Carthage antique (partie III) : de Timoléon à Agathocle (360-313 av. J-C)
Rappel : en Sicile, le général syracusain Hermocrate déclencha la Deuxième Guerre gréco-punique par des provocations. Pour la première fois, Carthage intervint en Sicile sans y être invitée par une puissance locale. Cette guerre siculo-punique* provoqua une instabilité politique à Syracuse. Un certain Denys (plus tard dit « l’Ancien ») en profita pour prendre le pouvoir en 406 av. J-C. Les deux principaux belligérants avaient épuisé leurs ressources et une trêve fut conclue en 405**. Carthage profita de cette accalmie pour se rapprocher de Rome, puissance montante, au détriment de l’alliance avec des Etrusques sur le déclin. La paix en Sicile ne surmonta pas l’épreuve du temps. Les hostilités reprirent alors entre Carthage et Syracuse de 398 à 362, entrecoupées environ une fois par décennie de trêves ou de paix humiliantes pour l’une des parties. Ces affrontements virent notamment s’opposer les alliances punico-italiote et gréco-gauloise. Denys l’Ancien expira en 367 alors qu’une énième paix, défavorable à ses intérêts, se négociait. Son fils, Denys le Jeune, prit sa suite dans un climat de tensions internes. La guerre se ralluma avec Carthage et Denys le Jeune fut vaincu en 362. Son pouvoir vacillait.
*Le terme « siculo » renvoie à Syracuse, de la même manière que « punique » renvoie à Carthage.
**Sauf indication contraire, toutes les dates de cet article sont sous-entendues avant Jésus Christ.
Pendant ce temps, Carthage s’intéressait à la maîtrise de l’Afrique. Ainsi, Hannon le Grand mena des expéditions victorieuses en Numidie vers 360/350. Ce n’est vraisemblablement qu’avec son œuvre que Carthage prit un ascendant sur la Numidie. Hannon le Grand tomba alors dans les affres de la politique. Le moment était propice : son adversaire politique, Eshmounyaton, philhellène et accusé de s’entendre avec Syracuse, venait de se retirer de la politique (ou avait été exécuté). Hannon le Grand projeta alors d’empoisonner les sénateurs lors d’un banquet pour prendre le pouvoir. Son projet s’ébruita. Alors, Hannon tenta de prendre le pouvoir par la force vers 350, en vain. L’oligarchie rejeta la dictature, fit lyncher et crucifier Hannon le Grand. Toute sa famille fut massacrée. Seul son fils Gisco, qui s’était illustré en Afrique et en Sicile, fut épargné mais condamné à l’exil.
Alors que les guerres se multipliaient, l’oligarchie allait devoir se confronter de plus en plus à ces grands généraux, auréolés de victoires, à qui le succès inspirait de l’audace. L’exemple gréco-macédonien d’Alexandre le Grand en Méditerranée orientale, sur le point de se révéler, allait inspirer bien des ambitieux. Cette réalité allait menacer Carthage et bientôt s’imposer à Syracuse sous Agathocle. Pourtant, l’oligarchie allait se maintenir au pouvoir à Carthage, jusqu’à sa chute. A Carthage, la magistrature suprême, le suffétat, fut monopolisée par les Magonides jusqu’au début du IVe siècle. On considère ainsi la mort d’Imilco comme la fin de cette mainmise magonide. Pourtant, Carthage n’a jamais été une monarchie. La suprématie magonide tenait davantage de la fortune, du prestige et du mérite. Il ne fut jamais question d’hérédité. Par exemple, Asdrubal ben Magon fut investi suffète pas moins de 11 fois ! Cela sous-entendait une élection dans laquelle le peuple avait un poids non négligeable.
Comme les consuls de Rome, les suffètes étaient toujours élus et au nombre de deux. D’autre part, le suffète et le stratège étaient deux individus différents ; du moins à la fin du IVe siècle. Avant cela, quelques cas de suffètes ayant écopé de commandements militaires ont existé, surtout en Sicile. Ainsi, le suffète ne pouvait, à partir de la fin du IVe siècle, obtenir la gloire du champ de bataille. La magistrature de Carthage échappa à la tyrannie grâce au Conseil des Anciens (Sénat) et au tribunal des Cents (ou des Cent-Quatre, apparu dans la première moitié du IVe siècle) qui contrebalançaient les pouvoirs. Ajoutons qu’une Constitution mélangeant des principes monarchiques, démocratiques et aristocratiques permettait la pérennité du pouvoir oligarchique. Le Sénat, parfois regroupé en commissions de 10 ou 30 membres, gérait tout.
Avec l’apaisement des tensions durant la guerre siculo-punique, dite Deuxième Guerre gréco-punique, la métropole africaine s’activa. Carthage s’attela à une politique de fortification de ses positions en Sicile, en Sardaigne et en Afrique au IVe siècle.
A la faveur de cette accalmie en Méditerranée centrale, le tableau géopolitique changea à nouveau. On l’avait compris, Rome devenait en Italie une puissance, sinon prépondérante, au moins significative. Carthage l’avait déjà senti tout comme les Puniques avaient estimé le déclin des Etrusques comme consumé. Le temps leur donna raison : Rome triompha définitivement des Etrusques en 354-350. L’Urbs, ainsi renforcée, se préparait même à affronter les Samnites plus au sud dans la péninsule italique. On ne s’étonnera pas, dès lors, que l’alliance romano-carthaginoise de 509 soit renouvelée en 348. Pour les Puniques, une guerre romano-samnite était souhaitable car elle priverait la Sicile de tout renfort. Si cette information était souhaitable, c’était que les relations siculo-puniques s’étaient dégradées.
*urbs signifie une ville en latin, avec une majuscule, le mot fait directement référence à Rome.
Une armée carthaginoise débarqua en Sicile en 345. A Syracuse, Denys le Jeune perdait définitivement pied face à Hikétas, allié des Puniques, qui maîtrisait une grande partie de la ville. Pourtant, il n’était pas le favori du peuple syracusain. Ce dernier chercha la stabilité à l’étranger : le corinthien Timoléon fut appelé à prendre le pouvoir. Il chassa Denys le Jeune du pouvoir dès 343. Le souverain déchu était condamné à l’exil. Le corinthien Timoléon prit le pouvoir à Syracuse la même année et se départant instamment d’Hikétas, malgré une flotte carthaginoise envoyée en soutien dans le port de Syracuse. Le Corinthien, notons-le, mit temporairement fin à la tyrannie de Syracuse et mit en place une oligarchie. Timoléon gardait le titre de stratège et fut nommé à la nouvelle magistrature suprême de Syracuse. Il donna par ailleurs aux syracusains une constitution aux allures démocratiques.
Timoléon triomphait et ne comptait pas s’arrêter là. Il fit campagne dans la partie occidentale de la Sicile et amassa du butin. Le revers politique qu’était la prise de pouvoir du stratège corinthien était donc également un revers réputationnel pour Carthage. Une imposante armée fut immédiatement levée ; celle-ci comprenait des citoyens carthaginois, des auxiliaires africains et des mercenaires celtes, ibères et ligures (donc venant de l’Espagne, la France et l’Italie actuelles). Pour la première fois, une unité d’élite composée de 2 500 jeunes nobles carthaginois fut constituée : le « bataillon sacré ». C’était là une preuve de la gravité de la situation. Finalement, une armée de 70 000 fantassins et 10 000 cavaliers, soutenus par une flotte de 200 bâtiments, se préparait à Lilybée selon Diodore. Cette armée était dirigée par deux stratèges.
Timoléon décida d’aller à la rencontre de cette armée avec la sienne. L’armée syracusaine surprit sa pendante carthaginoise alors qu’elle enjambait un fleuve. Une armée surprise dans cette posture délicate ne pouvait correctement lutter. La bataille de Crimisos débuta ainsi en 340. Malgré une belle résistance du « bataillon sacré », la déroute de cette même unité provoqua celle de l’armée carthaginoise entière. Les vaincus déploraient 12 000 tués et 15 000 prisonniers. Généralement, c’est par cette défaite carthaginoise que l’on clôture la Deuxième Guerre gréco-punique (410-340). Les belligérants se contentent alors d’un statu quo. Pourtant, cette trêve, pas plus que les autres, n’était promise à une pérennité.
Carthage, après ce nouveau revers en 340, en vint à quémander l’aide du fils exilé d’Hannon le Grand. On s’en souvient, toute la famille d’Hannon le Grand avait été massacrée ; à l’exception de son fils Gisco qui s’était illustré lors des campagnes siciliennes de son père. Gisco ben Hannon prit ainsi la tête d’une nouvelle armée carthaginoise, formée de mercenaires et, pour la première fois, également de mercenaires grecs. Gisco remporta plusieurs victoires en Sicile alors que ses alliés subissaient des revers. En 338, un traité de paix fut signé : la frontière restait la même qu’avant 340. Timoléon faisait là preuve de générosité, car il avait l’avantage. Mais la perspective d’une bataille contre le redoutable Gisco et les conditions subsidiaires contrebalançaient le manque à gagner territorial pour Timoléon. Ces conditions subsidiaires permettaient aux Grecs de la partie punique de l’île de s’établir dans la partie orientale s’ils le souhaitaient : Timoléon misait sur un regroupement grec ; elles interdisaient également à Carthage de soutenir les tyrans grecs en guerre contre Syracuse. Ce dernier point est important car c’est par les luttes politiques et militaires grecques intestines que Carthage avait toujours gagné du terrain en Sicile.
Eloignons-nous un instant de la Sicile. On l’a dit, Carthage maintint avec Tyr de bonnes relations. Et ce, qu’importe les déboires de la cité mère, sans arrêt assujettie à plus puissante qu’elle sur la scène levantine. La métropole africaine honorait toujours Tyr d’une dîme. La situation ne changea pas malgré la soumission de Tyr au conquérant macédonien Alexandre le Grand (en 332). Le Levant incorporait le monde hellénistique pour trois siècles. Carthage, par ailleurs, accueillit nombre de réfugiés tyriens ayant fui devant Alexandre le Grand. Des navires carthaginois étaient venus aider une évacuation avant que la cité ne tombe. Cette relation phénico-punique se retrouve même au travers des traités romano-carthaginois de 348 et 279, dans lesquels Tyr est intégré. Preuve supplémentaire, s’il en fallait une, des bonnes relations commerciales et politiques entre la cité mère et la cité fille.
Du reste, l’assise du pouvoir macédonien dans la partie orientale de la Méditerranée ne fut pas sans conséquences. Après la soumission de l’Egypte à Alexandre le Grand, la Libye grecque (surtout la Cyrénaïque) passa également sous influence macédonienne en 331. Le conquérant macédonien, revenu à Babylone après une longue conquête en Asie, aurait alors envisagé de porter la guerre en Afrique. Dans la dernière année de sa vie, il aurait songé à exécuter une circumnavigation de l’Afrique (qu’il pensait nettement plus petite) et terminer cette expédition en assaillant les Puniques. Les historiens ne sont pas d’accord sur la véracité de ces projets. Une flotte fut néanmoins bâtie par Néarque, son amiral. Mais la maladie emporta Alexandre juste avant qu’il ne parte, en juin 323. Ses généraux, les dénommés Diadoques (« successeurs, qui recueille la succession de »), se partagèrent alors l’immense empire laissé en héritage par Alexandre. Le diadoque qui nous intéresse le plus pour notre sujet est Ptolémée, qui devint roi d’Egypte (et non pharaon), fondant la dynastie lagide.
L’instabilité politique qui frappa alors la Cyrénaïque était un excellent prétexte d’intervention pour les ambitieux Macédoniens. Revenons sur les événements : Thibron, un aventurier spartiate, débarqua dans la Cyrénaïque avec des mercenaires, s’empara d’Apollonia sur le littoral et mit le siège sur Cyrène après avoir vaincu une armée cyrénéenne. Le spartiate voulu alors porter la guerre en territoire punique pour unifier les Grecs de la Cyrénaïque. Pourtant, les exactions de Thibron donnèrent naissance à une coalition grecque contre le spartiate. Aristocrates et démocrates cyrénéens s’entendirent pour appeler les Puniques à l’aide. L’autre choix en la matière, Ptolémée, avait été écarté car demander son aide était sacrifier leur indépendance. La Cyrénaïque était considérée par Carthage comme une nécessaire zone tampon entre les aires d’influence punique et macédonienne (puis avec l’Egypte ptolémaïque).
Les Carthaginois acceptèrent ainsi d’aider les Cyrénéens pour préserver l’équilibre. Mais Thibron triompha de la coalition et posa le siège sur Cyrène. Les Cyrénéens se déchirèrent à nouveau entre aristocrates et démocrates. Les premiers furent contraints à l’exil et demandèrent l’aide des Lagides. Ptolémée n’hésita pas à intervenir : il envoya une armée sous les ordres d’Ophellas, ancien cadre de l’armée d’Alexandre, qui vainquit Thibron et les démocrates cyrénéens. Cette victoire offrit à Ophellas le gouvernement de la Cyrénaïque, sous la tutelle ptolémaïque, formant une frontière commune avec les Puniques. Ptolémée était tout à fait légitime à intervenir, on l’a vu ; il l’était moins, en revanche, à demeurer et gouverner. D’ailleurs, Ptolémée évita d’annexer la Cyrénaïque. Ce territoire, qui avait été l’allié d’Alexandre le Grand, n’avait jamais fait partie de l’Empire macédonien* et ne faisait donc pas partie de l’héritage d’Alexandre.
*Notons qu’avant l’Empire romain, le terme « empire » n’existait pas. Toutes ces structures politiques sont donc des royaumes bien qu’elles possèdent souvent toutes les caractéristiques d’un empire. Le souverain achéménide était ainsi le Roi des rois. Le concept politique a largement précédé Rome. Je ne ferai pas toujours la différence par simplicité.
Pourtant, Ptolémée avait tout intérêt à établir une domination sur la Cyrénaïque. D’abord, c’était éviter qu’un autre aventurier ne prenne le pouvoir et ne menace le flanc de l’Egypte, déjà bien occupée dans les multiples guerres entre Diadoques. Ensuite, en poussant légèrement la domination vers l’ouest (vers la Grande Syrte, la Libye), c’était contrôler le commerce des caravanes provenant d’Afrique centrale. L’objectif était donc politique et commercial. Le Lagide établit, par le biais de son lieutenant Ophellas, une union personnelle entre l’Egypte ptolémaïque et Cyrène. Ptolémée Ier se fit stratège viager de la Cyrénaïque. Ophellas fut ainsi régent de la Cyrénaïque de 322 à 309 et poussa sans surprise sa domination vers l’ouest, au détriment de la zone punique, gagnant 200 km sur l’ancienne frontière. Carthage, occupée en Sicile contre Agathocle, ne pouvait se permettre de réagir. Surtout que Ptolémée protégeait Ophellas.
En Sicile, la paix de 338 fut pérenne. Timoléon ne chercha plus à étendre sa domination vers l’épicratie punique par les armes. Cette paix demeura jusqu’à l’arrivée d’Agathocle, un ambitieux qui profita des tensions politiques à Syracuse pour prendre le pouvoir, dans la confusion et par les armes. Ce mode opératoire n’était pas sans rappeler celui de Denys l’Ancien. Dans son entreprise de conquête du pouvoir, Agathocle s’opposa à la volonté carthaginoise quand il assiégea Syracuse avec une petite armée. La ville était notamment défendue par des Puniques. Puis le général carthaginois en Sicile décida de miser sur Agathocle, permettant à ce dernier de devenir tyran à Syracuse. Son ambition débordante mena les autres cités grecques à former contre lui une coalition, menée par Agrigente. La coalition ne pouvait s’attirer le soutien carthaginois car ils semblaient acquis à Agathocle. Toutefois Carthage se posa en médiateur et un traité fut signé en 313. Par celui-ci, Carthage assurait sa domination sur la Sicile et étendait son influence plus à l’est. Mais le traité donnait clairement le reste de l’île à l’influence syracusaine et donc à Agathocle. Il allait devenir un redoutable ennemi pour Carthage.
Sources (texte) :
Melliti, Khaled (2016). Carthage. France : Perrin, 559p.
Will, Edouard (1979-1982). Histoire politique du monde hellénistique 323-30 av. J-C (tome 1 et 2). Millau : Editions du Seuil, 1051p.
Weigall, Arthur (2019). Alexandre le Grand. Paris : Éditions Payot & Rivages, 512p.
Vanoyeke, Violaine (1995). Hannibal. Paris : Éditions France-Empire, 295p
Sources (images) :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Timol%C3%A9on (Timoléon)
https://www.youtube.com/watch?v=wM35OVfRRAk&ab_channel=CostasMelas (vidéo YouTube sur l’histoire de la Sicile)
https://www.larousse.fr/encyclopedie/images/Lexp%C3%A9dition_dAlexandre/1009142 (Empire d’Alexandre)