Carthage antique (partie IV) : Agathocle, basileus hellénistique ? (313-289 av. J-C)

Carthage antique (partie IV) : Agathocle, basileus hellénistique ? (313-289 av. J-C)

Rappel : après ses succès face aux Syracusains en Sicile, Hannon le Grand avait renforcé son prestige en établissant plus solidement l’influence carthaginoise en Afrique en 360-350 av. J-C*. Ces succès n’empêchèrent pas Hannon, après une tentative de coup d’Etat échouée, d’être crucifié. Le Sénat gardait l’ascendant chez les Puniques. En Italie, Rome affirmait sa puissance au détriment de celle des Etrusques. En Sicile, les difficultés de Denys le Jeune se soldèrent par son renversement par le corinthien Timoléon, qui mit fin à la tyrannie. Celui-ci triompha des Carthaginois, notamment lors de la bataille de Crimisos en 340. Gisco ben Hannon, fils d’Hannon le Grand et le seul n’ayant pas été massacré sur ordre du Sénat carthaginois, fut appelé à l’aide par celui-ci. Il prit la tête d’une armée punique et offrit à Carthage, par ses succès, une paix plus avantageuse en 338 en Sicile. La Méditerranée orientale vit alors Alexandre III de Macédoine mettre à genoux l’Empire perse achéménide. Ce même Alexandre, dit « le Grand » assiégea et massacra les habitants de Tyr sur son passage. De nombreux phéniciens se réfugièrent dans Carthage. Avec la mort d’Alexandre, l’Empire macédonien se brisa entre les Diadoques. Ptolémée hérita de l’Egypte et en devint le roi. L’influence macédonienne commença à inquiéter Carthage lorsque Ophellas, lieutenant de Ptolémée, prit le pouvoir en Cyrénaïque. Une union personnelle fut formée entre l’Egypte ptolémaïque et Cyrène et commença à empiéter sur les possessions puniques en Libye. Pourtant, la métropole ne pouvait réagir, elle devait se confronter à Agathocle en Sicile.

*Sauf indication contraire, toutes les dates de cet article sont sous-entendues avant Jésus Christ.

Agathocle, disposant d’une solide influence, décida de faire la guerre à tous ses opposants puis de dévaster les territoires puniques. Il prit le soin de faire la paix avec les cités grecques en 312. Les Puniques menacés débarquèrent une armée, dirigée par Amilcar ben Gisco, fils de Gisco ben Hannon qui avait si brillamment réussit. Une Troisième Guerre gréco-punique (ou siculo-punique) avait bel et bien commencé (311-306). Immédiatement, le stratège punique occupa la colline Ecnomos en face de Gela, idéalement placée pour envahir la partie orientale de la Sicile. Pendant ce temps, les alliés de Carthage furent vaincus par Agathocle. Des renforts, envoyés par Carthage, furent en grande partie engloutis par les flots. Pourtant, Amilcar parvint à remettre sur pieds son armée qui regroupait 40 000 hommes et 5 000 cavaliers.

Agathocle, tyran puis roi de Syracuse (316-289 av. J-C)

Il obtint quelques victoires mineures, de quoi redonner de l’enthousiasme à ses hommes. Agathocle s’établit alors à Géla en 311, face à la colline Ecnomos occupée par les Puniques. Personne ne souhaitait prendre l’initiative. Finalement, Agathocle lança son attaque sur le camp punique. Une judicieuse utilisation des frondeurs baléares et des renforts libyens attaquant les Grecs sur leurs arrières favorisèrent Amilcar. L’armée d’Agathocle déplora 7 000 pertes*, l’armée punique 500. Agathocle, vaincu, s’enferma dans Géla. Loin de l’assiéger, Amilcar décida de le laisser derrière et d’envahir la partie orientale de la Sicile en reprenant à son compte la stratégie de ses aïeux : prôner la liberté pour rallier les Grecs à sa cause. De nombreuses villes tombèrent devant le stratège carthaginois. Agathocle rentra à Syracuse et prépara une nouvelle bataille, qu’il perdit également.

*Notons que le terme de perte, militairement parlant, compte tous ceux qui sont définitivement ou momentanément hors combat : tués, blessés, malades, prisonniers, disparus.

Mais alors que Syracuse était clairement menacée par Amilcar ben Gisco, Agathocle opta pour un plan ambitieux : il déjoua la vigilance de la flotte carthaginoise et s’en alla avec une armée et son fils débarquer en Afrique du Nord, en 310 ! Il estima, à raison, que s’emparer de ce territoire qui n’avait pas connu de guerre depuis longtemps serait facile. Il avait pour projet de contrôler l’Afrique et de menacer directement Carthage. Talonné par les Puniques, Agathocle débarqua en Afrique du Nord, repoussa la flotte carthaginoise, puis brûla ses navires pour obliger ses soldats à se battre jusqu’au bout. Alors qu’il progressait sans difficulté vers Carthage, la panique s’empara de la métropole africaine. Une armée de 40 000 fantassins et 1 000 cavaliers fut levée à la hâte. Elle fut dotée d’un commandement bicéphale pour juguler les ambitions qui pourraient découler d’une victoire.

Agathocle choisit habilement le terrain pour la bataille. Comme toujours depuis sa création, le « bataillon sacré », composé de nobles, lutta héroïquement et tint le centre punique. Mais l’un des stratèges fut tué au combat et le second ordonna la retraite. On ne connait pas les chiffres exacts des pertes, mais la bataille était à l’avantage des Grecs qui perdirent quelque 200 hommes pour 1 000 à 3 000 Puniques selon les sources. En Sicile, Amilcar tenta de décourager Syracuse, qu’il assiégeait toujours, mais ne parvint à rien. Il envoya alors des renforts en Afrique. Ces derniers ne furent pas inutiles car une armée punique fut à nouveau vaincue par Agathocle près de Tunis après que le tyran de Syracuse a dévasté le pays plus au sud.

En 309, Amilcar ben Gisco fut capturé lors d’une tentative d’assaut sur Syracuse et décapité. Au même moment, Agathocle obtint alors une victoire par la ruse en Afrique. Le tyran de Syracuse faisait pourtant face à un risque élevé de sédition parmi ses soldats. Ça ne l’empêcha pas de triompher encore des Puniques en Numidie, coupant l’accès au vivier d’hommes de Carthage. La situation devenait alarmante pour Carthage.

Ptolémée Ier Sôter, roi d’Egypte (305-283 av. J-C)

Agathocle proposa à Ophellas, régent de la Cyrénaïque et protégé de l’Egypte ptolémaïque, de l’aider contre Carthage. En contrepartie, Agathocle lui cédait l’entière Libye. Agathocle espérait, en réalité, l’intervention de la flotte ptolémaïque pour établir un blocus sur Carthage. Cassandre, roi de Macédoine, aida Ophellas à trouver des mercenaires en Grèce et le poussa à intervenir aux côtés d’Agathocle. Ptolémée y voyait une ingérence politique macédonienne dans sa zone d’influence et refusa alors la participation de sa flotte à l’opération. L’Egypte lagide craignait la création d’un empire grec d’Occident sur son flanc. Ophellas partit pourtant avec 10 000 hommes et 600 cavaliers vers Carthage. Agathocle et Ophellas joignirent leurs forces en 308. Le tyran de Syracuse ne comptait cependant pas honorer sa promesse et était contrarié de l’absence de la flotte lagide. Sans compter qu’Ophellas avait menti en disant prendre uniquement le commandement maritime et lui laisser le commandement terrestre.

Il n’en fallut pas plus à Agathocle pour assassiner Ophellas en 308. L’Egypte lagide, opposée au projet grec, n’était pas mécontente de voir Ophellas mourir et n’en tint pas rigueur. Le tyran de Syracuse récupérait ainsi une armée de mercenaires expérimentés pour soutenir la sienne, également professionnelle. Pour Carthage, la situation avait empiré. Au même moment, le stratège carthaginois, qui s’en était sorti vivant lors du premier affrontement contre Agathocle en Afrique, tenta un coup d’Etat avec 4 000 mercenaires et 500 citoyens. Il se déclara souverain avant d’être crucifié par le Sénat, qui n’avait pas flanché. Agathocle ne put profiter du moment car il était alors en train de tuer Ophellas. Le tyran syracusain continua donc à entourer la cité punique que ses puissantes défenses rendaient invulnérable. Utique tomba en 307. Agathocle captura la majorité de l’arrière-pays carthaginois et noua des alliances.

Le territoire carthaginois (rouge), les villes tombant devant Agathocle (bleu) ou ses lieutenants (vert)

En Sicile, malgré la déroute carthaginoise, c’est Agrigente qui vit en l’absence d’Agathocle le moment d’agir. Agrigente rallia à la cause de la liberté plusieurs cités grecques de Sicile pour s’attaquer tant aux territoires puniques que syracusains. Agathocle, non plus tyran mais roi (basileus) de Syracuse, rentra en Sicile avec 2 000 hommes, laissant le reste de son armée en Afrique sous les ordres de son fils Archagathos. Si Agrigente fut vaincue avant qu’il n’arrive, les opposants syracusains à son pouvoir ne l’étaient pas et lui infligèrent un revers. En Afrique, son fils, après quelques succès, dû diviser son armée en trois corps pour faire face à trois petites armées carthaginoises de 10 000 hommes. Les deux lieutenants d’Archagathos* furent vaincus et tués, perdant en tout 13 000 tués et des milliers de prisonniers. Le fils d’Agathocle se retrancha sur Tunis et demanda le retour de son père.

*Eumachos et Aeschrion

Celui-ci avait redressé la situation en Sicile et s’embarqua de nouveau pour l’Afrique. A peine débarqué, il chercha l’affrontement. Avec 22 000 hommes, 1 500 cavaliers et 600 chars libyens, il attaqua les Puniques et manqua de patience. Le terrain et le nombre étant favorables aux Puniques, Agathocle essuya un revers fatal. Les Libyens, qui formaient la moitié de son armée, désertèrent et furent intégrés à l’armée carthaginoise. Agathocle retourna seul en Sicile, abandonnant une armée prête à le tuer. Il laissa ses deux fils qui furent mis à mort. L’armée grecque se rendit immédiatement et signa la paix avec Carthage pour un peu d’argent. Certains mercenaires passèrent dans le camp punique. Agathocle ne consentit à reconnaitre ce traité de paix qu’en 306, car ses opposants se faisaient nombreux parmi les Syracusains mêmes. Les termes du traité étaient favorables à Carthage qui payait néanmoins et donnait du blé à Syracuse.

Ce traité avec Carthage permit à Agathocle de se débarrasser de ses ennemis et d’imposer de nouveau son pouvoir sur la partie orientale de la Sicile. Après quoi, il signa une alliance avec les Étrusques, menaçant directement les intérêts tant puniques que romains. Ceci explique le troisième traité punico-romain, signé en 306. Ce traité n’était pas uniquement destiné à contrebalancer l’alliance siculo-tyrrhénienne juste mentionnée mais aussi l’axe hellénistique entre Syracuse et Tarente qui semblait se dessiner par crainte de la puissance croissante de Rome dans le sud de la péninsule italienne. Agathocle n’avait toujours pas abandonné son rêve d’être l’Alexandre occidental. Le choix d’Agathocle, d’abandonner son titre de tyran pour celui de roi, n’était pas anodin : il entendait se faire l’égal des Diadoques.

En 300, il épousa Théoxène, fille de Ptolémée Ier, puis donna la main de sa fille, Lanassa, à Pyrrhos Ier*, roi d’Epire, allié de Ptolémée. Ces derniers eurent un fils, nommé Alexandre. Cette politique matrimoniale explique par ailleurs l’expédition d’Agathocle de 301 à 299 contre Corcyre, tenue par Cassandre de Macédoine, ennemi de l’Egypte lagide. Agathocle s’intéressa également de plus près à la géopolitique en Grande-Grèce** et protégea Tarente. Après tout, comme Syracuse, Tarente était peuplée de descendants doriens. Syracuse se dota d’une puissante flotte et contrôla le détroit de Messine, séparant l’Italie et la Sicile. Agathocle était économiquement et militairement prêt pour de nouveau tenter sa chance en Afrique. Il fut cependant assassiné en 289 pour des raisons de succession. D’autres sources donnent à croire que, trop vieux, il se serait simplement retiré en rétablissant le principe démocratique.

*Pyrrhos est plus connu sous son nom latin : Pyrrhus.
**La Grande-Grèce désigne le sud de l’Italie et la Sicile.

La Grande-Grèce et les origines de sa population (le dialecte dorien vient du Péloponnèse, vers Sparte)

Ainsi s’achevait, avec la mort du seul grand souverain hellénistique en Méditerranée occidentale, l’âge d’or de Syracuse. Les luttes intestines y prirent place et elle ne put plus contester l’hégémonie punique en Sicile, seule du moins. La preuve en est l’intervention militaire punique contre Syracuse de 280 à 279 lorsque Syracuse sembla en résurgence. Du reste, si Agathocle prit le titre de basileus (roi dans le monde grec), rien n’indique que son gouvernement prit les traits de ses homologues orientaux. Dire d’Agathocle qu’il voulut être l’Alexandre d’occident serait peut-être lui prêter des ambitions trop importantes. Son entente avec Ophellas, laissant l’Afrique au Macédonien, tend à l’appuyer. La mort d’Agathocle laissa pourtant un vide à Syracuse, qui allait attirer un autre candidat à ce titre d’Alexandre occidental : Pyrrhos Ier.

Sources (texte) :

Melliti, Khaled (2016). Carthage. France : Perrin, 559p.

Will, Edouard (1979-1982). Histoire politique du monde hellénistique 323-30 av. J-C (tome 1 et 2). Millau : Editions du Seuil, 1051p.

Vanoyeke, Violaine (1995). Hannibal. Paris : Éditions France-Empire, 295p.

Sources (images) :

https://de.wikipedia.org/wiki/Agathokles_von_Syrakus (Agathocle)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Agathocle_de_Syracuse (Ptolémée Ier Sôter, campagne d’Agathocle en Afrique, origines des peuples de Grande-Grèce)

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