La guerre du Viêt Nam (partie VII) : le calme avant la tempête (1967)
Rappel : L’année 1966 avait vu Johnson porter son attention sur la stabilisation du Sud-Viêt Nam. Le président avait poussé Thieu et Ky, à la tête de l’état saïgonnais, à prendre des mesures économiques et sociales. Une révolte bouddhiste enraya les efforts. Ce fut également l’année des bombardements PHL (Pétrole, Huiles et Lubrifiants). Présentés comme la panacée, ces bombardements furent effectivement efficaces jusqu’à ce que Hanoi décentralise ses stocks de ressources. Les Américains organisèrent 17 grandes offensives (search and destroy et bombing campaigns) durant 1966, avec les millions de déplacés et SDF sud-vietnamiens que ça impliquait. Ces opérations, les premières du genre qui soient d’envergure, ne furent pas exemptes d’exactions américaines. Westmoreland voulait de son côté atteindre le crossover point (point de bascule) et demandait donc toujours plus d’hommes. Le Nord-Viêt Nam n’avait, lui, de cesse d’améliorer la piste Hô Chi Minh, malgré les bombardements intensifs américains. L’infiltration était devenue impossible à endiguer. Notons qu’une tentative de négociation (Marigold) échoua du fait de bombardements Rolling Thunder tardifs. La situation interne aux Etats-Unis ne se présentait pas mieux. Les manifestants antiguerre se comptaient désormais en centaines de milliers. Le FBI intensifiait la surveillance des mouvements antiguerre et pratiquait notamment des « descentes de plombier » (cambriolages illégaux). Surtout, la conscription se grippait.
Après l’échec Marigold, un nouvel espoir de paix survint. L’opération « Sunflower » prévoyait, en 1967, un arrêt des bombardements américains (phase A) auquel Hanoi devrait répondre par un arrêt de ses infiltrations dans le sud (phase B). La formulation A-B fut présentée par la Maison-Blanche et relayée chez les Britanniques et en URSS pour ouvrir des négociations. La France relaya également des informations provenant d’Hanoi. Seulement, Johnson se substitua finalement au subtil jeu des diplomates qui se mettait en place pour envoyer directement une lettre à Hô Chi Minh dans laquelle il présenta non pas l’arrangement Phase A-Phase B mais l’inverse. A l’ordre A-B se substitua l’ordre B-A, imposant comme une condition nécessaire à la cessation des bombardements la preuve de la cessation des infiltrations nord-vietnamiennes au sud. C’était fortement compromettre les chances de succès de la négociation.
Tout ceci se déroulait en parallèle des opérations de ratissage de début 1967 sur Ben Suc, dans ce qui écopa du surnom du « triangle de fer » au nord de Saigon. L’une de ces opérations, « Cedar Falls », fut accompagnée d’un correspondant de presse, auteur d’articles et d’un livre sur l’événement qui horrifia l’opinion publique. L’auteur y décrivait en détail les actions des GIs qui rasaient des villages. L’opinion publique apprenait enfin l’existence et l’utilisation du napalm (bombes incendiaires avec de la colle) et du fameux agent orange (un puissant défoliant développé par Monsanto visant à détruire la jungle dans laquelle se cachaient les ennemis). Ces offensives de ratissage permettaient souvent de découvrir de vastes réseaux de tunnels utilisés par l’adversaire.
La fête du Têt (nouvel an vietnamien, début février) marqua la fin de la trêve et la reprise des bombardements. C’était aussi l’échec de l’opération Sunflower. Les combats reprirent notamment autour de la zone démilitarisée (DMZ) où se rassemblaient beaucoup de troupes nord-vietnamiennes.
Pour poursuivre la guerre, Johnson fut contraint d’augmenter significativement les impôts pour des fonds complémentaires de 12 milliards de dollars. Avec le « Programme 4 » l’état-major, et surtout Westmoreland, demandait à porter le nombre d’hommes à plus de 542 000, soit un engagement plus conséquent que celui consenti par les Etats-Unis durant la guerre de Corée (1950-1953) qui, elle, avait bénéficié d’une mobilisation (480 000 hommes déployés). L’état de guerre n’existant pas entre les Etats-Unis et le Nord-Viêt Nam, la mobilisation était toujours impossible. Johnson accepta de porter les effectifs à 470 000 pour l’horizon juin 1968. Aller au-delà, estima le président, se ferait au détriment de la capacité américaine à jouer son rôle dans le reste du monde. Johnson accueillit avec joie un programme technique à base de capteurs électroniques qui pourraient permettre, selon les ingénieurs, de tenir la ligne (dite « ligne McNamara ») à proximité de la DMZ. Le président signa la directive NSAM-358 en janvier 1967, la seule directement stratégique de son mandat (ses directives concernaient, pour le reste, la pacification du Sud-Viêt Nam ou bien participaient à la volonté de vendre la guerre au peuple américain).
Mais déjà l’état-major préparait un « Programme 5 » pour porter les effectifs à plus de 670 000 hommes ! Chose peu envisageable sans déclaration de guerre en bonne et due forme pour engager la réserve et mobiliser. Pourtant le MACV (Military Assistance Command, Viêt Nam), dirigé par Westmoreland, prétendait constater une évolution de la guerre à la fois rapide et favorable aux Etats-Unis. Une question légitime se posait alors : pourquoi le MACV réclamait plus de 100 000 hommes supplémentaires si les Américains gagnaient déjà avec la présente force ? Le Pentagone ne voyait pas l’intérêt d’une telle requête. Johnson, se refusant à l’éventualité du Programme 5, concèdera in fine 55 000 hommes supplémentaires. Mais pour l’heure, il était confronté à deux choix proposés par ses conseillers et chefs d’armées : envahir le Nord-Viêt Nam pour forcer Hanoi à une lutte sur son territoire ou bien attaquer le nord du Laos pour couper la piste Hô Chi Minh. Le Nord-Viêt Nam profitait de la frontière poreuse avec le Laos et même le Cambodge pour soutenir son effort au Sud-Viêt Nam. Le premier choix avait de fortes chances d’entrainer la Chine et l’URSS dans la guerre, ou au moins des contingents internationaux communistes. Or, si c’était déjà une mauvaise nouvelle en soit, une telle coopération entre Pékin et Moscou pourraient de plus améliorer leurs relations alors tendues. Les deux options comprenaient des difficultés de terrain et de météo non négligeables.
Quoi qu’il en soit, Rostow conseilla au président une action d’envergure car réclamer plus d’hommes et d’argent, à ce stade, serait réclamer un sacrifice au peuple américain. D’autant que ces plans pouvaient conclure la guerre mais en deux ans au mieux.
A Hanoi, Hô Chi Minh étant désormais vieux et surtout un symbole, c’était bien plus le général Nguyen Chi Thanh (principal commandant opérationnel du Bureau central pour le Sud-Viêt Nam) et le général Vo Nguyen Giap (ministre de la Défense) qui dirigeaient l’action militaire du Nord-Viêt Nam. Giap et Hô Chi Minh étaient opposés à une offensive d’ampleur, Thanh voulait lui une action défensive pour les années 1966-67 puis une attaque décisive. Le général Giap était lui favorable à un grand soulèvement du Viêt Nam une fois les grandes batailles, affaiblissant Saigon et Washington, passées. Giap était pro-soviétique et Thanh prochinois. Une purge début 1967, nommée « l’affaire révisionniste antiparti » priva le premier de ses soutiens.
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Pourtant Pékin était favorable à une guerre longue et ne pouvait soutenir l’offensive décisive de Thanh. Ce n’était pas la première fois que deux personnages importants du Nord-Viêt Nam s’opposent tant dans leurs vues que leur soutien. La dernière fois déjà, les vues du prochinois l’avaient emporté : c’était alors Le Duan qui s’était vu préféré à Hô Chi Minh. Du reste, les modérés n’avaient pas eu voix au chapitre car Marigold et Sunflower avaient démontré l’absence de volonté, chez les Américains, de se retrouver autour de la table des négociations. Ce fait a son importance, sans ces deux tentatives avortées, les modérés nord-vietnamiens auraient eu plus de légitimité à promouvoir la négociation. Au lieu de ça, ils étaient décrédibilisés et la grande offensive, accompagnée d’un grand soulèvement au Sud-Viêt Nam, était décidée.
Thanh décéda d’une crise cardiaque en 1967. Des écrits de Giap, on a pu retirer qu’en août 1967, celui-ci était au courant des apports de 55 000 hommes prévus par le Programme 5 et comptait donc attaquer avant que la barre du demi-million d’hommes ne soit dépassée. Giap estimait qu’un soulèvement et une attaque décisive acculeraient les États-Unis, déjà à leur limite sans mobilisation, et que cela encouragerait le sud à la révolte.
Aux États-Unis, le FBI de Hoover mais aussi la CIA de Richard Helms ne cessaient d’intensifier leur lutte contre le mouvement antiguerre. Parmi ces derniers, certains furent invités à voyager à Hanoi par le Nord-Viêt Nam et furent impressionnés par ce qu’ils y découvrirent. Le 22 octobre 1967, 55 000 manifestants se massèrent devant le Pentagone, malgré les grands efforts déployés par le FBI pour empêcher le rassemblement ou en diminuer l’ampleur. L’opposition à la guerre était devenue majoritaire dans les sondages.
Plus grave encore, le secrétaire à la Défense, Robert S. McNamara était définitivement devenu pessimiste quant à l’issue de cette guerre. Déjà en 1965 et 1966, sa confiance en la victoire périclitait. En 1967, elle s’écroula. A contrario, Dean Rusk, le secrétaire d’Etat, restait un soutien solide de la guerre, au moins jusque début 1968. Ainsi, le responsable de l’action militaire cherchait les négociations tandis que le responsable de la diplomatie cherchait la poursuite de la guerre. McNamara chercha d’ailleurs lui-même à organiser la paix, avec l’aide des français et d’un professeur d’Harvard nommé Henry Kissinger, qu’on aura l’occasion de croiser de nouveau. McNamara était en lien avec Hô Chi Minh, par le biais d’intermédiaires. Cette véritable ouverture de paix, nom de code « Pennsylvania » se clôtura elle aussi sur un échec. McNamara en vint à résister aux validations des nouveaux bombardements. Si bien qu’il en fut vivement critiqué.
A Saigon, des élections se tenaient en cette année 1967 et Washington comptait sur leur résultat pour renforcer la légitimité de son engagement. Il est utile de rappeler que la seule justification légitime restante, pour les Etats-Unis, résidait en l’existence de prisonniers américains. Ces prisonniers n’étaient par ailleurs pas traités en prisonniers de guerre, l’état de guerre n’existant pas entre Hanoi et Washington. Avec la pression interne grimpante du peuple américain, Les Etats-Unis livraient deux guerres simultanées, pareillement ingagnables. Le duo Thieu/Ky se présenta (du fait de grandes pressions politiques américaines pour empêcher le second de se présenter seul) et remporta l’élection avec environ 35% des voix, profitant du grand nombre de candidats (il y en avait 10). Le duo militaire fut ainsi reconduit au pouvoir avec un soutien populaire tout à fait relatif. C’était garantir la stabilité politique à court terme mais s’en remettre à la corruption et une direction autoritaire.
Malgré les effets avérés mais limités de Rolling Thunder, l’éternelle question des bombardements se posait encore. L’amiral Sharp, depuis toujours un grand partisan d’une guerre intensifiée, s’estimait brimé dans ses capacités par le secrétaire à la Défense. Concernant les bombardements, la question se posait d’arrêter ceux visant Hanoi et Haiphong pour les limiter à la zone entourant la DMZ. Des bombes touchèrent à nouveau des navires soviétiques dans le port d’Haiphong, sans provoquer plus qu’une vive protestation de Moscou. McNamara, dont la ligne de conduite divergeait dangereusement de celle du pouvoir, fut écarté.
Le secrétaire à la Défense avait, pour dernier acte à son poste, transmis à Johnson sa pensée sur l’évolution de la guerre. Il y conseillait au président de stabiliser la guerre sur quinze mois pour ensuite transférer la charge du conflit au Sud-Viêt Nam. C’était l’idée de la vietnamisation du conflit qui, de fait, sera la ligne directrice quelques années plus tard. Mais pour le moment, McNamara était en avance sur les idées de ses homologues et fut remercié. Les recommandations de McNamara ne furent pas même présentées aux « sages ». Le président Johnson décida de tout bonnement ignorer ce document.
Katzenbach (procureur général américain en 1965-66), résuma la situation, en 1967, par ces mots : « A ce stade de notre engagement, le facteur temps est crucial. La tortue du progrès au Viêt Nam peut-elle conserver la tête devant le lièvre de la dissidence en Amérique ? »
Le départ de McNamara assura la domination de Rostow à la Maison-Blanche. Il créa le Vietnam Information Groupe (VIG) dont les missions principales relevaient de la propagande : démentir l’utilisation d’armes chimiques et de la torture au Viêt Nam, nier l’importance de l’année électorale dans la stratégie générale mais surtout collecter des données sur le contrôle des populations. Rostow et le VIG avaient une influence directe sur le président et travaillèrent avec des estimations erronées de l’ordre de bataille nord-vietnamiens. La CIA avait mieux estimé le nombre d’hommes déployés par Hanoi mais Rostow et Westmoreland s’employèrent à diminuer ce nombre et, sur ces faits diminués, annoncèrent des progrès. Westmoreland fut même rappelé aux États-Unis dans un but de propagande, pour qu’il prononce des discours optimistes et s’exprime devant le Congrès. Il devint ainsi le premier général de l’histoire américaine à être rappelé par son président pour parler devant le Congrès. Il eut une expression malheureuse (s’inspirant d’un ambassadeur) dans son grand discours final le 21 novembre 1967, assurant voir « une lumière au bout du tunnel ».
Sources (texte) :
Prados, John (2015). La guerre du Viêt Nam. Paris : Tempus Perrin, 1080p.
The Vietnam War, documentaire en 10 épisodes de Ken Burns et Lynn Novick, sur Netflix depuis 2017 (17h15 de documentaire)
Source (images) :
https://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%B5_Nguy%C3%AAn_Gi%C3%A1p (général Giap)
https://baobinhphuoc.com.vn/news/1/18800/dai-tuong-nguyen-chi-thanh—tai-nang-nhan-cach-sang-ngoi (général Thanh, site en vietnamien)
https://en.wikipedia.org/wiki/Robert_McNamara (McNamara)
https://alphahistory.com/vietnamwar/nguyen-cao-ky/ (général Ky)
https://www.thoughtco.com/robert-mcnamara-biography-4174414 (McNamara perd confiance)
https://www.wilsoncenter.org/walt-rostow (Rostow)
https://www.nytimes.com/2017/05/09/opinion/johnson-westmoreland-and-the-selling-of-vietnam.html (Westmoreland devant le Congrès)