La Première Guerre mondiale (partie V) : a l’Est, l’Italie rate son entrée, l’Entente perd un pari à Gallipoli et Gorlice-Tarnow fait reculer le tsar (1915)

La Première Guerre mondiale (partie V) : a l’Est, l’Italie rate son entrée, l’Entente perd un pari à Gallipoli et Gorlice-Tarnow fait reculer le tsar (1915)

Rappel : Du fait de la nouvelle stratégie allemande consistant à tenir à l’ouest pour faire flancher la Russie à l’est, l’état-major allemand chercha à consolider ses défenses sur le front Ouest tout en y laissant le minimum de soldats. Du fait des tranchées, puissantes positions fermement tenues sur tout le long de la ligne de front, la guerre se mua en guerre de positions. Si le confort se développa chez les Allemands, ce ne fut pas le cas chez les Français : il fallait reprendre le territoire national, non se reposer confortablement. Les premières grandes offensives de tranchées furent tentées en 1915. Les soldats découvrirent ce qui allait devenir une rengaine : l’assaillant pouvait emporter la première ligne des tranchées adverses grâce au soutien de son artillerie et potentiellement par une attaque surprise, mais toujours au prix de lourdes pertes. Après quoi, une fois la tranchée prise, on ne savait plus que faire car l’artillerie, qu’on ne pouvait déplacer facilement, ne pouvait plus soutenir l’avancée. Alors on attendait les ordres. Or, ceux-ci, devant cheminer sur des kilomètres au moyen d’estafettes, pouvaient mettre 9 ou 10 heures à revenir jusqu’au front. La situation y avait alors bien souvent totalement changé ; l’adversaire avait fortifié sa ligne secondaire et pouvait mener une contre-offensive le lendemain. A cette occasion, cependant, les anciens assaillants, devenus défenseurs, pouvaient à nouveau compter sur leur artillerie et connaissaient leurs nouvelles tranchées, permettant une âpre résistance et promettant de lourdes pertes à l’ennemi. Ainsi, les assaillants d’hier reculaient et retournaient dans les tranchées desquelles ils avaient lancé l’offensive la veille, tout comme les défenseurs d’hier regagnaient les leurs. Le front n’avait finalement pas bougé, mais les pertes humaines s’étaient vainement accumulées, des deux côtés. Restait à savoir quel camp avait le meilleur « taux de change » : qui avait perdu le moins d’hommes. En 1915, les puissances de l’Entente s’essayèrent aux offensives dans l’Artois, au prix de lourdes et inutiles pertes ; l’offensive à outrance, si chère aux Français, trouvait ici sa limite. Les Allemands, eux, essayèrent une nouvelle arme le 22 avril 1915, à Ypres : le gaz. D’abord du chlore, puis des mélanges, ceux-ci, difficiles à utiliser, allaient ajouter à l’horreur de la guerre sans créer d’avantage décisif.

Sur le front de l’Est, la guerre adopta un visage différent. Les pertes de 1914 étaient impressionnantes. La Russie avait déjà perdu 1,5 million des 3,5 millions d’hommes qu’elle déployait. Du reste, ces pertes n’inquiétaient guère l’Empire tsariste, étant donné qu’il pouvait encore en mobiliser plus de 10 millions. Bien plus graves était la position de l’Autriche-Hongrie. Celle-ci avait perdu 1 268 000 d’hommes sur 3,5 millions mobilisés. Pour sa part, elle pouvait encore piocher dans un vivier estimé à « seulement » 1 916 000 hommes. De plus, ses armées étaient de moins en moins fiables. Le 23 janvier 1915, les Allemands et les Autrichiens lancèrent une attaque commune sur les Beskides. Les Allemands furent arrêtés net, les Autrichiens parvinrent étonnamment à davantage avancer, repoussant les Russes lors de la bataille de Kolomea. Les gains territoriaux furent néanmoins négligeables et une reprise de l’offensive le 27 février n’y changea rien. La garnison de Przemysl, forte de 120 000 hommes, qui comptait sur cette offensive, désespéra et se rendit aux Russes le 22 mars. Les Allemands, eux, engagèrent des combats à proximité des lacs Mazurie contre la 10e armée russe le 9 février. Les Allemands tentèrent là un nouveau Tannenberg : ils cherchèrent à encercler les Russes et y parviennent presque. Le 21 février, ils fermèrent leurs tenailles et capturèrent 12 000 Russes dans la forêt d’Augustov. La bataille hivernale des Carpates fut l’occasion d’une vive réaction russe aux attaques germano-autrichiennes. Les Autrichiens mourraient de froid. Fin mars, une contre-offensive russe mit à mal les armées de Conrad, malgré l’aide allemande. Les Russes dominaient les Carpates en avril et Budapest était de nouveau à portée. Les Autrichiens pouvaient déjà ajouter 800 000 pertes aux 1,2 million de 1914. L’Autriche-Hongrie suffoquait, elle n’avait pas les moyens nécessaires pour soutenir une si rapide cadence et usure.

Or, un nouveau belligérant y vit là un avantage : l’Italie. Faisant partie de la Triple Alliance depuis 1882 avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, l’Italie s’était dégagée avec difficulté de cet engagement car trop faible militairement pour combattre la France sur terre et le Royaume-Uni sur mer. En 1915, l’Italie s’était rapprochée de la Triple Entente et le moins que l’on puisse dire, c’est que les raisons ne manquaient pas : l’Allemagne était trop engagée sur ses deux fronts pour réagir, l’Autriche-Hongrie était à bout de forces et les Russes, puis par extension les forces de l’Entente, lui promettaient les terres qu’elle revendiquait (majoritairement situées en Autriche-Hongrie, dont les terres irrédentes). Pour appuyer cette décision, l’engagement croissant des Britanniques contre l’Empire ottoman promettait un soutien à l’Italie qui, par ailleurs, avait des vues sur des îles turques. L’Italie était prête à aider la Serbie qui, en 1915, résistait toujours et détournait ainsi nombre de troupes austro-hongroises du front russe. Enfin, cela pourrait également tenir la Bulgarie, dangereusement proche des puissances centrales, hors de la guerre. L’entrée en guerre de l’Italie, au bon moment et idéalement placée géographiquement comme elle l’était, pouvait s’avérer décisive.

Brisons d’entrée de jeu l’illusion : l’Italie était d’une criante faiblesse militaire, tant au regard de l’entrainement des troupes, que du matériel avec lequel elles opéraient. Le patriotisme y était décadent. Concernant ce dernier point, il est primordial de rappeler que l’unification de l’Italie datait de 1861 (1870 avec la prise de Rome, pour l’unification totale), soit juste 50 ans en arrière. De ce fait un constat : l’unification ayant été menée par le Piémont (nord de l’Italie), le sud, économiquement pauvre, se sentait plus proche de l’Amérique que du nord de la Botte. Les soldats, majoritairement des paysans du sud, n’avaient que peu de motivation. Pour ne rien arranger, si l’équipement manquait, c’est qu’il avait été largement perdu pendant la guerre contre les Ottomans de 1911-1912, en Libye.

Enfin, les Italiens allaient attaquer l’Autriche-Hongrie sur le front étroit et montagneux des Alpes juliennes : des conditions extrêmement difficiles, se rapprochant de celles qu’affrontaient les Ottomans dans le Caucase. Qu’importe, le 23 mai 1915, l’Italie déclara la guerre à l’Autriche-Hongrie, mais pas encore à l’Allemagne. L’armée italienne se trouvait sous les ordres de Luigi Cadorna, dont l’autorité impitoyable ne connaissait aucun égal en Europe. C’est par cette discipline imposée que les Italiens tiendront le front sans broncher malgré d’énormes pertes, dans un premier temps du moins. Cadorna, du reste, prévoyait initialement de passer rapidement la frontière et d’envahir le cœur de l’Autriche-Hongrie. Il fut en cela plus irréaliste que nombre de commandants de la guerre. Le 23 juin, les Italiens attaquèrent, débutant la première, d’une série de douze, bataille d’Isonzo. Les Autrichiens ne pouvaient aligner qu’un faible nombre d’hommes, mais ceux-ci se cramponnèrent au terrain. Sur ce front plus que sur les autres, les blessés furent légion, du fait de l’utilisation des obus sur de la pierre, formant des éclats blessant souvent la tête et les yeux. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que cette première bataille se solde par 2 000 morts et 12 000 blessés côté italien. En juillet, octobre et novembre suivirent les trois suivantes batailles d’Isonzo, sans plus de succès. « La folie, c’est de faire la même chose encore et encore et s’attendre à un résultat différent ». De leur côté, les Autrichiens furent enfin renforcés. Il était temps : leurs pertes s’élevaient à 120 000 hommes. Le front italien se stabilisa. L’entrée en guerre italienne fut faite au mauvais moment car juste après la bataille de Gorlice-Tarnow sur le front de l’Est.

Une opération conjointe fut lancée contre les Russes au centre du front le 1er mai 1915. L’Allemand Mackensen mena l’offensive, soutenu dans ce projet par Falkenhayn, chef d’état-major. Ludendorff et Hindenburg voulaient des opérations d’encerclement. Pourtant Mackensen fut ici meilleur stratège : il vit bien que les Russes n’avaient plus les moyens de tenir un front aussi large. Pour y remédier, ces derniers avaient prévu un repli raccourcissant le front de 1 600 à 950 km. La limite russe atteinte n’était pas d’ordre humaine mais matérielle : le manque d’obus et d’armes. Un fusil était produit quand il en fallait quatre. Les soldats russes attendaient que leur camarade armé meure pour récupérer un fusil. Ainsi, l’offensive de Gorlice-Tarnow Russes surpris des Russes sous-équipés et en infériorité numérique. Le 2 mai, les fantassins allemands s’enfoncèrent profondément dans les lignes ennemies. Les Russes s’enfuirent et ne tinrent aucune des trois premières lignes de tranchées. Varsovie tomba le 5 août, rapidement suivie par les forteresses de Kovno, Novogeorgievsk, Brest-Litovsk et Grodno, avant le 4 septembre. L’Empire russe avait perdu, en une offensive, 240 000 hommes. Telle l’offensive de Limanowa-Lapanow fin 1914, celle de Gorlice-Tarnow sauva ainsi l’Autriche-Hongrie en 1915. La victoire, surtout allemande, était incontestable. Nicolas II, tsar russe, prit lui-même le commandement de l’armée fin 1915.

Evolution du front de l’Est avec l’offensive Gorlice-Tarnow (1er mai – 18 septembre 1915).

Un peu plus au sud, pour inciter l’Italie à entrer en guerre, soulager la Russie et tenter d’établir une voie navale pour donner des fusils aux soldats du tsar mais également pour tenter d’éjecter les Turcs de la guerre, la campagne de Gallipoli fut décidée. Supportée par Churchill et Kitchener, cette opération avait pour but de trouver « les flancs » ennemis bien plus loin que sur un champ de bataille désespérément immobile. L’opération fut d’abord maritime, puis terrestre. Une flotte franco-britannique de vieux cuirassés (à l’exception notable du super-dreadnoughts Queen Elizabeth, vaisseau amiral), attaqua le détroit des Dardanelles le 19 février puis le 18 mars avec pour but de parvenir à Istanbul et libérer le détroit du Bosphore. Si l’opération commença bien, les dragueurs de mine écartant les dangers pour les cuirassés à leur suite et les batteries d’artilleries turques étant peu nombreuses de prime abord, elle tourna à la catastrophe. Un cuirassé fut finalement touché par une mine qui l’envoya par le fond ; la panique gagna la flotte. Les navires, serrés dans le détroit, connaissent le même problème que les navires de Xerxès à Salamine en -480 : ils ne pouvaient manœuvrer. Les Ottomans disposaient, qui plus est, de bien plus de batteries mobiles que prévu. Ils pouvaient donc échapper aux bombardements côtiers et déverser un feu dévastateur sur les cuirassés.

« V Beach », Cap Helles, Gallipoli, 1915

Dès lors, il fut décidé de débarquer sur l’île de Gallipoli, le 25 avril. Les troupes, d’abord largement britanniques, appartenaient en majorité des groupes australiens et néo-zélandais (l’ANZAC). Ils avaient fait route pour l’Europe et s’étaient arrêtés en Egypte. Les soldats de l’ANZAC allaient faire honneur à leur patrie. Tenaces, efficaces et solidaires, ils se révélèrent être parmi les meilleurs soldats du monde. En Nouvelle-Zélande, le service militaire était très sérieusement respecté, si bien que la proportion de soldat était impressionnante : 50 000 Néo-Zélandais sur une population mobilisable de 500 000 hommes partirent pour l’Europe. Les Britanniques et les Français débarquèrent sur des plages souvent extrêmement étroites de Gallipoli. L’ANZAC et quelques troupes britanniques connurent l’opposition la plus importante. Les Ottomans étaient pourtant ridiculement peu nombreux pour défendre les plages. Certaines d’entre elles ne furent pas même défendues, jugées trop hostiles à un débarquement. De ce fait, après un combat acharné sur quelques plages et un débarquement sans encombre sur d’autres, les assaillants établirent une solide tête de pont. Gallipoli ne tomba par pour autant car c’est Mustafa Kemal, excellent commandant ottoman et futur président de la Turquie, qui en gérait la défense. Des tranchées furent promptement creusées. Le « flanc » que cherchaient les Franco-Britanniques, ne serait pas celui de Gallipoli.

Vision tactique de la bataille des Dardanelles, Gallipoli, 1915 (rouge : Royaume-Uni, bleu : France, vert : Empire ottoman).

Du reste, le combat à Gallipoli fut effroyable. La ténacité prima de part et d’autre : de nombreux tunnels furent creusés pour tenter de faire sauter les lignes de tranchées ennemies. Ce cauchemar inutile se termina avec l’évacuation, entre le 28 décembre 1915 et le 9 janvier 1916, des soldats de l’Entente. Gallipoli aura vu périr 300 000 Ottomans et 265 000 Franco-Britanniques sans aucun gain de terrain. L’ANZAC restera profondément marqué par cette bataille, fait peu étonnant à la vue des pertes consenties : des 8 566 Néo-Zélandais ayant servis à Gallipoli, 14 720 furent été enregistrés comme victimes. C’est presque deux fois plus que le total, vous offusquerez-vous. Ce chiffre prend en compte des Néo-Zélandais blessés étant repartis deux ou trois fois au front. Les Australiens de l’ANZAC connurent des chiffres similaires.

Résumé de la bataille des Dardanelles, 1915.

En parallèle de Gallipoli, la Serbie continua sa courageuse résistance mais avait urgemment besoin d’aide. Après Gorlice-Tarnow à l’est, la Bulgarie finit par s’engager dans la guerre du côté des puissances centrales. Elle revendiquait la Macédoine depuis la seconde guerre balkanique de 1913, dont elle garde un souvenir amer. En octobre, l’Allemagne, l’Autriche et la Bulgarie attaquèrent la Serbie. En 1915, la Grèce demeurait neutre. Pourtant, son premier ministre, Elefthérios Venizélos, acceptera d’entrer en guerre si on lui fournissait 150 000 hommes. Il n’en fallait pas plus pour convaincre les puissances de l’Entente. La Grèce était, depuis la dernière balkanique, toujours l’alliée de la Serbie. Pourtant le roi grec, Constantin, beau-frère du Kaiser, aurait préféré la sage neutralité. Venizélos fut renvoyé. Les Franco-Britanniques n’en tinrent nullement compte et débarquèrent leurs forces à Salonique. La France retira des forces de Gallipoli pour aider la Serbie. Sur ces entrefaites, les Serbes furent repoussés dans leur pays et contraints, après la chute de Belgrade le 9 octobre, à une longue et meurtrière retraite vers la Grèce et l’Albanie. Des 200 000 Serbes, 60 000 ne survécurent par à cette retraite d’hiver. La Bulgarie, se trouvait engagée sur deux fronts : en Serbie et en Grèce, contre les Franco-Britanniques. Ceux-ci tentèrent d’aider les Serbes, soit l’objectif initial de leur débarquement à Salonique, mais renoncèrent car il n’y avait plus guère de pays à sauver.

Au début de l’année 1915, les Ottomans lancèrent une ambitieuse offensive par le Sinaï contre l’Egypte. C’était là la plus importante ligne de liaison de l’Entente (en particulier concernant les Britanniques, qui y faisaient transiter Indiens, Australiens et Néo-Zélandais). L’attaque fut lancée par le désert – et non la côte – pour passer inaperçu. Elle fut un échec : les Ottomans furent repoussés en février. Au Cameroun allemand, l’Entente prit enfin possession de la place forte de Yaoundé en novembre 1915.

Sources (texte) :

Keegan, John (2005). La Première Guerre mondiale. Paris : Perrin, 570p.

Sumpf, Alexandre (2017). La Grande Guerre oubliée. Paris : Perrin, 608p.

Sources (images) :

http://87dit.canalblog.com/archives/2013/07/12/27625364.html (évolution du front de l’Est en 1915)

https://www.nam.ac.uk/explore/gallipoli (V Beach, Gallipoli)

https://nzhistory.govt.nz/media/photo/gallipoli-invasion-map (vision tactique, bataille des Dardanelles)

https://www.republicain-lorrain.fr/france-monde/2015/04/23/genocide-armenien-ou-gallipoli-la-bataille-des-centenaires (résumé de la bataille des Dardanelles)

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