La guerre du Viêt Nam (partie XI) : incursions au Cambodge (1970)

La guerre du Viêt Nam (partie XI) : incursions au Cambodge (1970)

Rappel : Le régime de Thieu au Sud-Viêt Nam souffrait de 5 faiblesses : le bouddhisme, la pacification, la corruption, le système constitutionnel enlisé et les étudiants. Concernant la pacification, le FNL était désormais mieux combattu, ce qui entraina une amélioration de la situation militaire. Thieu exigeait toujours la reddition du FNL et le retrait total d’Hanoi. L’amélioration était pourtant bien plus infime que ne le laissaient suggérer les évaluations HES, totalement biaisées, qui faussaient le tableau. Avec Nixon au pouvoir, les Américains songeaient à l’escalade mais y renoncèrent finalement, notamment du fait de la résistance interne des mouvements antiguerre. Washington choisit de désengager progressivement ses troupes, ne laissant à Saigon d’autre choix que d’espérer la réussite de la vietnamisation. Le mouvement antiguerre, du fait des premiers retraits annoncés, perdit son unité.

Au Laos, une guerre parallèle faisait rage. Celle-ci opposait le gouvernement royal du Laos (GRL) au Net Lao Kat Xat (Pathet Lao), une organisation communiste faisant naguère partie du gouvernement. Le GRL était un satellite de Washington et le Pathet Lao un satellite de Hanoi. On se battait dans le sud-est du pays, autour de la piste Hô Chi Minh et dans le nord-est. Hanoi pouvait renverser le GRL mais ne le faisait pas pour faire mine des respecter les accords de Genève qui faisaient du Laos un pays neutre. Les Américains faisaient de même concernant la position internationale, agissant avec la CIA notamment, mais non officiellement.

Carte du Laos représentant les zones contrôlées par le gouvernement royal (blanc) et le Pathet Lao communiste (rouge)

Durant la saison des pluies, l’armée laotienne, dirigée par « l’armée secrète » de la CIA (engageant notamment les tribaux Hmong) attaquait avec le soutien aérien américain pour repousser les communistes loin des zones habitées et commerciales du sud. A la saison sèche, les communistes contre-attaquaient pour reprendre le territoire. Et ce depuis plusieurs années. L’armée laotienne s’agrandissait, reposait désormais plus sur l’aviation, tandis qu’Hanoi introduisait des armes de plus en plus lourdes. La guerre s’intensifiait. L’offensive de 1969 fut différente. Après une campagne classique, quoique plus puissante, d’Hanoi pour reprendre le terrain perdu, les forces laotiennes contre-attaquèrent avec un efficace soutien de l’aviation américaine, reprenant des terrains qui leurs échappaient depuis 1962.

Ce serait sous-estimer les communistes que de croire cette progression acquise. Le Pathet Lao contre-attaqua à son tour et subitement, cette même année, avec des chars (une première). Arrêtée tant bien que mal, Hanoi avait progressé. Parallèlement, dans le sud-est laotien, la CIA avait efficacement attaqué la piste Hô Chi Minh (notamment une partie de l’extension cambodgienne de celle-ci, surnommée « piste Sihanouk » du nom du prince cambodgien). Hanoi contre-attaqua avec la « campagne 139 », munie de chars et d’artillerie à longue portée, balayant les Laotiens et leur soutien américain, peu avant 1970.

Il fut alors question, pour les Américains, d’intensifier les bombardements sur le Laos. Cette amplification de l’implication américaine devint rapidement une réalité. A Washington, on s’inquiétait du fait qu’Hanoi soit capable, sans intensifier son effort de guerre au Laos, de renverser le GRL. Seules les répercussions internationales d’une telle action l’en retenait. Nixon, sous la pression des sénateurs, annonça publiquement, le 6 mars 1970, qu’aucun américain n’était mort au Laos. C’était non seulement faux mais surtout facilement vérifiable. Nombre de pilotes et d’hommes de la CIA ou de différents commandos y avaient laissé la vie. Une pension pour vétéran du Laos était versée par le gouvernement depuis 1966. Il y avait bien une guerre au Laos, une guerre silencieuse, certes, mais une guerre épargnant les vies américaines, certainement pas.

Zones bombardées par les Américains au Laos (points rouges) et pourquoi elles le furent
Norodom Sihanouk (1922-2012), prince, Premier ministre (par intermittence entre 1945 et 1962) et roi du Cambodge (1941-1955 puis 1993-2004)

Le Cambodge attira alors tous les regards. Sous haute pression, car la situation économique du pays se dégradait, le prince Sihanouk s’accorda avec le Nord-Viêt Nam et la Chine. Les communistes étaient invités à utiliser le port de Sihanoukville en échange de la possibilité, pour le Cambodge, de vendre de la nourriture et des fournitures médicales au FNL et au Nord-Viêt Nam. Le Cambodge figura dans les premières nations à reconnaître le Gouvernement révolutionnaire provisoire du FNL le 11 juin 1969. Une ambassade fut même aménagée à Phnom Penh. Mais Sihanouk se garda bien d’empêcher l’Assemblée nationale, qui devenait anticommuniste, d’autoriser en 1969 les bombardements américains au nord du pays dont on a déjà fait mention. Sihanouk nomma un gouvernement conservateur. L’été 1969 vit Sihanouk et le gouvernement s’opposer à l’accord précédemment conclu sur l’utilisation du port de Sihanoukville. De fait, ce port avait abreuvé en armes chinoises les combattants de Hanoi depuis 1966. Les cargos chinois n’avaient plus accès au port de Sihanoukville.

La fin de ces accords ne fut pas bien reçue à Hanoi et les premiers heurts commencèrent. Était-ce là une manière pour le Cambodge de se rapprocher de Washington ou bien d’obtenir de meilleures conditions commerciales auprès des communistes ? On ne le sait pas. Et ce résumé n’entend pas expliquer les tenants et les aboutissants de la tournure complexe que prit l’histoire du Cambodge dans ces années. Une réforme monétaire cambodgienne fit grimper les tensions avec Hanoi, figeant les capacités de cette dernière à utiliser ses devises cambodgiennes. Le 11 mars 1970, des protestataires, très certainement pilotés par le gouvernement, saccagèrent les ambassades de Hanoi et Pékin à Phnom Penh.

Lon Nol (1913-1985), Premier ministre du Cambodge (1966-1967 puis 1969-1972) puis président de la République khmère (1972-1975)

Les tensions avec Hanoi et Pékin rendaient le soutien de l’armée nationale au prince plus que jamais nécessaire. Or, l’armée déplorait la situation politique et économique du pays. Le Premier ministre (Lon Nol), rival du prince, profita de l’absence de ce dernier (il était à Moscou) pour organiser un coup de force. L’Assemblée nationale, protégée par les Khmers Serei (« Khmers libres »), prononça la fin de la monarchie le 18 mars 1970. Les Khmers représentaient les meilleures unités combattantes du pays et avaient déserté en masse récemment. Tantôt en soutien ou dans l’opposition selon la politique menée par Sihanouk, les Khmers étaient dans l’opposition en 1970. La République khmère, dirigée par Lon Nol, n’aurait pas pu être installée sans l’aval américain. Le rôle de Washington est flou dans ce renversement mais il semble bien que l’accord ait été donné avant l’action. De fait, Lon Nol, anticommuniste, fit fermer les ambassades d’Hanoi, de Pékin et du FNL et exigea que les troupes de Hanoi et du FNL quittent le territoire cambodgien sous 72h. Échéance impossible à tenir et signifiant la guerre.

Tout porte à croire que Washington fut surprise par le coup. Les Mémoires et archives déclassifiées aujourd’hui n’indiquent aucune trace de collusion. Cependant, Nixon ordonna qu’on soutienne immédiatement le Cambodge. L’ARVN coopéra de suite avec la République khmère et des opérations transfrontalières furent entreprises dès la fin mars. A Washington, Nixon exigeait un puissant soutien aux Khmers et voulait engager l’Amérique sur le territoire. Son administration ne partagea pas son enthousiasme, considérant qu’une telle décision serait une bombe en politique intérieure. Nixon écarta Laird (secrétaire à la Défense) des décisions et se couvrit politiquement en annonçant en avril le retrait de 50 000 Américains supplémentaires du Sud-Viêt Nam. Malgré tout, le NSC (National Security Council, acteur majeur de la stratégie et politique étrangère américaine) s’opposa sérieusement à l’invasion voulue par Nixon : même les hautes sphères du pouvoir étaient partagées.

Carte représentant la Piste Hô Chi Minh (en rouge) et la piste Sihanouk (en vert)
Le président Nixon expliquant son plan pour des excursions au Cambodge (1970)

Nixon prononça un discours le 30 avril 1970 pour annoncer à la nation des « incursions » (pour ne pas dire une invasion) au Cambodge en coopération avec le Sud-Viêt Nam et la République khmère. Ces opérations avaient pour limite une poussée de 30 km à l’intérieur des terres, assez pour s’emparer de la partie cambodgienne de la piste Hô Chi Minh (piste Sihanouk). Nixon, dans son discours, donna comme prétexte la capture du Bureau central pour le Sud-Viêt Nam (dirigeant les opérations nord-vietnamiennes contre le Sud-Viêt Nam). Une éventualité, au demeurant, fort peu probable. Pas moins de 30 000 soldats américains et 50 000 Sud-Vietnamiens de l’ARVN passèrent la frontière. Après la saisie, au Cambodge, de 23 000 armes individuelles et 2 500 armes autres, l’administration Nixon put également donner le prétexte de l’aide à la vietnamisation. En réalité ces armes étaient anciennes et n’auraient a priori pas été utilisées par les troupes d’Hanoi dont l’équipement avait été depuis peu modernisé. En revanche, ces armes auraient potentiellement pu servir aux Khmers rouges, opposants communistes au régime cambodgien. Ces opérations permirent également la capture de 8 200 tonnes de riz, ce qui était une perte bien plus dommageable pour Hanoi.

Carte des « incursions » américano-sud-vietnamiennes au Cambodge
Drame de Kent State (4 mai 1970)

Du reste, cette annonce était la première action choc de Nixon (Nixon shock), une manière de faire oublier le scandale laotien et de se présenter en vainqueur. Le peuple américain ne le vit pas de la sorte. D’impressionnantes manifestations ébranlèrent le pays. Le 4 mai 1970, les autorités tirèrent à balles réelles dans la foule à Kent State (Ohio), tuant 4 étudiants et en blessant 9 autres. Il y eu d’autres tués ailleurs mais c’est Kent State qui ulcéra les Etats-Unis. Pas moins de 448 campus furent fermés aux Etats-Unis après le Kent State. Alors que le pays se préparait à des manifestations d’envergure contre le pouvoir pour les dates d’anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe (8 et 9 mai), la commission des relations extérieures du Sénat vota l’abrogation de la résolution du golfe du Tonkin : les Etats-Unis n’avaient plus qu’un seul prétexte pour justifier la guerre du Viêt Nam ; la récupération des prisonniers détenus par l’ennemi. Pour enfoncer le clou, le FBI ne put rien contre l’amendement Cooper-Church interdisant à la Maison-Blanche de lancer des opérations au Laos ou au Cambodge après celle juste annoncée par Nixon.

Les ouvriers du bâtiment et le Hard Hat Riot (8 mai 1970)

Des manifestations eurent lieu dans 80% des établissements supérieurs du pays. Pas moins de 4 millions de personnes battirent le pavé le 9 mai 1970 aux États-Unis. Environ 200 ouvriers du bâtiment, soutenant l’action du président, entravèrent ces manifestations en pourchassant les nombreux étudiants, événement qu’on nomma le Hard Hat Riot (« émeute des casques »). La Maison-Blanche, érigée en forteresse, protégée par un cercle de bus, n’empêcha pas Nixon de sortir au milieu de la nuit pour aller discuter avec des étudiants. Le président venait d’annoncer publiquement et sans prévenir personne que les troupes américaines se retireraient complètement du Cambodge avant le 30 juin 1970. Même Abrams n’était pas au courant. Ce retrait était donc purement politique. Le Cambodge était destiné à devenir un nouveau front sans troupes américaines. Sa ligne y devenait, de ce fait, vulnérable. Washington essaya de mettre en place des aides par le biais de la Thaïlande ou encore de l’Indonésie. Fin juin, les Américains se retirèrent du Cambodge en revendiquant 11 349 ennemis tués et 11 688 bunkers et bâtiments détruits.

Les ouvriers du bâtiment soutenant la politique de Nixon

Les soulèvements aux États-Unis poussèrent Nixon à accepter la doctrine Mitchell, consistant en la surveillance et la mise sur écoute par le FBI des mouvements antiguerre et « communistes ». Ces écoutes s’accompagnèrent, de fait, du jet de discrédit sur de nombreux militants : le FBI poussant, avec un appel aux employeurs de tels militants, à leur licenciement, voire fabriquant des preuves pour détruire des mariages de militants. Le FBI, d’une manière générale, avait recours à toutes sortes de stratagèmes pour faire augmenter les tensions et la confusion dans les mouvements.

Manifestations anti-guerre

Le président n’était pas officiellement impliqué, sa signature ne figura sur aucun document. Les stratagèmes immoraux cessèrent en 1971, lorsque des militants entrèrent dans des locaux du FBI et dérobèrent des documents sensibles. Le FBI craignait qu’un événement similaire n’ébruite ses actions parfaitement répréhensibles. Les écoutes, elles, continuèrent dans leur illégalité flagrante.

Thieu, au Sud-Viêt Nam, avait ordonné la mobilisation générale des hommes entre 18 et 38 ans. Les hommes de 16 à 50 ans, hors de la tranche combattante (18-38 ans), étaient également concernés mais pour les milices. Un homme sur deux était déjà enrôlé à la fin des années 1960. Concrètement, 220 000 hommes avaient été recrutés pour l’ARVN fin 1968 alors que celle-ci souffrait 241 000 pertes sur l’année (139 670 désertions, 27 915 morts, 70 696 blessés et 2 460 disparus). Les désertions, particulièrement nombreuses, s’expliquaient par l’absence de permissions. Certains désertaient pour se réengager proche de chez eux.

Toujours concernant l’ARVN, mais du côté de la vietnamisation du conflit, l’artillerie progressa largement en nombre de canons mais n’avait pas assez de servants et ceux dont elle disposait n’avaient pas assez d’expérience. L’ARVN atteignait des effectifs de 1,1 million d’hommes en 1969 mais n’avait pas assez d’officiers. La corruption gangrénait l’armée à tous les échelons. L’ARVN n’avait pas assez d’officiers donc ne pouvait se permettre de relever de leur poste les officiers corrompus. La faiblesse de l’ARVN restait flagrante. En 1970, les camps des forces spéciales sud-vietnamienne de Dak Seang et Dak Pek furent assiégés dans les Hauts Plateaux. Il fallut une intervention américaine pour sauver l’ARVN du naufrage. Cette faiblesse sera mise en exergue dans la prochaine campagne de la guerre : au Laos.

Lê Đức Thọ (1911-1990), diplomate Nord-Vietnamien

Il y eu de nouvelles occasions manquées de paix en 1970, année durant laquelle l’administration Nixon proposa, avec un cessez-le-feu, un retrait mutuel des troupes et un échange de prisonniers. Le retrait fut refusé par Hanoi. Le cessez-le-feu resta envisageable. Les prisonniers américains étaient, selon la rumeur, au nombre de 400. D’abord traités comme des criminels étant donné qu’aucun état de guerre n’existait entre Hanoi et Washington, leur condition s’était améliorée à l’aube des années 1970. Certains avaient déjà été relâchés. En contrepartie, 40 000 prisonniers nord-vietnamiens étaient massés dans quatre camps sud-vietnamiens surpeuplés. A ceux-ci s’ajoutaient 200 000 civils sud-vietnamiens détenus sans procès. Du côté nord-vietnamien, c’était l’implacable diplomate Le Duc Tho qui menait les négociations. Mais ces tentatives de paix furent torpillées par l’invasion du Laos de février 1971. Hanoi aurait dû, en réalité, libérer tous les prisonniers américains : c’eût été faire s’effondrer la dernière justification de la guerre valable à Washington et y provoquer un soulèvement politique en cas de poursuite de la guerre.

Le retrait américain continua : fin 1970, il n’y avait plus que 334 600 hommes dont 274 000 soldats de l’US Army ou de la Marine. L’armée américaine ne pouvait plus raisonnablement procéder à des offensives d’envergure. Or, une offensive d’envergure, c’est exactement ce que sera le Laos.

Sources (texte) :

Prados, John (2015). La guerre du Viêt Nam. Paris : Tempus Perrin, 1080p.

The Vietnam War, documentaire en 10 épisodes de Ken Burns et Lynn Novick, sur Netflix depuis 2017 (17h15 de documentaire)

Sources (images) :

http://www.thelaosexperience.com/2017/09/17/education-in-laos-part-ii/ (carte Laos en 1970)

http://www.alainbernardenthailande.com/2016/06/227-la-thailande-entre-en-guerre-secrete-au-laos-aux-c-tes-des-etats-unis-1964-1975.html (carte des bombardements américains au Laos)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Norodom_Sihanouk (Sihanouk)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Lon_Nol (Lon Nol)

https://www.nationalmuseum.af.mil/Upcoming/Photos/igphoto/2000551414/ (piste Sihanouk)

https://www.midilibre.fr/2014/08/18/1973-les-americains-se-retirent-du-viet-nam,1038971.php (Nixon expliquant ses incursions au Cambodge)

https://history.army.mil/books/AMH-V2/AMH%20V2/chapter11.htm (incursions au Cambodge)

https://www.nytimes.com/2020/05/04/opinion/kent-state-shooting-protest.html (Kent State)

https://www.wnyc.org/story/hardhat-riot/ (Hard Hat Riot)

https://agnituslife.com/podcast/security-or-freedom/ (ouvrier du bâtiment pro Nixon)

https://www.thoughtco.com/vietnam-war-protests-4163780 (manifestations anti-guerre)

https://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%AA_%C4%90%E1%BB%A9c_Th%E1%BB%8D (Le Duc Tho)

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