La guerre de Crimée (partie VI) : Sébastopol assiégée et la bataille de Balaklava (octobre 1854)
Rappel : Poussé par les Britanniques, Napoléon III accepta finalement de renoncer à la paix pour mettre à exécution le plan qu’il avait lui-même proposé : attaquer la Crimée. Pourtant, les alliés n’étaient pas encore prêts : ils manquaient de matériel. Une épidémie et un incendie, en juillet-août 1854, firent des ravages dans le camp des alliés à Varna et ralentirent les préparatifs. Malgré l’incertitude quant à la puissance de Sébastopol et à la topographie de la Crimée, les alliés embarquèrent en septembre. Les Britanniques brillèrent par leurs retards récurrents sur tout le mois de septembre, de l’embarquement au siège. Après un débarquement en Crimée parfaitement exécuté à un endroit peu optimal, les alliés marchèrent vers le sud, direction Sébastopol. Sur leur route et comme ils l’avaient prévu, les alliés tombèrent sur l’armée russe de Menchikov. La bataille de l’Alma, malgré une attaque britannique très tardive, trouva une conclusion favorable aux alliés le 20 septembre 1854. Les Russes retraitèrent vers Sébastopol. Pour les Français, les Britanniques et les Ottomans, il était temps d’assiéger le plus important port russe de la Crimée.
Après la bataille de l’Alma (20 septembre), les Britanniques ne furent prêts à avancer que le 23 : tout avantage était perdu. Les Russes coulèrent des navires dans la rade de Sébastopol pour en bloquer l’accès. Tout le plan des alliés était ruiné et la majorité des marins russes garnirent les remparts d’excellentes troupes. Saint-Arnaud, torturé par sa maladie et une forme de choléra – qui venait de refaire son apparition après l’Alma – se trouvait de nouveau à l’article de la mort. Cette fois, il passa son commandement à Canrobert le 26 septembre et embarqua à Balaklava pour Constantinople le 29 septembre. La guerre était terminée pour lui, tout comme la vie : il rendit son dernier souffle ce même jour, pendant la traversée. Le maréchal eut l’occasion d’apercevoir de loin Sébastopol avant le trépas. Tandis que les Britanniques installaient à Balaklava leur centre d’opérations, les Français optaient pour Kamiesch.
Menchikov renforça par une partie de son armée les défenseurs de Sébastopol mais garda avec lui le gros de sa force et s’établit plus loin en Crimée. L’objectif était double ; rester hors de Sébastopol lui permettait de communiquer avec l’empire tout en faisant peser un danger sur les arrières des alliés. Par ce choix et par celui de bloquer la rade de Sébastopol en sabordant les navires, Menchikov infirma la classique et redoutable stratégie de profondeur de la Russie. Si Menchikov avait laissé tomber Sébastopol, qu’auraient fait les alliés ? L’Empire russe aurait continué la guerre en profitant des immensités de ses steppes pour épuiser les alliés comme ils avaient usé la Grande Armée en 1812. Les Russes y auraient certainement gagné. Au lieu de quoi, résister à Sébastopol permettait aux alliés de tirer au mieux profit de leur supériorité technologique en saignant les Russes à blanc.
Début octobre 1854, le siège de Sébastopol débuta. Il y avait là 42 000 Français, 22 000 Britanniques et 5 000 Turcs. La place s’était parée de défenses. Toute la population de Sébastopol, très militarisée, avait été mise à profit. Chez les Russes, on craignait plus que tout une offensive immédiate. Raglan et Canrobert, prudents à l’excès, décidèrent d’assiéger Sébastopol et de préparer un assaut sous peu. Il n’était pas question d’un assaut immédiat pour enlever la ville promptement. Des tranchées furent creusées dans la nuit du 8 au 9 octobre par les Français. Ces travaux, preuves d’un siège long en préparation, soulagèrent les Russes. Les Français creusèrent leurs tranchées plus proches de Sébastopol que ne le firent les Britanniques qui, de ce fait, ne se firent pas tirer dessus en creusant. Les alliés avaient prévu de faire massivement feu sur Sébastopol le 17 octobre.
Ainsi, l’artillerie franco-britannique, mise en batteries, pilonna la place le 17. Les Russes répondirent, non sans talent. Après plusieurs heures de combat, artillerie contre artillerie, plusieurs magasins d’artillerie français, contenant la poudre, furent touchés. Les magasins explosèrent, faisant de nombreuses victimes et mettant hors d’usage plusieurs batteries françaises. Du côté des Britanniques, il en allait tout autrement. Ceux-ci occupaient une position qui surplombait les murs et où les défenses russes étaient de surcroît moins solides. Ils avaient une artillerie de plus gros calibre que leurs homologues français., parfois même supérieur à certaines pièces russes. Pour finir, les Britanniques tirèrent moins rapidement que les Français et les Russes mais avec une précision autrement plus redoutable. Plusieurs magasins russes explosèrent et un bastion fut rasé. Une brèche béante venait d’éventrer les défenses de Sébastopol. Ce que redoutaient les Russes venait de se produire : les alliés avaient le champ libre pour donner l’assaut. Mais Raglan, trop prudent, ne saisit pas l’opportunité. Pourtant, il y aurait acquis une position avantageuse.
Pour soutenir l’effort sur terre, les navires alliés engagèrent les défenses côtières de Sébastopol le même jour. Mais celles-ci étaient nettement plus solides. Les marines franco-britanniques déplorèrent 74 morts et 446 blessés. Les défenses côtières russes s’en trouvèrent à peine entamées. Concernant l’attaque terrestre du 17, les alliés déploraient 348 pertes contre 1 112 pour les Russes. Mais cet effort s’avéra inutile : les fortifications de Sébastopol furent rétablies dans la nuit par un travail acharné des Russes. La poursuite des bombardements du 18 au 21 octobre ne fut pas plus concluante. Les fortifications furent sans cesse reformées la nuit, voire améliorées. Les munitions des Russes semblaient aussi inépuisables que leur résistance était acharnée.
L’armée de secours, dirigée par Menchikov, guettait toute faiblesse lui permettant attaquer les alliés sur leurs arrières. Le 25 octobre 1854, 25 000 Russes se présentèrent en face de Balaklava, base d’opérations des Britanniques. La ville portuaire n’était défendue que par une dizaine de milliers d’hommes. Les Russes s’emparèrent bien vite des premières redoutes, faiblement défendues par des Ottomans en grave infériorité numérique. Gortchakov, qui menait l’attaque du côté russe, ordonna une charge de cavalerie sur les maigres défenses qu’on lui opposait dans la plaine. En face, 650 Highlanders formèrent deux lignes. Les Ecossais ajustèrent si bien leurs quelques salves qu’ils repoussèrent la charge. La cavalerie russe se présenta également devant les cuirassés de lord Scarlett. Celui-ci, bien que n’ayant jamais combattu, prit la bonne décision en ne subissant pas la charge : il ordonna à sa cavalerie lourde de charger la charge russe. Les Britanniques traversèrent de part en part les assaillants. Cet instant, celui durant lequel une troupe ennemie est bousculée et doit reculer pour se regrouper, ne doit pas être gâché. La cavalerie légère de lord Cardigan, en chargeant, aurait changé cet échec en déroute pour les Russes. Pourtant, il ne broncha pas, qu’importe les protestations de ses subordonnés. Cardigan avait pleinement conscience de l’avantage qu’il laissait disparaître.
Son immobilisme était intentionnel : son supérieur, en charge de toute la cavalerie, Lord Lucan, était son beau-frère, qu’il détestait. Cardigan décida alors de respecter à la lettre l’ordre de Lucan qui lui disait de « tenir sa position ». C’était oublier que cet ordre était complété de « attaquez tout ce qui passera à votre portée ». Ainsi, Cardigan voulait rendre Lucan responsable de la faute. La cavalerie russe, de ce fait, put retraiter et se regrouper. Lord Raglan observait tout depuis les hauteurs surplombant le champ de bataille. Le commandant britannique, pareil au duc de Wellington sous lequel il avait servi lors des guerres napoléoniennes, considérait que la cavalerie n’apportait que des embarras. A l’erreur intentionnelle de Cardigan se superposa celle, plus grave et non-désirée, de Raglan. Celui-ci donna au capitaine Nolan un ordre peu clair à destination de lord Lucan : « Lord Raglan veut que la cavalerie s’avance rapidement sur le front, poursuive l’ennemi, et l’empêche d’emporter les canons. Une troupe d’artillerie à cheval peut accompagner. La cavalerie française est à sa gauche. Sur le champ ! ».
Déjà, il faudra trois quart d’heure au capitaine Nolan pour apporter l’ordre à Lucan. La situation stratégique avait eu le temps de changer. Chose sensée face à cet ordre vague, Lucan protesta : quel ennemi ? Quels canons ? En fait, Raglan entendait attaquer les redoutes perdues par les Turques ainsi que les canons de ces derniers, capturés par les Russes. Mais Nolan ne le savait pas et indiqua donc vaguement à Lucan le fond de la vallée. En plus de désigner la mauvaise cible, Nolan poussait ainsi Lucan à attaquer, de front et sans couverture, les batteries russes, défiant tous les principes militaires. On peut ici ajouter que Nolan, ayant vu la cavalerie lourde se distinguer sous Scarlett, souhaitait certainement que la cavalerie légère à laquelle il appartenait en fasse autant.
Lucan ne discuta pas davantage et ordonna à Cardigan de charger avec sa brigade légère. Cardigan protesta malgré son inexpérience. Mais les ordres étaient les ordres. Alors Cardigan rassembla ses 5 régiments (soit seulement 658 hommes, ce qui est peu pour ce nombre de régiments, ceux-ci ayant été clairsemés par les maladies et les combats). Prenant la tête de sa cavalerie légère, assisté par Nolan, Cardigan chargea dans les règles de l’art, droit sur les batteries russes. Raglan fut pris d’effroi lorsqu’il vit les cavaliers dépasser les redoutes sans les charges et se diriger vers les batteries russes. Des deux côtés de la vallée, les canons donnèrent. La fine fleur de la cavalerie légère britannique, peut-être la plus belle de cette époque, parvint aux canons russes et sabra une partie de leurs servants. Décimée, la brigade fit demi-tour, toujours sous le feu des Russes. Nolan était déjà tombé. Sur le retour, la cavalerie dut affronter des carrés d’infanterie russe. Au final, 195 cavaliers revinrent de cette mission suicide, dont Cardigan. La sublime cavalerie légère britannique venait de mourir à Balaklava. Pour rien. En tant qu’unité combattante, la brigade était morte ce 25 octobre.
Finalement, les Russes se retirèrent sans avoir atteint un seul de leurs objectifs. Une vigoureuse attaque sur Balaklava aurait certainement emporté la ville. L’issue de la bataille demeurait donc indécise, aucun des camps ne pouvait réellement se déclarer victorieux. Des deux côtés, on comptait 500 à 600 pertes environ.
Du côté du siège de Sébastopol, les alliés voulaient en finir avant que l’hiver n’arrive. Todleben, en charge de la défense de la ville, en était pleinement conscient et les Russes craignaient cet assaut, prévu le 6 novembre. Pour le préparer, les Français progressaient en creusant des tranchées, particulièrement vers le bastion du Mât dont ils devaient s’emparer en cas d’assaut. Les Britanniques focalisaient eux leur attention sur le bastion du Grand Redan. Mais c’était sans compter sur l’armée de secours. Menchikov, pressé par le tsar, allait passer à l’attaque. Tout comme les défenseurs de Sébastopol, Menchikov venait de recevoir les renforts de bonnes troupes retirées du front du Danube. Le tsar envoya même deux fils au front pour motiver ses hommes. Avec ces renforts, les Russes totalisaient, sans compter les marins, quelque 100 000 hommes. Les alliés en alignaient environ 70 000.
Source (texte) :
Gouttman, Alain (2006). La guerre de Crimée 1853-1856. France : Perrin, 444p.
Sources (images) :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_de_Crim%C3%A9e (pilonnage de Sébastopol pour les Britanniques + évolution de la guerre en 1854 + carte du siège)
https://www.britishbattles.com/crimean-war/battle-of-balaclava/ (vision tactique de la bataille de Balaklava + charge brigade légère)