’Allemagne ne venait-elle pas, le 23 août 1939, de signer un pacte de non-agression avec l’URSS communiste, pire ennemie du régime franquiste ? Puis de partager avec elle la Pologne, un pays catholique ? L’Espagne avait signé le pacte anti-Komintern avec les puissances de l’Axe le 27 mars 1939 et ce soudain rapprochement germano-soviétique avait nettement refroidi les relations germano-espagnoles. Enfin, Franco estimait que les armées allemande et française étaient les deux meilleures du continent. En 1939 et 1940, il pensait que la guerre avec la France serait longue et ne pouvait dire qui l’emporterait. La « drôle de guerre » le conforta dans cette idée. Surtout, Franco avaient d’autres soucis plus importants : la résistance à son pouvoir ou encore les conflits internes entre la Phalange et les militaires ou les monarchistes.

Partage de la Pologne entre l’Allemagne et l’URSS en 1939

Bien entendu, les choses changèrent avec la victoire éclair de l’Allemagne sur la France en mai – juillet 1940. Comme beaucoup en Europe, Franco considéra alors très probable la victoire finale de l’Axe. Entre juin 1940 et fin 1941, la tentation de l’intervention fut grande pour l’Espagne. C’était l’occasion de récupérer Gibraltar et surtout de s’emparer d’une partie des terres françaises d’Afrique du Nord (en particulier le Maroc). En juin 1940, Franco offrit à Hitler d’entrer en guerre. Pourtant, Hitler était alors au fait de sa puissance, s’attendait à la reddition prochaine du Royaume-Uni et, à plus forte raison, l’armistice avec la France. Sur le point de signer la paix avec Pétain, le Führer ne voulait pas fâcher les Français en permettant à l’Espagne de prendre du territoire français en Afrique. Qu’importe, Hitler n’avait, en juin 1940, par besoin de l’Espagne. Le Führer traita l’offre espagnole avec une certaine désinvolture. Plus jamais l’offre de Franco ne serait aussi directe.

Carte de l’Europe fin 1940 (la carte comporte deux erreurs : la Bulgarie ne rejoint l’Axe qu’en mars 1941 et la Bretagne fait partie de la zone occupée en France)

Suñer et Ribbentrop, chargés des affaires étrangères des deux pays, discutèrent en détail les conditions de l’entrée en guerre de l’Espagne. Franco voulait le Maroc ? L’Allemagne pouvait lui accorder mais avec des bases militaires allemandes le temps de la guerre, notamment aux Canaries, ce qui indigna Suñer et Franco. Le 23 octobre, juste avant la rencontre entre Hitler et Pétain à Montoir, le Führer rencontra Franco à Hendaye. Désormais, dans l’éventualité d’une entrée en guerre de l’Espagne, le Caudillo demandait, en plus du Maroc, l’Oranie et des terres d’Afrique occidentale ainsi que la livraison par l’Allemagne et l’Italie de quantités substantielles de blé, de pétrole et d’armes. C’est que ces denrées étaient pour le moment fournies par le Canada et les États-Unis, qui ne manqueraient pas de couper les vivres à l’Espagne si elle rejoignait formellement l’Axe. Or, l’Espagne faisait réellement face à une pénurie. La récolte de 1939-1940 était médiocre du fait de nombreux terrains agricoles de l’ancienne zone républicaine désormais désertée ; les importations d’engrais (phosphates et nitrates) étaient trop faibles (deux à trois fois inférieures à celles de 1931-1935). Enfin, il y avait 800 000 chômeurs en Espagne (deux fois plus qu’en 1936). Tous les conseillers de Franco étaient d’accord pour dire que choisir la guerre serait désastreux.

Rencontre d’Adolf Hitler et de Francisco Franco à Hendaye le 23 octobre 1940

Hitler, de son côté, faisait face à l’opiniâtreté du Royaume-Uni et n’était plus aussi sûr de lui arracher une capitulation. Il voulait, de ce fait, prendre Gibraltar. Mais il n’était pas prêt à payer le prix demandé par Franco. S’eut été s’aliéner la France dont la politique collaborationniste était très avantageuse pour Berlin. Rien ne fut décidé à Hendaye. Au même moment, Carrero Blanco, chef d’Etat-major adjoint de la Marine, rendit ses conclusions à Franco. Il était favorable à une entrée en guerre de l’Espagne à terme mais pas dans l’immédiat. Estimant la ténacité britannique susceptible de durer, Blanco conseillait une intervention espagnole après la perte, pour Londres, de sa position clé. Celle-ci étant, selon Blanco, non pas Gibraltar mais Suez. Blanco s’attendait également à la perte des Canaries en cas d’intervention espagnole. Franco proposa de nouveau son entrée en guerre le 30 octobre, aux mêmes conditions, sans que rien ne se passe.

Le 18 novembre 1940, Suñer trouva Hitler au Berchtesgaden. Le ton n’était plus le même. La préjudiciable offensive menée par l’Italie contre la Grèce le 30 octobre et qui tourna au fiasco début novembre ainsi que les sévères défaites de la marine italienne face à la Royal Navy britannique en Méditerranée à Tarente rendaient indispensable le verrouillage de la Méditerranée. Les Allemands se chargeraient de prendre Suez et Hitler souhaitait que l’Espagne s’occupe de Gibraltar. C’était l’opération Felix et les Allemands étaient prêts à passer la frontière espagnole pour aider Franco à atteindre cet objectif. Madrid opposa l’argument économique (alimentaire et énergétique) aux velléités de Berlin. Le Royaume-Uni, inquiet, s’empressa de laisser passer 150 000 tonnes de maïs argentin et 100 000 tonnes de blé canadien en direction de l’Espagne comme démonstration de bonne volonté. Hitler ne pouvait prendre le risque d’envahir l’Espagne pour obtenir satisfaction, une telle opération aurait été dangereuse, coûteuse et aurait immobilisé son armée alors qu’il s’apprêtait à secourir l’allié italien en Afrique du Nord (février 1941) puis dans les Balkans (avril 1941). Pourtant, le Führer fit pression sur l’Espagne. Le 20 janvier 1941, Ribbentrop envoya même ce qui s’apparente à un ultimatum à l’Espagne franquiste. Mais rien n’y fit.

La situation resta la même jusqu’à l’invasion de l’URSS par l’Allemagne le 22 juin 1941. Aussitôt, les relations germano-espagnoles se réchauffèrent. Si Franco ne s’engageait toujours pas dans la guerre, il envoya immédiatement un corps de volontaires phalangistes combattre aux côtés des Allemands en URSS : la division Azul (« bleue ») qui compta 18 694 hommes. Pendant ce temps, en 1939-1940, Franco put raffermir son pouvoir en Espagne. Le 9 août 1939, il passa une loi créant un haut état-major placé sous sa direction. Il renforça également la position de la Phalange au gouvernement pour le plus grand plaisir de Suñer. Rappelons que c’est durant ces années que furent promulguées, en complément de la loi de février 1939 la loi du 1er mars 1940 (définissant une série de délits : propagande contre le régime, séparatisme … visant les anarchistes, communistes, trotskistes et francs-maçons) et la loi de sécurité de l’Etat du 29 mars 1941 (faisant du sabotage, de la divulgation de secrets militaires, de la diffusion de rumeurs alarmistes, des grèves, … autant de délits).

Carte tactique de l’opération Barbarossa : l’invasion de l’URSS par l’Allemagne en 1941

En mai 1941, Suñer tenta de faire gagner en influence la Phalange au détriment de l’armée mais, s’il gagna effectivement trois portefeuilles supplémentaires au gouvernement, le parti perdit celui, au combien essentiel, de l’Intérieur que Franco prit lui-même en charge. Ce remaniement gouvernemental permit l’ascension de Carrero Blanco qui devint sous-secrétaire à la Présidence. En décembre 1941, alors que l’Allemagne nazie connaissait un coup d’arrêt aux portes de Moscou (5 décembre), que le Japon se jetait dans la guerre (7 décembre) et que l’Allemagne et l’Italie s’assuraient de la dimension mondiale de la guerre en déclarant la guerre aux États-Unis (11 décembre), le général Kindelan, monarchiste espagnol, s’opposa frontalement à la Phalange lors du Conseil supérieur de l’armée. Il reprochait à la Phalange de perpétuer la répression, les peines capitales, le recours aux tribunaux militaires, le mauvais traitement des prisonniers, dénonçait la corruption et l’incompétence des phalangistes, accusait nominativement Suñer de désirer le pouvoir et souhaitait voir l’Espagne moins favorable à l’Axe dont il doutait de la victoire finale. D’autres généraux étaient du même avis. À vrai dire, nombre des arguments de Kindelan rejoignaient le rapport de Carrero Blanco (août 1941) dont Franco appréciait la loyauté. Le Caudillo se garda donc bien de contredire Kindelan et ajusta sa position. Blanco émit, en décembre 1941, un nouveau rapport qui versait dans le délire en avançant que Roosevelt créait un front soviéto-anglo-saxon pour que le « pouvoir juif » annihile la civilisation chrétienne mais se montrait également très clairvoyant en recommandant la neutralité dans une guerre qui s’annonçait encore longue.

Un autre rapport de Carrero Blanco, daté du 12 mai 1942, souligna les divisions qui gangrenaient la Phalange. La formation se lézardait en trois branches suivant chacune une figure emblématique : Suñer, Giron et Arrese. Franco ne souhaitait pas encore destituer son beau-frère. D’autant plus qu’il pouvait compter sur le soutien de l’Eglise et des catholiques pour contrebalancer l’influence de la Phalange. Le 16 août, les phalangistes jetèrent des bombes dans un rassemblement carliste qui se tenait en l’honneur de la mémoire des requetes. Le général Varela, ministre de l’Air, était présent. Celui-ci exigea la condamnation des coupables et un remaniement du gouvernement. Franco, n’appréciant que peu cette atteinte à sa souveraineté, accepta la démission de Varela. Il n’en fit pas moins fusiller l’auteur des attentats le 3 septembre et, ce même jour, destituer Suñer. Ces événements se déroulaient alors que les Alliés débarquaient en Afrique du Nord (8 novembre 1942) et que l’Allemagne s’emparait du sud de la France avant de voir l’armée de Paulus, sur le front Est, être encerclée par les Soviétiques dans Stalingrad (19-23 novembre). Deux rapports, l’un de Carrero Blanco et l’autre de Kindelan, lui conseillaient la neutralité le 11 novembre. Le second préconisait même la restauration de la monarchie, convaincu de la victoire prochaine des Alliés. Dans la pratique, Franco développa sa théorie des guerres multiples : il était du côté de l’Allemagne contre l’URSS (expliquant que la division Azul lutte toujours sur ce front), neutre dans la guerre opposant l’Allemagne et l’Italie aux démocraties occidentales et du côté des démocraties occidentales dans la guerre qui les opposait au Japon. Une telle théorie justifiait des discours apparemment incohérents de Franco dont la teneur dépendait de l’interlocuteur.

En 1942, Franco avait rétabli les Cortes (qui ne siégèrent qu’à partir de février 1943) et y favorisa les députés monarchistes. Un choix à double tranchant car ces députés exigèrent le retour de Don Juan sur le trône d’Espagne. Franco temporisait et ses lois passaient toujours presque sans être modifiées. En mai 1943, la défaite de l’Afrika Korps de Rommel en Tunisie puis le débarquement des Alliés en Italie mena, en juillet, à la chute de Mussolini. Le Grand Conseil fasciste d’Italie avait décidé de destituer le Duce. Un tel événement ébranla l’Espagne mais pas Franco qui se montra serein. Et ce, malgré Don Juan qui utilisa l’évènement pour faire pression sur le Caudillo. Celui-ci se contenta de célébrer le millénaire de la fondation du royaume de Castille de manière ostentatoire. Des généraux monarchistes se montrèrent prêts à renverser Franco en faveur de Don Juan si toutefois le soutien des États-Unis et du Royaume-Uni étaient acquis. Don Juan n’osa pas. Une lettre signée par huit généraux en faveur de la restauration d’une monarchie constitutionnelle fut néanmoins remise à Franco. Celui-ci décida de discuter avec chacun des huit généraux en tête à tête. Trois, seulement, ne changèrent pas d’avis : Kindelan, Varela et Orgaz. En septembre 1943, Franco rappela la division Azul.

Don Juan de Bourbon (1913-1993), infante et prétendant légitime au trône d’Espagne (1941-1977)

Avant de clôturer la Seconde Guerre mondiale, il est un sujet qu’on ne peut éluder : l’Holocauste. Franco ne fit aucun effort particulier pour sauver les Juifs séfarades (venant de la péninsule ibérique, aussi appelés les Juifs séfardim) avant 1943 mais nombre de ses diplomates dans les différentes capitales s’activèrent pour en sauvant sous prétexte qu’ils avaient des origines espagnoles. Toutefois, si Franco ne fit rien pour les sauver, il ne fit rien non plus pour les rafler et les livrer aux Allemands. Ses ennemis étaient les francs-maçons et les communistes, pas les Juifs. Fin 1943 et jusqu’à la fin de la guerre, Franco négocia avec le Congrès juif mondial de Lisbonne. C’est que la défaite de l’Axe se précisait et Franco cherchait à en profiter pour gagner la reconnaissance des riches organisations juives américaines.

Pour Franco, la fin de la Seconde Guerre mondiale ouvrit sur la période la plus difficile que connut le régime (1945-1947). Le Caudillo fit face à la droite monarchiste qui lui demandait de laisser le pouvoir à Don Juan contre laquelle il adopta alors une attitude « numantine ». L’esprit de Numance rappel la résistance de la cité éponyme assiégée par le romain Scipion Emilien durant l’Antiquité. En somme, le Caudillo était prêt à résister jusqu’à la mort pour conserver le pouvoir. À l’extérieur, Franco n’avait par ailleurs rien à craindre du gouvernement républicain en exile qui ne surmontait toujours pas ses luttes intestines. Il pouvait également se réjouir de la mort du président américain Franklin D. Roosevelt le 12 avril 1945 car Truman, décidé à barrer la route aux Soviétiques, lui succéda à la Maison blanche. En revanche, la victoire de Clement Attlee contre Winston Churchill au Royaume-Uni fut une mauvaise nouvelle. Sans être favorable au régime franquiste, Churchill avait apprécié la neutralité de l’Espagne pendant la guerre et n’était pas davantage favorable aux régimes communistes mis en place en Europe orientale. À la conférence de Potsdam, qui s’était ouverte le 17 juillet 1945, Attlee remplaça Churchill le 28 et accepta une déclaration des Trois Grands condamnant le régime franquiste. Ensemble, URSS, États-Unis et Royaume-Uni s’engageaient à ne pas accepter l’Espagne au sein de l’ONU naissante.

Source (texte) :

Bennassar, Bartolomé (1995). Franco. Paris : Perrin, 415p.

Sources (images) :

https://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/europe/spain/11977881/Germany-still-paying-pensions-to-Spains-Nazi-volunteers-during-Second-World-War.html (Franco et Hitler à Hendaye)

https://www.alternatehistory.com/forum/threads/the-bade-of-1776-a-tl-based-off-the-grasshopper-lies-heavy.481445/ (Carte de l’Europe en 1940, avec un erreur sur la Bulgarie)

https://onwar.com/wwii/maps/efront/05efront.html (carte de l’opération Barbarossa)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Juan_de_Borb%C3%B3n_y_Battenberg (Don Juan)

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