Carthage antique (partie II) : la Deuxième Guerre gréco-punique, de Denys l’Ancien à Denys le Jeune (410-362 av. J.C)

Carthage antique (partie II) : la Deuxième Guerre gréco-punique, de Denys l’Ancien à Denys le Jeune (410-362 av. J.C)

Rappel : descendante directe de la Phénicie, Carthage avait dès le départ pour vocation la sauvegarde des routes commerciales phéniciennes en Méditerranée. Pendant occidental de Tyr, Carthage était destinée à devenir une puissance maritime et commerciale. Le déclin progressif de la cité mère orientale, constamment soumise à de nouvelles puissances (Assyriens, Babyloniens, Perses achéménides) poussa la cité fille à s’élever. Les relations phénico-puniques n’en demeurèrent pas moins excellentes. Carthage, fondée à la fin du IXe siècle*, entama une expansion territoriale au VIe siècle. Reprenant en main les comptoirs commerciaux phéniciens, Carthage s’établit en Ibérie, Sicile et Sardaigne. Ses alliances avec les Etrusques et les Phéniciens lui permirent d’affaiblir la concurrence grecque. En Sicile, les Grecs s’installèrent néanmoins dans la partie orientale. La situation était alors profitable pour tous car des échanges commerciaux avaient lieu en Sicile. Pourtant, Carthage, qui maitrisait désormais sa chôra africaine, se confronta aux Grecs dans une première guerre gréco-punique en 480 et fut vaincue. Après s’être désintéressée un temps des affaires siciliennes, Carthage se vit obligée d’intervenir de nouveau en 410 contre Sélinonte et Syracuse.

*Sauf indication contraire, toutes les dates de cet article sont sous-entendues avant Jésus Christ.

Hermocrate, général syracusain (?-407 av J.C)

Sélinonte vaincue et rasée, les Puniques s’étaient retirés et avaient licencié leur armée. Mais Carthage allait bien rapidement revenir en Sicile. Hermocrate, général syracusain héros de la guerre contre Athènes (ce que l’on nomme l’expédition de Sicile en 415-413), fit son retour à Syracuse. Il souhaitait soumettre l’ouest de la Sicile pour devenir le tyran de Syracuse. Dès 408, après avoir échoué à prendre le pouvoir une première fois, il provoqua les Puniques en ravageant leurs terres. Malgré la mort d’Hermocrate en 407 lors d’une seconde tentative pour s’emparer du pouvoir à Syracuse, le mal était fait. Syracuse demanda la fin des hostilités à Carthage mais cette dernière ne voulut rien entendre. Elle était décidée à intervenir. Autant la précédente aventure d’Hannibal n’avait pas fait l’unanimité, autant cette décision d’intervention faisait consensus à Carthage.

La métropole africaine déploya toutes les forces disponibles, dont les Numides, et fit alliance avec Athènes en 407 ou 406 pour empêcher une assistance mutuelle entre Sparte et Syracuse. Rappelons que, en Grèce, au même moment, se jouait la fin de la guerre du Péloponnèse entre Sparte et Athènes (431-404). Hannibal ben Gisco* partit ainsi avec une grande armée de 120 000 hommes, d’après Diodore (qui exagère certainement le nombre). Le stratège carthaginois était âgé mais secondé par son cousin Imilco ben Hannon. Voir un stratège carthaginois secondé était inédit, bien que ce soit par un autre membre de la famille magonide. C’était également la première guerre frontale en Sicile pour Carthage : la métropole africaine ne répondait pas, cette fois, à une demande d’aide.

*ben indique le lien de filiation. Littéralement, ici, Hannibal fils de Gisco

L’impressionnante flotte carthaginoise subit un revers d’entrée de jeu : Imilco manqua d’être écrasé par la flotte syracusaine et dut son salut à Hannibal. L’armée carthaginoise débarqua néanmoins sans encombre. Hannibal porta alors son attention sur Syracuse. Pourtant, attaquer Syracuse sans régler la question agrigentine aurait été déraisonnable. Le Carthaginois ne pouvait pas laisser un ennemi sur ses arrières. Hannibal, conscient de cet impératif, assiégea Agrigente. Le général fut terrassé par une épidémie pendant le siège et son armée fut entamée. Imilco prit la suite des opérations. Alors qu’il poursuivait le siège d’Agrigente, Imilco dut se défendre contre une armée syracusaine de 35 000 hommes. Celle-ci échoua à faire lever le siège mais parvint à rejoindre les défenseurs. L’armée carthaginoise, déjà fragilisée, souffrait désormais de la famine. Imilco captura un ravitaillement syracusain de blé, ce qui inversa la tendance.

Fin 406, après 8 mois de siège, les défenseurs, affamés, abandonnèrent la ville. La chute d’Agrigente provoqua une crise politique à Syracuse. Un certain Denys, malgré son jeune âge, en profita pour s’emparer du pouvoir. Il destitua les généraux vaincus et concentra progressivement dans sa main tous les pouvoirs en brandissant sans cesse le danger carthaginois comme justification. Syracuse passait de l’oligarchie à la tyrannie. Une triple attaque de Denys échoua face aux Carthaginois qui prirent et rasèrent Géla. Le pouvoir du tyran Denys vacillait mais une épidémie décima de nouveau l’armée carthaginoise alors qu’Imilco posait le siège sur Syracuse. Imilco et Denys, ayant épuisé leurs ressources, signèrent une trêve en 405.

Alors que la tension retombait pour un temps en Sicile, Carthage commença à changer ses alliances en Italie. L’alliance avec les Etrusques, très développée, s’essoufflait avec le déclin de ces derniers. De fait, après une apogée à la fin du VIe siècle et pendant le Ve siècle, les Etrusques s’effaçaient devant des rivaux italiens, dont Rome. On avait déjà compris que Carthage avait conscience de la montée en puissance de Rome par le simple fait qu’un traité romano-carthaginois ait été signé en 509, bien qu’éminemment favorable à Carthage. Un événement, au début du IVe siècle, marqua l’effondrement inéluctable des Etrusques et la montée en puissance de Rome : ces derniers s’emparèrent de Véies, ville étrusque de première importance, en 396. Pris en étau entre les Gaulois au nord et Rome au sud, les Etrusques allaient bientôt être absorbés.

Denys se servit de l’implantation punique en Sicile pour assoir son pouvoir par la crainte. Il prépara son armée, soumit les villes qui avaient jadis soutenues Athènes contre Syracuse et déclencha à nouveau les hostilités avec Carthage en 398/397. Le tyran de Syracuse assiégea Motyé, symbole de la puissance punique en Sicile et ravagea les villes alentours. Imilco ben Hannon parvint à détruire la flotte syracusaine mais l’armée de Denys (80 000 hommes) s’empara de Motyé et massacra ses habitants ou les réduisit en esclavage. Ce siège vit la première utilisation des catapultes, inventées à Syracuse sous Denys, selon Diodore. Notons qu’en 397 naquit le fils de Denys. Il faudra désormais différencier Denys, dit l’Ancien, de son fils, dit le Jeune.

Carthage se devait de réagir face à un tel affront. Imilco ben Hannon leva une armée (surtout des mercenaires) de près de 100 000 hommes. Denys l’Ancien, lui, assiégea Ségeste. Imilco débarqua en Sicile et assiégea Motyé. Denys l’Ancien se retira vers Syracuse et Imilco délaissa Motyé pour faire de Lilybée le nouveau symbole de la puissance punique en Sicile. Il monta alors son opération pour attaquer Syracuse. Pour ce faire, il décida de prendre Messine. Mais pourquoi prendre une ville du nord-est de la Sicile pour obtenir un avantage sur Syracuse, située au sud-est de l’île ? Contrôler Messine, c’était contrôler le détroit éponyme, cet espace maritime entre la Sicile et la péninsule italique. Maitriser ce détroit, c’était priver Syracuse de l’afflux de renforts (notamment spartiates) venant d’Italie. Imilco se porta alors au sud pour attaquer Syracuse.

Carte représentant les zones d’influence et les principales colonies en Sicile

Denys l’Ancien prépara la ville au siège ainsi que celles des alentours. C’est alors qu’eut lieu la plus importante bataille navale jusqu’à lors, au large de Catane. Les Puniques, menés par Magon le Navarque, remportèrent la bataille en coulant 100 bâtiments syracusains, faisant 20 000 morts : une défaite décisive. Imilco posa de suite le siège sur Syracuse mais les Syracusains refusèrent le combat et le système défensif de Denys l’Ancien tint bon. Profitant de la baisse de vigilance des Puniques, Denys l’Ancien parvint à faire acheminer des renforts spartiates jusqu’à la ville. Pire, l’armée punique était alors décimée par une nouvelle épidémie. Denys l’Ancien en profita pour lancer une attaque générale sur terre et par mer, détruisant son opposant. Imilco fut contraint de négocier et dut s’acquitter d’une forte somme. Du reste, l’autorité de Denys l’Ancien avait bien failli chavirer durant le siège.

Imilco était déshonoré et opta pour le suicide. Si la défaite carthaginoise devant Syracuse ne remettait pas en cause l’implantation punique en Sicile, elle incitait les Libyens au soulèvement en Afrique. Magon parvint à soudoyer des Libyens et joua des dissensions. Le soulèvement en Afrique écrasé, Magon se porta de nouveau en Sicile. Il y mena deux campagnes contre Denys l’Ancien en brandissant la très efficace propagande diplomatique donnant pour objectif de libérer les cités grecques de Sicile. Nombreuses furent celles qui le rallièrent. La propagande jouait son rôle, mais ces cités rejoignaient aussi Carthage parce que la puissance syracusaine se faisait menaçante. Malgré tout, Denys l’Ancien parvint finalement à s’imposer et força Magon à signer une paix en 392. Carthage ne dominait plus que la côte occidentale en Sicile. De fait, Denys l’Ancien ne pouvait totalement se débarrasser des Carthaginois. Ceux-ci représentaient un contrepoids nécessaire à la pérennité de sa tyrannie. Sans les Carthaginois, plus de propagande par la peur possible.

Denys l’Ancien tenta d’établir son hégémonie sur la Sicile. Il affronta ainsi à une coalition de cités grecques de Sicile et d’Italie. Denys l’Ancien parvint finalement à vaincre les italo-grecs. Cette défaite entraîna la chute de Rhegium, dernière cité chalcidienne, après une année de siège, en 386. En 383, Denys l’Ancien reporta son attention sur l’épicratie carthaginoise en Sicile (une épicratie désignant la domination punique sur un territoire, avec pression militaire). Denys l’Ancien pouvait se le permettre car les Gaulois venaient d’envahir le nord de la péninsule italique, mettant à sac Rome en 386 (ou 390, ou 387 selon les sources), débarrassant le tyran de Syracuse de cette menace septentrionale.

Denys l’Ancien profita d’un soulèvement des cités grecques sous le joug carthaginois, incité par lui, pour justifier sa guerre. Une alliance punico-italiote affronta ainsi une alliance gréco-gauloise. L’objectif de l’alliance punico-italiote était de diviser les forces de Syracuse ; Denys l’Ancien devait scinder son armée en deux pour en envoyer une partie dans le sud de l’Italie tout en affrontant Carthage en Sicile. Une expédition punique assista par ailleurs les Italiotes en Italie du sud. Pourtant une énième épidémie toucha Carthage. Les Libyens en profitèrent pour se soulever en Afrique et en Sardaigne. Carthage ne parvint que difficilement à rétablir son autorité. En Sicile même, Magon le Navarque mena l’armée carthaginoise mais fut vaincu et tué, avec 10 000 hommes (d’après Diodore) à la bataille de Cabala (383). Après cette défaite, les Puniques firent mine de discuter les termes inacceptables que Syracuse proposait pour la paix et une trêve prit de facto place.

Le fils de Magon, le jeune Imilco ben Magon, prit la tête de l’armée carthaginoise, la reconstruisit, l’entraina et parvint alors à défaire l’armée de Denys l’Ancien vers 374/373 près du cap Kronion. C’était au tour de Syracuse d’être contrainte de signer la paix en 373 et de verser une forte somme. Les Carthaginois, vainqueurs, restaurèrent leur influence sur la moitié occidentale de la Sicile. Bien plus qu’après Cabala, cette paix prenait la forme d’un traité en bonne et due forme. Mais toutes ces paix n’étaient que des trêves dans la longue Deuxième Guerre gréco-punique. Denys l’Ancien reprit les armes 5 ans plus tard contre Carthage. Il profita du ravage de la métropole africaine par une épidémie pour lever une armée de 33 000 hommes (dont 3 000 cavaliers) et 300 trirèmes. Sa campagne fut victorieuse en 368-367 jusqu’à Lilybée, sur laquelle il posa un siège. Pensant la flotte carthaginoise détruite pendant ce siège, il renvoya la moitié de la sienne à Syracuse.

Le futur Hannon le Grand attaqua avec 200 trirèmes carthaginoises les 150 syracusaines qui furent écrasées en 367. Cette défaite maritime décisive entraina une nouvelle paix. Denys l’Ancien décéda la même année, avant que la paix ne soit signée. Son fils, Denys le Jeune, prit sa suite et débuta donc son règne en signant la paix avec Carthage. Celle-ci fut de courte durée. Denys le Jeune relança la guerre. Carthage, pourtant, était l’alliée de Thèbes, cité grecque alors au sommet de sa puissance et qui empêchait l’acheminement de renforts spartiates et athéniens vers la Sicile. La flotte de Thèbes, sûrement bâtie avec l’aide carthaginoise, disputait à Athènes son hégémonie maritime en Grèce. Hannon le Grand, imitant en cela l’exemple de Magon le Navarque, semblait adopter une stratégie globale. Denys le Jeune fut contraint à la paix en 362. L’instabilité politique fut la conséquence de la défaite à Syracuse.

Sources (texte) :

Melliti, Khaled (2016). Carthage. France : Perrin, 559p.

Ferrero, Guglielmo (2019, réédition de 1936). Nouvelle Histoire romaine. France : Tallandier, 509p.

Sources (images) :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Hermocrate (Hermocrate)

http://explorethemed.com/SicilyClassFr.asp?c=1 (les zones d’influences et colonies siciliennes)

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