La guerre du Viêt Nam (partie IX) : Les nouveaux dirigeants américains enterrent la paix (1968-1969)

La guerre du Viêt Nam (partie IX) : Les nouveaux dirigeants américains enterrent la paix (1968-1969)

Rappel : Les Américains, qui pensaient voir la lumière au bout du tunnel en 1967, subirent l’année suivante la première offensive généralisée du Nord-Viet Nam et du FNL. De fin janvier à août 1968, trois attaques, considérées comme autant de vagues de l’offensive du Têt, déferlèrent sur le Sud-Viêt Nam. La première fut une surprise et, de ce fait, dévastatrice. Si les pertes étaient équilibrées, quoique plus élevées chez les assaillants, les conséquences politiques de l’attaque furent immenses : une véritable débâcle américaine. Johnson annonça qu’il ne se présenterait pas à sa réélection et des négociations sérieuses furent engagées avec Hanoi. Et ce, malgré les deux vagues suivantes de l’offensive en mai et août qui furent des échecs militaires incontestables pour le Nord-Viêt Nam. La pression du peuple américain menait les Etats-Unis vers un retrait inéluctable. La pression monta d’un cran avec l’assassinat de Martin Luther King Jr le 4 avril 1968. Johnson avait déjà concédé la fin des afflux de renforts.

Lyndon Baines Johnson n’étant pas candidat à sa réélection, ce furent les sénateurs McCarthy et Robert Kennedy qui prétendirent à la représentation du parti démocrate aux élections de 1968. Robert Kennedy, en se présentant tardivement, devint le favori et provoqua une grande vague de soutien et d’enthousiasme aux États-Unis. Son assassinat, cette même année, brisa tous les rêves de paix dont il était le chantre et qu’il emporta dans sa tombe. La malédiction des Kennedy frappait à nouveau.

Robert F. Kennedy (1925-1968), procureur général des Etats-Unis (1961-1964) et sénateur
Hubert H. Humphrey (1911-1978), vice-président (1965-1969) et sénateur des Etats-Unis

Johnson pourtant, par son discours de mars 1968, se montrait ouvert à une paix avant la fin de son mandat. Seulement Hanoi et Washington créèrent des complications. Washington voulait impliquer Saigon et Hanoi le FNL. Les inviter pour la conclusion de la paix était indispensable mais mina les débats dans la mesure où Thieu (Saigon) refusait de négocier si le FNL était représenté comme une entité séparée. Et puis, si Thieu avait compris que la « vietnamisation de la guerre » et le retrait progressif des Américains étaient devenus inéluctables, il ne souhaitait guère une paix et s’appliqua donc à enrayer la progression des pourparlers à Paris en attendant l’élection d’un nouveau président américain. Pourtant, Hanoi et Washington s’étaient déjà entendus pour avancer vers la paix. La « surprise d’octobre » vit même Johnson interrompre publiquement les bombardements le 31 octobre. Mais l’élection présidentielle approchait. Hubert H. Humphrey, le vice-président, se présentait avec les démocrates contre le républicain Richard Nixon. Ce dernier, malgré son discours pacificateur, était informé par Henry Kissinger, Thieu et Johnson lui-même sur le Viêt Nam. C’est Nixon que Thieu attendait à la succession de Johnson. Des preuves tendent à montrer une entente entre Thieu et Nixon, le premier faisant des complications à Paris concernant le FNL en partie dans l’optique d’infléchir une opinion publique américaine qui favorisait Humphrey après l’annonce de la cessation des bombardements.

Richard M. Nixon (1913-1994), 37e président des Etats-Unis (1969-1974)

Nixon fut élu 37e président des Etats-Unis en novembre 1968. A cette même date, 35 000 Américains avaient trouvé la mort au Viêt Nam. Les complications empêchèrent tout accord de paix avant son investiture en janvier 1969. Une partie du peuple comptait désormais sur lui pour dévoiler un plan secret et efficace au Viêt Nam. Nixon écopa d’une armée de moins en moins fiable, rongée par les luttes raciales, la désobéissance, la drogue et un moral en berne. Un grave problème à la récurrence de plus en plus alarmante résidait dans le fragging : l’élimination d’un officier pas au goût de la troupe (souvent jugé incompétent) en faisant rouler une grenade à fragmentation (d’où le nom) sous sa tente. Ce n’étaient souvent ni plus ni moins que des assassinats. Une autre manière moins directe de procéder à ces éliminations consistait à ne pas avertir l’officier d’un danger ou le laisser sans couverture au milieu d’un combat.

L’armée perdait en efficacité car elle était déjà au maximum de ses capacités depuis 1968 et était désormais gangrenée par les désertions (70 000 environ en 1968 !). Les conscrits n’avaient, pour l’écrasante majorité, aucune envie d’être au Viêt Nam. Or, ceux-ci constituaient 99% des forces américaines déployées. Le nouveau secrétaire à la Défense, Melvin Laird, s’engagea à créer une armée de volontaires. Le volontariat permettait l’incorporation dans une unité de son choix, souvent pour être avec des amis, une alternative préférée par certains voyant la conscription comme inéluctable. Le fait d’être avec des amis améliorait le moral.

La situation n’était pas meilleure concernant le Sud-Viêt Nam. Environ 10% des marchandises de chaque cargo qui arrivait dans le pays était dévoyé vers le marché noir. En une année, le marché noir sud-vietnamien coûtait 2 milliards de dollars aux Etats-Unis ! Un exode rural se produisait en parallèle. La corruption et l’inflation à Saigon étaient si importantes qu’une année voyant les prix augmenter de 25% était considérée une bonne année. Si 80% de la population sud-vietnamienne était rural avant l’arrivée des Américains, ce pourcentage dégringola presque de moitié dans la fin des années 1960. Fait concomitant : Saigon tripla de population pour atteindre 3 millions d’habitants. De fait, cette explosion démographique de Saigon provoqua des milliers de décès du fait de maladies (la typhoïde ou le choléra par exemple). Saigon était sale mais libre. Les Sud-Vietnamiens étaient bien plus libres que les Nord-Vietnamiens.

La corruption grevait l’efficacité de l’ARVN mais orientait également ses recrutements. Les riches et jeunes sud-vietnamiens payaient un pot-de-vin aux recruteurs et étaient envoyés à l’étranger. Les Sud-Vietnamiens des universités n’étaient pas enrôlés. Les plus pauvres étaient bien plus ciblés.

Creighton W. Abrams (1914-1974), commandant des forces américaines au Viêt Nam (1968-1972) puis chef d’Etat-major (1972-1974)

Le général Creighton Abrams avait connu la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée (où il dirigea au poste de chef d’état-major de différentes unités). Reconnu pour ses méthodes radicales, sa sympathie, sa détermination à convaincre du bien-fondé de ses ordres plutôt que de simplement les imposer, son travail impeccable, sans bavure ; Abrams fut nommé adjoint du commandant Westmoreland en 1967. Il s’occupa de l’amélioration de l’ARVN et en fit une priorité. Il luttait dans les secteurs les plus chauds. Après le Têt, il remplaça Westmoreland au poste de commandant le 10 juin 1968. Il fit évacuer Khe Sanh comme premier ordre et se vit remettre la Distinguished Service Medal sur recommandation du général qui reprit son travail d’adjoint et ne put que constater son travail remarquable. Abrams laissa de plus en plus les opérations d’envergure aux Sud-Vietnamiens, en ligne avec la politique de vietnamisation. Il recentra ses efforts sur les opérations locales cruciales et délaissées par son prédécesseur. Ces opérations locales étaient d’autant plus importantes que les hommes de l’APV et du FNL refluaient après la troisième vague de l’offensive du Têt : les villages étaient stratégiquement cruciaux.

La CIA avait compris, depuis 1965, que les Viêt-Cong étaient indispensables à Hanoi. Car les Nord-Vietnamiens, tout comme les Américains, ne connaissaient pas le terrain. Et puis, sans le FNL, plus de guérilla sur l’arrière des lignes américaines. Le programme Phoenix avait ainsi été lancé en 1965 pour éliminer les VC et leurs soutiens dans les villages du Sud-Viêt Nam. Ce programme s’intensifia en 1968 et inquiéta Hanoi. Pourtant, Phoenix tirait sa force du renseignement. Or, on l’a compris, celui-ci était pour le moins variable, sinon mauvais. Le gouvernement de Saigon établit avec les services de renseignements une liste noire. Une unité était chargée d’éliminer ces suspects, sans autre procès. De nombreux innocents en payèrent le prix. Ce programme fut officiellement en vigueur de 1965 à 1972. Arrivé à l’année de sa clôture, le programme Phoenix avait « neutralisé » 81 740 personnes, dont 26 000 à 41 000 qui furent exécutés. Ce programme fit effectivement reculer l’influence du FNL au Sud-Viêt Nam mais pas de manière significative.

Delta du Mékong en rouge

Le général Abrams voulait sérieusement réduire la présence du FNL au Sud-Viêt Nam pour que Hanoi perde sa maîtrise du terrain. Le programme Phoenix y œuvrait. Mais des opérations de nettoyages furent également déclenchées. Les Américains menèrent l’opération « Speedy Express » de décembre 1968 à mai 1969 dans le Mékong (sud du Sud-Viêt Nam). Des Free fire zones (« zone de tir libre ») y furent établies avec un couvre-feu : si des individus étaient aperçus dehors après l’heure du couvre-feu, ils étaient supposés être des ennemis, ils pouvaient donc être engagés et abattus. Pire : tout individu qui courait durant la journée devenait une cible. C’était ridicule : les paysans avaient peur des Américains lorsqu’ils débarquaient avec des hélicoptères, donc ils s’enfuyaient, sans que cela ne soit une preuve de leur collaboration avec les forces insurrectionnelles. Speedy express pouvait se targuer d’avoir tué 10 899 VC en six mois dans le Mékong en déplorant « seulement » 242 Américains tués. Un ratio de 45 pour 1 !  Quel succès ! Du moins, au premier regard. Les Américains avaient-ils réellement abattus presque 11 000 Viêt-Cong ? Non, bien entendu. Il fut démontré que plus de la moitié de ce total représentait des innocents désarmés. Ce fait ne fut pas révélé par n’importe qui : l’inspecteur général de l’armée en fit le constat. Personne ne fut jugé coupable. Le général Ewell, en charge de l’opération, fut même promu à la demande d’Abrams.

Pendant ce temps, les bombardements se poursuivaient. On pourrait se demander si après tant d’années et de sorties, les pilotes avaient encore des cibles à détruire. La question est légitime. Les sorties des pilotes étaient prévues à l’avance, que des cibles soient définies ou non. Ainsi, bien des sorties furent inutiles : les pilotes tiraient au hasard dans la jungle, ce qu’ils appelaient le « trees in contact » pour dire qu’ils ne faisaient que viser les arbres. D’autres, comme les pilotes de l’opération « Misty », bombardaient au prix fort des segments de la piste Hô Chi Minh.

Henry Kissinger (1923-présent), conseiller à la sécurité nationale (1969-1975) et secrétaire d’Etat des Etats-Unis (1973-1977)

Nixon était élu pour mettre fin à la guerre alors que tout dans son passé indiquait la ligne contraire. Ceux qui s’attendaient à une paix ne pouvaient être que déçus. Anticommuniste averti, il fut un partisan de la ligne dure lors de Dien Bien Phu. Il fit du docteur Henry Kissinger son conseiller à la sécurité nationale et demanda dès janvier l’étude de ses différentes alternatives aux négociations lancées par son prédécesseur. L’escalade fut envisagée avec l’invasion du Nord-Viêt Nam (pour laquelle il faudrait au moins 250 000 hommes supplémentaires) comme son contraire avec un retrait partiel (100 000 hommes rapatriés). Nixon souhaitait adopter la menace pour influencer Hanoi, ce qui allait devenir sa stratégie habituelle. Dans ces scénarios, Nixon prenait en compte la réaction intérieure dont le mouvement antiguerre qui restreignait désormais le président pour de bon. Il jugea nécessaire de mettre en œuvre ce qu’il nommait la théorie du fou : compter sur sa réputation d’anticommuniste pour donner du crédit à son jusqu’au-boutisme et ainsi faire flancher Hanoi. Nixon à la Maison-Blanche, la paix s’éloignait encore, toujours insaisissable. A son investiture, fin janvier 1969, 37 563 Américains étaient morts au Viêt Nam.

Pour Nixon, il fallait saboter tout règlement politique à Paris ; faire pression sur Hanoi avec une offensive militaire à court terme, conjuguée avec un travail d’influence soviétique tout en gagnant du temps en politique intérieure en faisant miroiter une image d’ouverture aux négociations, par le retrait de quelques unités du front et en traitant la question de la conscription.

Pourtant, Hanoi tint bon face aux menaces. Cela était dû au fait que le peuple américain était opposé à la Maison-Blanche. Alors, Nixon envisagea le blocus maritime et le rapprochement avec Phnom Penh, le Cambodge étant favorable à la lutte contre la piste Hô Chi Minh. Kissinger conseilla une attaque contre le Bureau central pour le Sud-Viêt Nam, centre de commandement nord-vietnamien.

Carte du Cambodge et les bombardements américains de 1965 à 1973

Nixon n’attendait qu’un prétexte. Des tirs de roquettes perpétrés par le FNL à Saigon furent la justification. Finalement, ce furent des frappes secrètes sur le Cambodge qui furent entreprises : 104 000 tonnes de bombes tombèrent sur les zones sensibles du Cambodge (piste Hô Chi Minh) du 17 mars 1969 à fin janvier 1970. C’était l’opération « Menu » contre les zones d’appui ennemies, des bases surnommées « Lunch », « Dinner », « Supper », « Dessert » ou encore « Snack » (déjeuner, dîner, souper, dessert, snack, expliquent le nom de l’opération). Malgré son caractère ultra secret (les pilotes se voyaient assigner des cibles au Sud-Viêt Nam et recevaient, une fois en vol, un contre-ordre avec leurs vraies cibles), l’opération « Menu » fut découverte et rendue publique. Nixon fulmina et chercha le coupable de cette fuite. Il n’y en avait pas : un journaliste avait tout découvert en enquêtant et faisant des déductions très proches de la réalité. Nixon, qui ne faisait confiance à personne, commença à illégalement mettre sur écoute son entourage. Il fit passer cette découverte pour une manœuvre de Johnson et des démocrates dans la suite de la « surprise d’octobre ». Rostow prépara des éléments sur les actions de Nixon en campagne et se tint prêt à les rendre publiques si Nixon osait se confronter à l’ancien président. Des éléments qui, du reste, ne manqueraient pas de retomber au Watergate.

Le nouveau président était suspicieux, hypersensible, narcissique, prenait des décisions extrêmes et immédiates, tempérées par son entourage et surtout Kissinger. Son administration attendait un à deux jours après un ordre pour obtenir sa confirmation par le président. Il était également très cultivé, avait une mémoire impressionnante, étudiait tout ce qu’il ne connaissait pas, connaissait tout le monde, faisait montre d’un grand intellect, était maladivement timide et ne savait se détendre qu’en famille. Il gardait pour Ike, dont il avait été vice-président, une grande admiration. Eisenhower était, de fait, comme un père, son véritable paternel l’ayant abandonné. On peut au moins qualifier Eisenhower de mentor aux yeux de Nixon.

Nixon exigeait plus de surveillance contre les étudiants, songeait à enlever les bourses aux contestataires mais se ravisa. Il demanda à trouver des preuves qu’Hanoi était derrière le mouvement antiguerre, en vain. Pour la paix, Hanoi insista sur l’unification du Viêt Nam et sur le fait qu’elle n’ait pas à se retirer de quelle que position que ce soit, choses que Washington demandait en préalable à un retrait des forces américaines.

Les Etats-Unis firent usage d’un nouveau principe diplomatique nommé linkage (chaînage) : ou la volonté d’amener l’URSS à agir au nom des USA afin de préserver la relation entre Moscou et Washington. Le linkage, c’était le lien entre le militaire et le politique, c’était amener l’URSS et la Chine à limiter les révolutions dans les pays du tiers-monde en échange d’une entente sur la réduction des armements nucléaires et d’une coopération économique avec les Américains. En des termes juridiques, le linkage était le lien entre « droits » et « intérêts ». Tout ceci intervenait durant la phase de transition de la guerre froide que fut la « Détente » (les années 1960 et 1970, la Détente allant de 1963 à 1979 selon certaines sources, débutant plus tard ou finissant plus tôt selon d’autres).

Kissinger rencontra ainsi Anatoly Dobrynine, l’ambassadeur soviétique, le 21 février 1969. Kissinger demandait un « délais de décence » c’est à dire un règlement de l’affaire vietnamienne qui ne ressemble pas à une défaite des Etats-Unis. Par-là, il entendait attendre avant d’instaurer un nouveau gouvernement au Sud-Viêt Nam en cas d’accord. Kissinger disait ne pas voir d’objection à une évolution progressive. Mais Nixon n’acceptait en réalité pas la moindre notion de défaite : l’escalade était inéluctable, la paix impossible.

Sources (texte) :

Prados, John (2015). La guerre du Viêt Nam. Paris : Tempus Perrin, 1080p.

The Vietnam War, documentaire en 10 épisodes de Ken Burns et Lynn Novick, sur Netflix depuis 2017 (17h15 de documentaire)

Source (images) :

https://www.curieuseshistoires.net/robert-kennedy/ (Robert Kennedy)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Hubert_Humphrey (Hubert Humphrey)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Richard_Nixon (Richard Nixon)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Creighton_Williams_Abrams (général Abrams)

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Mekong_Delta_in_Vietnam.svg (carte du Mékong)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Henry_Kissinger (Henry Kissinger)

http://www.angkortempleguides.com/cambodia-history.html (les bombardements américains au Cambodge)

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