La guerre du Viêt Nam (partie VI) : logistique et guerre d’usure (1966)
Rappel : Les soldats américains affrontaient enfin la réalité de cette guerre. Une guerre impitoyable. Ils obéissaient à la règle du Search and destroy lorsqu’ils étaient loin de leurs bases, détruisant tout ce qui pouvait servir à l’adversaire, quitte à se mettre la population à dos. Proche de leurs bases, ils appliquaient le clear and hold, épargnant les populations locales. D’une manière générale, une utilisation massive de la puissance aérienne se matérialisait par les bombardements stratégiques et parfois incendiaires (napalm), voire le largage de défoliants (Agent Orange) sur la jungle. Aux bombardements suppléaient l’artillerie mais aussi les hélicoptères. Ces derniers étaient utilisés sans retenue pour le transport de troupes et le soutien aérien rapproché. La bataille de Ia Drang, se déroulant en novembre 1965 dans la vallée éponyme, représentait bien ce qui allait caractériser cette guerre. Les Américains virent leurs zones d’atterrissage (Landing Zones) soumises à une grande pression par l’afflux ininterrompu de Nord-Vietnamiens. Les pertes furent lourdes des deux côtés, surtout en proportion des effectifs engagés. Les Nord-vietnamiens avaient choisi le lieu et l’heure de la bataille, les Américains avaient subi puis repoussé à l’aide de la puissance aérienne. Le renseignement américain s’était lourdement trompé sur ses estimations des effectifs ennemis présents au Sud-Viêt Nam. Le président Johnson monta l’opération Many Flags pour attirer d’autres pays dans le conflit mais seuls les alliés d’Asie et d’Océanie répondirent à l’appel par des troupes. Hanoi ne cessait d’améliorer sa logistique (piste Hô Chi Minh) alors que Johnson acceptait le Programme 2 visant à significativement augmenter le nombre de soldats américains sur le front.
Johnson s’intéressa alors à « l’autre guerre » : celle de la stabilité de Saigon. En 1966, les généraux Thieu et Ky, au sommet de l’Etat saïgonnais, essayèrent d’améliorer la situation économique et sociale, comme le voulait Johnson. Ils furent pourtant confrontés à une crise déclenchée par un général de l’ARVN, allié à une faction bouddhiste. Revenons à l’origine de cette crise. Ce général, Nguyen Chanh Thi, que l’on a déjà rencontré lors du coup d’Etat manqué contre Diêm en 1960, était responsable du 1er Corps de l’ARVN. Ce titre lui conférait le contrôle d’un vaste territoire, dont Huê, ancienne capitale impériale. Il était un sérieux rival du général Ky. Ce dernier releva Thi de son commandement début mars, le soupçonnant de s’entendre avec les Bouddhistes, eux-mêmes vus comme des agents communistes. Des manifestations suivirent, des unités de l’ARVN et des étudiants bloquèrent des accès et il fallut l’intervention musclée des Américains pour un retour au calme en juin. Ky écarta le général Thi mais accepta néanmoins des mesures démocratiques. Thi fut remplacé par un homme incompétent mais pro-bouddhiste, jugé acceptable par Ky. Cet homme restera 6 ans à son poste avec des résultats désastreux. Ces événements à Saigon poussèrent le président Johnson à songer à un retrait du Viêt Nam (pour éventuellement s’établir en Thaïlande). C’eut été rallier l’opinion publique américaine, de moins en moins favorable à la guerre. Il n’en fit rien.
La grande affaire autour des opérations Rolling Thunder (bombardements au Nord-Viêt Nam), en 1966, fut les bombardements visant le pétrole, les huiles et les lubrifiants, dits bombardements PHL. Ils étaient censés mettre Hanoi à genoux. McNamara (secrétaire à la Défense) soutint l’idée, tout comme le nouveau conseiller à la sécurité nationale et habitué aux décisions concernant la guerre du Viêt Nam : Walt Rostow. Il y eut, dans le cadre des opérations Rolling Thunder, 79 000 sorties des appareils américains en 1966, pour un total de 130 000 tonnes de bombes larguées ! Les objectifs n’étaient plus seulement Hanoi et Haiphong (grand port à proximité d’Hanoi) mais tous les sites jugés stratégiques. Le président, après insistance de son administration, finit par accepter les bombardements PHL. Ces bombardements PHL fonctionnèrent de prime abord. Jusqu’à ce que Hanoi aligne ses réserves le long des routes dans tout le pays. C’était décentraliser tout en gardant une facilité d’accès et une rapidité logistique. Avec cette décision, c’était non plus quelques entrepôts stratégiques mais tout le système routier nord-vietnamien qu’il eut fallu détruire. L’efficacité des bombardements PHL s’en trouva fortement réduite. Par la suite, Johnson réévalua le risque de ces opérations lorsqu’un navire soviétique fut attaqué dans un port nord-vietnamien puis lorsque des avions passèrent dans l’espace aérien chinois. Le président américain ne voulait pas donner de raisons à ces puissances de rentrer dans le conflit.
Jusqu’en 1966, les journaux ne jugeaient que les faits sur la guerre du Viêt Nam, ils n’étaient pas franchement plus informés que le reste du peuple et donc globalement favorables à la guerre, la présentant en évolution rapide (Time, News et World Report par exemple). Les professionnels antiguerre autour du président commencèrent, pour certains, à parler. Hanoi était par ailleurs, et fut pendant toute la guerre, informé avec environ deux semaines de décalage sur la situation et les décisions américaines par le biais d’abonnements à des magazines (Time par exemple) et ce via la valise diplomatique de son ambassade de Suède.
Le FBI, dirigé par Hoover, intensifia sa surveillance des mouvements antiguerre en 1966. L’accent fut placé sur les SDS qui agissaient dans les universités. Les agents posaient des questions et formaient d’énormes dossiers. Le FBI surveillait également de près de grands activistes pour les droits civiques comme Martin Luther King. Ils opéraient parfois même des « visites secrètes » ou « descente de plombiers » en langage codé, consistant en des intrusions illégales dans des propriétés privées, voire des cambriolages.
Fin 1966, des démarches pour la paix furent sérieusement entreprises par Hanoi et Washington ; les diplomates devaient se rencontrer à Varsovie et l’envoyé de Hanoi, nom de code « Marigold », avait toute latitude à négocier les points fondamentaux pour la paix. Seulement, un bombardement Rolling Thunder, qui avait été repoussé à cause des conditions météorologiques, tapissa de bombes la capitale nord-vietnamienne au même moment. Johnson, du fait du nombre de cibles de Rolling Thunder, les validait logiquement de manière mensuelle et n’avait donc pas un contrôle direct sur elles. La négociation ne put pas même commencer : une nouvelle occasion manquée.
L’année 1966 fut mouvementée, militairement parlant. Les Américains organisèrent 17 grandes offensives (search and destroy et bombing campaigns). Parmi celles-ci, la première opération search and destroy d’envergure de la guerre qui impliqua 20 000 hommes et dura 42 jours. La province côtière de Binh Dinh (centre-ouest), une place d’insurrection de longue date, en fut la cible majeure. D’après l’US Army, 2 389 ennemis (Nord-Vietnamiens et Viêt-Cong) furent tués. Pourtant, on jugea que la majorité des Nord-Vietnamiens s’enfuirent. On estima à plus de 100 000 le nombre de civils déplacés à cause de cette opération. Globalement, ces grandes offensives firent de plus de 3 millions de Sud-Vietnamiens des SDF, soit 1/5 de la population ! Dans ces offensives, le comptage de corps, seul moyen de juger de l’efficacité des opérations, fut à nouveau employé. Les chiffres étaient biaisés, on comptait n’importe qui. « Si tu ne peux compter ce qui est important, tu rends ce que tu peux compter important ».
Pour bien comprendre à quel point ces mesures, cette masse de données, était inutile, donnons un chiffre révélateur : 90 000. Deux cent vingt Américains étaient chargés de produire 90 000 pages de données par mois ! Tout était chiffré, même le pourcentage de pacification des villages, nous l’évoquerons plus en détails plus loin. Par ailleurs, les Américains ne cherchaient pas seulement du sens dans les chiffres. L’administration Johnson demanda à interroger les Nord-Vietnamiens et Viêt-Cong capturés pour comprendre qui ils étaient. McNamara avait monté un groupe dans ce sens. La Maison-Blanche voulait comprendre ce qu’elle affrontait, pourquoi ces jeunes hommes combattaient.
Mais revenons un instant sur les campagnes search and destroy. On entend souvent dire que les soldats américains brûlaient des villages et détruisaient tout ce qui pouvait l’être. C’est partiellement vrai. L’ordre était effectivement de cette trempe. Les soldats avaient donc, particulièrement en opération search and destroy, ordre d’empoisonner, détruire, brûler les stocks de riz des villages, de brûler les maisons, de tuer tout individu jugé menaçant … La réalité était moins systématique. Les soldats obéissaient souvent à ces ordres avec dégoût : ils désobéissaient ou obéissaient à moitié. Les soldats allumaient les chaumières des maisons au briquet mais n’insistaient pas si la flamme s’éteignait d’elle-même. Le commandement est donc le premier responsable. L’existence de ces demi-mesures indique l’humanité de beaucoup de ces soldats américains. Ça ne suffit pas à excuser toutes leurs actions pour autant.
Westmoreland souhaitait atteindre ce qu’il nommait le « crossover point » (le point de bascule) : le point à partir duquel les soldats américains et l’ARVN tueraient plus de soldats que Hanoi ne pourrait en remplacer. Concrètement, il voulait mener une guerre d’attrition, d’usure. Pour ce faire, il avait besoin de toujours plus d’hommes. Fin 1966, Westmoreland disposait de 385 000 hommes au Viêt Nam. Un nombre légèrement en deçà de ce qu’il avait demandé (Programme 2). Le complément arriverait en 1967.
Quitte à parler d’afflux de troupes, faisons-le pour les deux camps. Avant l’arrivée massive des Américains, le ravitaillement des Viêt-Cong et des troupes d’Hanoi se faisait par voie terrestre mais également par voie maritime. De fait, la voie maritime avait été un temps la plus usitée des deux options. La marine américaine remit cette vérité en question en bloquant avec succès les côtes nord-vietnamiennes. Le ravitaillement adverse ne dépendant plus que de la voie terrestre, les Américains s’échinèrent à couper la piste Hô Chi Minh (par ailleurs nommée « route 559 » par les Nord-Vietnamiens). Hanoi s’appliqua, au contraire, à entretenir et améliorer cet afflux vital.
Ainsi, Hanoi entretenait 20 000 km de routes, passant par le Laos et le Cambodge. Pour ce faire, ce n’étaient pas moins de 230 000 âmes, pour moitié des femmes, qui travaillaient d’arrache-pied sous les bombes. Et pour cause : les Américains lâchèrent, sur la durée totale de la guerre, 3 millions de tonnes de bombes … sur la seule partie laotienne de la piste Hô Chi Minh. Inutile de préciser que cette partie n’était pas la seule visée. Trois millions de tonnes, soit un million de plus que la quantité totale de bombes lâchée sur l’Allemagne et le Japon réunis durant toute la Seconde Guerre mondiale. Ces bombardements incessants et dévastateurs étaient accompagnés de passages d’avions lâchant une traînée d’Agent Orange, le puissant défoliant dont nous avons déjà parlé. Ce dernier terrassait des hectares de forêt, la faisant passer de luxuriante à poussière. Non seulement ce produit était hautement toxique lorsque relâché, mais il empoisonnait en plus l’eau. Malgré ce tapissage de bombes, les Nord-Vietnamiens continuèrent de réparer la piste avec une efficacité effarante.
Aux États-Unis, les manifestations antiguerre prenaient de l’ampleur : le 15 avril 1967, ce furent 100 000 à 400 000 manifestants qui défilèrent à San Francisco et New York. On y trouvait notamment Luther King et des vétérans de la guerre du Viêt Nam, les premiers de cette guerre, tous pour la paix. Ces vétérans formèrent rapidement une association allant dans le sens de la paix. Nous avons mentionné Luther King et ce n’est pas un hasard. Le ressentiment de la population afro-américaine ne grimpait pas pour rien. Ces derniers, bien que ne représentant que 11 à 12% de la population américaine à cette heure de l’Histoire, occupaient une part disproportionnée des victimes (tués et blessés) au Viêt Nam. Cette disproportion s’amenuisa au fil des années. Cette réalité était d’ailleurs valable pour beaucoup de minorités des Etats-Unis. C’est que Johnson ne voulait pas envoyer les réservistes ou la garde nationale. Ceux-ci étant presque exclusivement formés de caucasiens aisés, ayant du réseau et une bonne éducation ; le président craignait d’augmenter significativement l’opposition à la guerre en les envoyant au combat.
La conscription commençait à se gripper, de plus en plus d’appelés refusaient de se présenter et les exigences physiques d’admission furent revues à la baisse. Plus encore, 10 000 Américains étaient appelés à prendre les armes, par mois, avant 1966 ; ce nombre fut porté à 30 000 par mois en 1966. Les minorités n’étaient pas les seuls mécontents. Nuançons le propos cependant. Si des groupes antiguerre existaient, il en allait de même pour la ferveur diamétralement opposée. Les Young Americans for Freedom (YAF), par exemple, étaient en faveur de la guerre. Ces groupes menaient des contre-manifestations aux Etats-Unis. Leur ampleur était cependant moindre.
Sources (texte) :
Prados, John (2015). La guerre du Viêt Nam. Paris : Tempus Perrin, 1080p.
The Vietnam War, documentaire en 10 épisodes de Ken Burns et Lynn Novick, sur Netflix depuis 2017 (17h15 de documentaire)
Sources (images) :
The Vietnam War, documentaire de Ken Burns et Lynn Novick (images tirées de l’épisode 4 de la série : province de Binh Dinh, largage d’Agent Orange et contournement d’un cratère de l’aviation américaine sur la piste Hô Chi Minh)
https://consortiumnews.com/wp-content/uploads/2017/09/E4-S10851.jpg (soldat américain dans un village en flammes)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Martin_Luther_King (Martin Luther King Jr.)