La guerre civile russe (partie V) : les derniers soubresauts (1920-1921)

La guerre civile russe (partie V) : les derniers soubresauts (1920-1921)

Rappel : les Rouges, acculés en juin 1919, commençaient déjà à repousser Koltchak en juillet à l’est. Il faudra attendre fin octobre pour que Dénikine et Ioudénitch soient également repoussés. Ce dernier quitta le pays et vit son armée évacuée. Koltchak fut trahi par les Tchécoslovaques et fusillé en février 1920. Dénikine, vaincu au sud, céda le commandement au baron Wrangel. Les armées blanches partout repoussées, il ne restait guère que Wrangel pour s’opposer aux Rouges. Pour survivre, il dut se retrancher en Crimée. Petlioura, pour préserver l’indépendance de l’Ukraine, s’allia avec la Pologne renaissante de Pilsudski. Celle-ci, ayant émergé du traité de Versailles, entendait profiter du chaos pour agrandir son territoire ; et ce, aux dépends de la Russie. Une invasion débuta la guerre russo-polonaise en avril 1920. La réponse des Rouges, organisée par Staline, Toukhatchevsky et Iegorov, ne se fit pas attendre. Wrangel en profita pour passer à l’offensive depuis la Crimée durant l’été 1920. Les Polonais, repoussés, furent sauvés par un désaccord entre Staline et Toukhatchevsky permettant le « miracle de la Vistule ». Alors qu’une révolte en Asie centrale était matée en septembre par les bolchevicks, un armistice fut conclu avec la Pologne et la reconquête de la Crimée fut menée jusqu’à l’évacuation de Wrangel en novembre 1920. Les Blancs étaient vaincus mais la guerre civile russe perdurait.

Un mécontentement toujours présent, malgré la disparition des Blancs

La guerre civile entre Blancs et Rouges prenait ici fin. Mais la guerre civile en elle-même connaissait encore quelques péripéties. Les Rouges avaient mis en place le « communisme de guerre » et avaient la fâcheuse tendance de tout réquisitionner. Même après la disparition des Blancs, la révolte grondait dans les campagnes. Malgré les réquisitions toujours plus importantes, les rations n’augmentaient pas, ce qui n’était pas pour plaire aux ouvriers non plus. Les communistes réquisitionnaient le plus souvent au nombre de bouches et non en fonction de la production. Cette pratique était particulièrement injuste car elle se faisait d’une part au mépris de la sécheresse qui touchait certaines régions de Russie mais encore au détriment des paysans les plus pauvres qui avaient proportionnellement plus de bouches à nourrir.

Carte résumant la guerre civile russe de 1917 à 1920

On ne s’étonnera pas, dès lors, que des révoltes tantôt violentes et généralisées, tantôt locales, se déclarent dans le pays. Dans l’Altaï en Sibérie du sud, ou encore à Tioumen et dans la Sibérie occidentale en général, les foyers insurrectionnels se multiplièrent en 1920. Les insurrections, menées par des petits chefs locaux, pêchaient par leur manque d’ambition. Les révoltes ne s’unissaient jamais et étaient donc écrasées les unes après les autres. Pourtant, certains groupes atteignirent les 700 hommes et furent inconditionnellement soutenus par la population. Tous les ingrédients étaient réunis pour provoquer une vraie révolte nationale des Verts (ainsi que des anarchistes noirs).

Les révoltés de Tambov, un défi nommé Antonov

Alexandre Stepanovitch Antonov (1888-1922), militant social-révolutionnaire de gauche

Tambov, ville surexploitée car proche de Moscou ; dans la région de l’Altaï en Sibérie du sud, terre ayant vu passer Koltchak, en reste le meilleur exemple. Le 24 août 1920, une grande révolte y éclata sous la direction d’Alexandre Antonov. Cette insurrection de grande ampleur rassemblait une force de 30 000 hommes. Pour combattre Antonov, les bolchevicks envoyèrent pas moins de 130 000 soldats de l’Armée rouge dirigés par Toukhatchevsky. En parallèle, l’Armée rouge devait s’occuper d’écraser la « Vendée soviétique » qu’était le Don. Ce territoire, en Russie méridionale, était celui des Cosaques, qui avaient soutenu les Blancs sans réserve. Ces riches cultivateurs qui n’avaient jamais été serfs étaient alors perçus comme l’ennemi naturel du pouvoir bolchevick. Ils étaient les fameux Koulaks, futures victimes de la dékoulakisation stalinienne (1929-1933). Cette attaque en octobre-novembre 1920 complétait celle de début 1919.

Expansion de la révolte de Tambov (1920-1921)

La défaite de Wrangel en novembre 1920 sonna le glas de l’étroite coopération entre makhnovistes et rouges. Ces derniers, disposant désormais d’une plus grande marge de manœuvre, ordonnèrent à Makhno de disperser ses troupes et d’en intégrer à l’Armée rouge. Evidemment, Makhno refusa le 26 novembre. Le 4 janvier 1921, la traque à travers la Russie débuta pour capturer Makhno : elle durera 9 mois. Makhno, finalement, vit son armée noire anarchiste (et verte car paysanne) décimée. Il réussit néanmoins à passer en Roumanie le 28 août 1921. Il ne sera jamais capturé et mourra, oublié de tous, dans un hôpital de Paris.

Les insurgés coupaient les fils des télégraphes et sabotaient les voies ferrées. Les Rouges prenaient des otages en retour et proféraient des menaces, ce qui n’avait que peu d’effet. Début février 1921, Staline organisa une révolte dite « populaire » au nord de sa Géorgie natale. Il voulait absolument faire revenir la Géorgie indépendante dans le giron bolchévique ; idée à laquelle Lénine s’opposait. Qu’à cela ne tienne, avec cette « révolte » qu’il avait orchestrée, Staline fonça avec une armée en Géorgie et proclama la République soviétique de Géorgie.

Cronstadt pour dernière épreuve

Les marins de la révolte de Cronstadt avec le slogan « Mort aux bourgeois ! »

En janvier 1921, Petrograd criait famine. Cronstadt (ou Kronstadt), une île forteresse qui contrôlait le golfe de Petrograd allait devenir la dernière étape de taille de cette guerre civile. Manquant de tout mais surtout de nourriture, les ouvriers, les soldats et les marins de Petrograd protestèrent puis manifestèrent dans les rues. Cronstadt, île largement militarisée, adopta un texte le 1er mars. Lequel fut jugé intolérable car « cent-noirs et social-révolutionnaire » par le pouvoir bolchévique. Un texte cent-noirs, c’est-à-dire ultraréactionnaire, qui marqua le début d’un face à face avec le gouvernement. Après quelques sommations, ce dernier envoya 20 000 hommes. L’île fut bombardée sans relâche. Pourtant, c’est bien plus le temps et la faim qui firent des ravages à Cronstadt.

Cronstadt, proche de Saint-Pétersbourg (nommée Petrograd entre 1914 et 1924)

Le 8 mars, alors que l’ultimatum de Trotsky périmait, Toukhatchevsky lança ses troupes à l’assaut de l’île. En ce début mars, l’eau était encore gelée. Les Rouges en profitèrent et attaquèrent en progressant sur la glace. L’île, fortifiée, possédait non seulement 32 canons mais également deux navires. Les obus percèrent la glace, engloutissant les assaillants qui mourraient gelés ou noyés. Certains assaillants passèrent à l’ennemi. Cet échec devant Cronstadt ébranla le gouvernement. Mais la crise, pourtant connue à l’internationale, resta locale. Le 17 mars, à 3 heures du matin, Toukhatchevsky réitéra son assaut, cette fois avec 50 000 hommes. La forteresse n’y résista pas. Cronstadt tomba le 18 au matin, emportant dans sa chute 10 000 tués et blessés de l’Armée rouge ainsi que 2 000 tués et blessés parmi les insurgés. Pas moins de 6 700 insurgés s’enfuirent vers la Finlande. Du reste, la répression bolchévique fut brutale.

Les derniers sursauts

Après toutes ces insurrections, Lénine savait qu’il devait agir. Il abolit le « communisme de guerre » et restaura la liberté de commercer. C’était retirer à la paysannerie tous les fondements de sa colère. Les insurrections, néanmoins, se poursuivirent un temps. Toukhatchevsky s’occupa de mater la plupart d’entre elles. Les répressions furent souvent très brutales. En juin 1921, le pouvoir arriva enfin à bout de l’insurrection de Tambov. 12 301 hommes se rendirent, que ce soient des bandits ou des déserteurs : 3 430 personnes furent prises en otages dont 913 familles. Matériellement, 150 exploitations furent confisquées et 85 maisons brûlées ou détruites.

Début juillet 1921, un appel somma les insurgés de déposer les armes. S’ils obtempéraient dans le temps imparti, rien ne leur arriverait, leurs biens leur seraient rendus. Sinon, ils deviendraient les ennemis du pouvoir. La première semaine de juillet, ce sont 16 000 personnes qui se rendirent, 500 exploitations qui furent confisquées et 250 maisons détruites. Suite à ces redditions, 300 familles furent libérées. En juillet, les foyers insurrectionnels s’éteignaient. L’URSS fut proclamé en 1922. L’état s’appliqua alors à assurer ses marges et mit en œuvre les premiers procès truqués. Tout ceci annonçait l’état totalitaire de Staline.

Le bilan

La fin de la guerre civile n’indiquait pas la fin des souffrances. Le pays était ravagé, au bord de la famine et à l’aube de la tyrannie stalinienne. La Première Guerre mondiale avait provoqué cette guerre civile en cultivant le mécontentement mais en avait également amplifié le bilan car la vie humaine avait égaré, pour un temps, sa valeur. Cette considération ouvrait la porte aux exactions. Rouges comme Blancs en commirent. Pourtant, les Rouges eurent l’intelligence de ne pas s’attaquer directement et systématiquement aux paysans.

De fait, les réquisitions excessives des Rouges menèrent les paysans à des insurrections matées dans le sang. Pourtant, les bolchevicks, perçus comme soucieux du peuple, ne perdirent pas cette réputation malgré la « Terreur rouge ». L’exemple de l’antisémitisme est ici intéressant. Les Blancs, d’abord supportés par les élites juives par l’intermédiaire du parti KD, firent pourtant montre d’antisémitisme. Cette tendance s’aggrava après la Première Guerre mondiale lorsqu’on accusa les Juifs d’être responsables de la défaite russe. La conséquence fut impitoyable : 150 000 Juifs furent victimes des pogroms en Ukraine entre 1918 et 1920. L’armée blanche n’y était pas étrangère. Côté rouge, les exemples d’antisémitisme n’étaient pas rares (dans la cavalerie rouge notamment) mais le parti bolchévique faisait des efforts pour en réduire la fréquence et la portée. Les Juifs purent dès lors jouir d’une meilleure promotion sociale chez les Rouges que chez les Blancs.

Pire pour les Blancs, les Rouges étaient vus, notamment par les modérés, comme les seuls capables de rétablir un pouvoir stable. Les bolchevicks appliquaient une triple politique pour maîtriser le peuple : coercition, promotion et assistance. On faisait pression sur les familles et les villages plutôt que sur les soldats directement ; en contrepartie on permettait la promotion rapide de paysans dans la hiérarchie. Les Rouges ne furent pas pour autant exempts des confrontations avec les paysans. Collectivisation du communisme de guerre avec des réquisitions forcées, enrôlement massif dans les campagnes, monnaie dépréciée, pénurie de biens manufacturés, étaient autant de moteurs de conflits. En un mot, le communisme de guerre exaspérait le peuple. C’est d’ailleurs son abolition en mars 1921 qui entraina la fin de la guerre civile russe. Il fut remplacé par le Nouvelle politique économique (NEP).

Les enrôlements massifs, qui plus est juste après la démobilisation initiale opérée à la sortie de la guerre mondiale, irritèrent les classes populaires. Qu’on en juge : les forces rouges atteignirent 360 000 hommes en juillet 1918, 800 000 en novembre de la même année, 1,5 million en mai 1919, 5,5 millions fin 1920. On notera aussi les désertions nombreuses dont on peut observer des pics en décembre 1918 et en mai-juin 1919, soit aux périodes les plus critiques pour le pouvoir bolchévique.

On peut expliquer l’échec des armées blanches par plusieurs facteurs. D’abord, la force blanche est plurielle en ce sens qu’elle regroupe tant le « bloc noir » tsariste que les conservateurs favorables à l’ordre ancien ; ordre que l’on peut décrire par une Eglise forte et influente, un pouvoir centralisé, une armée puissante et une exploitation des classes populaires. Ce dernier élément ne risquait pas d’être plébiscité. Pire, cette force était désunie, formant une opposition morcelée et désordonnée aux Rouges. Ces derniers avaient le grand avantage d’avoir un programme populaire et surtout d’avoir une idéologie. La force rouge avait pour elle la cohésion et usait de propagande pour convaincre. Les Blancs, n’étaient pas démunis pour autant : ils avaient pour eux l’appui des puissances étrangères. Celles-ci, par ailleurs, furent nombreuses à s’impliquer. Au premier rang desquelles : la France, le Royaume-Uni, l’Empire Allemand et la Pologne.

Tant que la Première Guerre mondiale se jouait encore en Europe, Français et Britanniques cherchèrent à rouvrir un front oriental contre les puissances centrales. C’est ce qui explique les débarquements à Mourmansk et Arkhangelsk ou l’aide fournie aux Blancs, vus comme susceptibles de reprendre la guerre en cas de victoire. La France renvoya même des soldats du CERF directement chez les Blancs jusqu’à ce que Dénikine lui-même, constatant leur indiscipline, demande à la France de ne plus en envoyer fin 1919. Essentiel également : les Blancs promettaient de payer les dettes extérieures. Les bolchevicks, eux, nationalisèrent l’industrie, réquisitionnèrent les banques, annulèrent les dettes (60 milliards de roubles dont 12 milliards de dette extérieure) le 17 janvier 1918 et nationalisèrent le commerce extérieur le 22 avril. Cette politique entraina la fuite des capitaux et des patrons et ne remédia pas à l’absentéisme des ouvriers ; mais décida les puissances étrangères.

D’autres motivations émergèrent comme le contrôle de l’or noir pour les Britanniques dans le Caucase, le pillage de la riche Russie méridionale pour la France. Les puissances étrangères profitèrent de la guerre civile russe pour racheter l’or des tsars à bas prix et exporter des matières premières (le charbon du Donetsk par exemple). On pourrait également prétendre, sans grande conviction, à une volonté de protéger l’Europe du communisme. Les Américains, pour leur part, cherchèrent surtout à sécuriser le Transsibérien pour assurer la continuité du commerce ; tandis que les Japonais espéraient accaparer du territoire en extrême Orient en soutenant Koltchak. Les Allemands, eux, aidèrent la Finlande à accéder à l’indépendance, envahirent l’Ukraine pour ses réserves de nourriture et de matières premières et s’entendirent avec Ioudenitch pour mener une attaque sur Petrograd. C’est pourtant les bolchevicks qui signèrent cette paix faisant disparaitre le front de l’est en 1918.

Ainsi donc, les puissances étrangères, même les puissances centrales après Brest-Litovsk, soutinrent plus ou moins directement les Blancs. Partant, c’est lorsque ces puissances étrangères abandonnèrent les Blancs en fin 1919 que ceux-ci furent écrasés. Il faut également citer la Légion Tchécoslovaque qui joua un rôle clé, notamment à cause de prisonniers hongrois (qui débutèrent l’altercation initiale motivant l’intervention des Rouges qui décidera les légionnaires). On peut également mentionner les légions italiennes qui, comme les légions hongroises et des Chinois, luttèrent pour les Rouges (sans impact majeur). A l’inverse, le corps franc allemand (la Division de fer de von der Goltz) aida les Blancs en Lettonie de janvier à juillet 1919. Mais parler de Rouges, de Blancs et d’internationaux n’est pas suffisant. La force verte, voire noire anarchiste, joua un rôle majeur dans cette guerre civile russe.

Les Verts déstabilisèrent davantage les Blancs en sapant leurs efforts lors de leurs offensives les plus importantes (surtout sur les arrières de Koltchak et Dénikine en 1919) mais empêchèrent également la mainmise des Rouges sur l’Ukraine. Cette force verte peut être estimée à 2 à 3 millions de combattants, souvent déserteurs de l’Armée rouge (particulièrement en 1919-1920). De ce chiffre, 500 000 furent arrêtés par la Tcheka (police bolchévique). Les Verts furent finalement les ennemis les plus tenaces des Rouges. La révolte de Tambov d’Alexandre Antonov en reste un exemple phare.

La guerre civile russe, bien moins mécanique que la Première Guerre mondiale (si l’on excepte les trains blindés), substituant les mitrailleuses à l’artillerie et dont l’arme redoutée était la cavalerie plutôt que les tanks et les avions, impliquait pourtant toutes les plus grandes puissances. Cette guerre moins industrielle n’épargna pas pour autant les vies humaines.

Il est extrêmement difficile de dresser un bilan des victimes de cette guerre. La meilleure évaluation à ce jour se situe autour de 3 millions de civils, auxquels s’ajoutent 980 000 morts de l’Armée rouge. De ce dernier nombre, 2/3 sont imputables à l’exécrable traitement des blessés, en vigueur dans tous les camps. La canicule de l’été 1921 enfonça le clou alors que la famine frappa cruellement une population misérable. Le nombre de morts de cette guerre civile russe se situerait alors entre 7 et 12 millions de morts ; la plupart par manque de médicaments, de faim, froid, gangrène, typhus ou dysenterie.

Sources (texte) :

Marie, Jean-Jacques (2015). Histoire de la guerre civile russe 1917-1922. Paris : Tallandier, 430p.

Keegan, John (2005). La Première Guerre mondiale. Paris : Perrin, 570p.

Sumpf, Alexandre (2017). La Grande Guerre oubliée. Paris : Perrin, 608p.

Sources (images) :

https://fr.maps-russia.com/r%C3%A9volution-russe-de-la-carte (carte récap de la guerre civile russe)

https://wikirouge.net/R%C3%A9volte_de_Tambov (expansion de la révolte de Tambov)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Antonov (Alexandre Antonov)

https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volte_de_Kronstadt (marins révoltés de Cronstadt + île de Cronstadt, proche de Petrograd)

Les commentaires sont clos.