La guerre de Crimée (partie I) : l’affaire des Lieux saints (1850-1853)
Au milieu du XIXe siècle, un subtil équilibre régnait en Europe. La France, vaincue en 1815, s’était relevée mais était toujours relativement isolée ; l’Autriche, fragilisée par le Printemps des peuples en 1848, perdait lentement du terrain face à une Prusse qui tendait à prendre sa place de leader des terres allemandes ; l’Empire ottoman était pleinement engagé sur le sentier de la ruine et s’écrasait toujours davantage devant son puissant voisin russe. Un voisin, du reste, dont les ambitions vers la Méditerranée gênaient la France mais aussi et surtout le Royaume-Uni. Cette dernière nation, comme à l’accoutumée, s’évertuait à entretenir sur le continent la balance des puissances, de sorte qu’aucune ne devienne hégémonique, tandis que la mer demeurait la chasse gardée de Londres, par ailleurs pleinement engagée dans une industrialisation que les autres puissances ne faisaient qu’entamer.
En 1850-1853, les ambitions russes croisèrent les intérêts franco-britanniques, cristallisant les tensions autour de l’affaire des Lieux saints. La France fut la première concernée. Pour le comprendre, il faut expliquer la genèse de l’affaire des Lieux saints. Celle-ci remonte au Grand Schisme de 1054. En vérité, le schisme se forma dès 863 lorsque les catholiques excommunièrent le patriarche orthodoxe Photius. C’est ensuite Rome qui refusa une réconciliation, menant au Grand Schisme de 1054, effectif et consommé surtout à partir du sac de Constantinople par les croisés catholiques lors de la 4e croisade en 1204. Le contentieux entre catholiques et orthodoxes découlait également du fait que les catholiques avaient obtenu un pouvoir temporel en obtenant des terres des Francs (données par Pépin le Bref et Charlemagne) : les Etats pontificaux (Italie).
Pour un chrétien, prétendre au pouvoir temporel de l’Eglise, c’est contredire le Christ qui avait dit « Mon royaume n’est pas de ce monde ». Ce pouvoir temporel rendait l’Eglise mortelle car n’étant plus seulement spirituelle. De là, selon les orthodoxes, le déclin de son autorité sur les puissances européennes puis le schisme de la Réforme (XVIe siècle avec Martin Luther), pour des raisons matérialistes. De là également l’émancipation des âmes avec l’athéisme à partir du siècle des Lumières (XVIIIe siècle). L’orthodoxie, elle, demeura faible tant qu’elle fut représentée par Constantinople, dont l’empire était en long déclin face à l’émergence des puissances musulmanes. Mais depuis sa chute en 1453, le relais était passé aux puissants Russes. Pour les catholiques, les Francs les premiers s’associèrent à l’Eglise latine et la France demeura la « fille aînée de l’Eglise », malgré les idées anticléricales de la Révolution de 1789.
De fait, c’est à Charlemagne que le calife abbasside remit les clefs symboliques du Saint-Sépulcre et la charge de protéger les Lieux saints, les chrétiens de Palestine et les pèlerins au IXe siècle. Les croisades, ensuite, furent largement portées par la France, menant à la reconquête de Jérusalem. De 1098 à 1291, les états latins d’Orient formaient une France du Levant, dirigée par des familles françaises, marquant profondément les populations locales. De la même manière, c’est à Saint Louis que Saladin reconnût, après la reconquête musulmane du Levant, un droit moral sur les Lieux saints chrétiens d’Orient. Ainsi, ce furent des Franciscains qui entretinrent les lieux de cultes et y officièrent. Les choses ne changèrent pas lorsque les Ottomans défirent les Mamelouks et s’emparèrent des terres levantines en 1517 car François Ier, roi de France, signa ensuite avec Soliman le Magnifique les Capitulations de 1535.
Cette alliance, la première entre une puissance catholique et une puissance musulmane, fit scandale en Europe. La France eut ainsi une influence politique, commerciale et religieuse prépondérante dans cet Empire ottoman qui connaissait son apogée. Le roi de France demeurait le protecteur des chrétiens d’Orient et des Lieux saints. Les Capitulations furent renouvelées en 1569, 1581, 1597, 1604, 1673 et 1740. Si la plupart avait un intérêt surtout commercial, celles de 1604, 1673 et 1740 réaffirmaient le statut de protectrice des chrétiens d’Orient et des Lieux saints de la France. Le contexte dans lequel se déroula le renouvellement de 1740, en particulier, mérite d’avantage d’attention. En 1739, la France de Louis XV avait joué les médiateurs dans la guerre austro-turque de 1735-1739 et venait de sauver l’honneur ottoman par un traité de paix de Belgrade franchement généreux pour des Turcs en mauvaise posture.
Plus que ça, si les Capitulations de 1535 étaient dirigées contre l’Autriche, celles de 1740 étaient en réalité surtout tournées contre la Russie. Celle-ci nia au document toute valeur, sans surprise. Pourtant, ces capitulations donnaient, pour la première fois, une preuve juridiquement irrécusable du droit de protection donné à la France sur les Lieux saints et les chrétiens d’Orient. Remontons légèrement le temps pour étudier la situation sur place. Les chrétiens orientaux, virent leur situation se compliquer dès le XVIe siècle. Non du fait des Ottomans, qui s’énervaient seulement du prosélytisme de certains, mais surtout du fait de la myriade de mouvements chrétiens. Entre les Arméniens, séparés de l’Eglise depuis le Ve siècle, les coptes d’Egypte, les catholiques (peu nombreux mais essayant de convertir), ceux qui suivaient les rites syriens ou éthiopiens et les orthodoxes dits « Grecs » de l’ancien Empire byzantin ; les rapports étaient conflictuels.
Les Grecs orthodoxes, qui avaient pour eux le nombre, jalousaient les catholiques en charge des Lieux saints. Ils demandèrent alors des firmans (décrets royaux) leur donnant davantage de droits. C’est justement cette dynamique qui mena, en partie, aux Capitulations de 1535. Le XVIIe siècle fut celui des missionnaires français, étoffant la présence catholique dans l’Empire ottoman et, de fait, multipliant les conflits avec les Grecs. Les ambassadeurs français à Constantinople s’appliquèrent dès lors à conserver les privilèges des Latins sur les orthodoxes concernant la protection des Lieux saints. Le sultan cédait devant les orthodoxes ? La diplomatie française s’empressait de réclamer l’annulation des mesures. Mais dès 1699, le déclin notoire de l’Empire ottoman se fit sentir dans sa bureaucratie. A cet égard, qu’importe les mesures obtenues par les ambassadeurs français, les directives de Constantinople n’étaient pas forcément appliquées.
De fait, la France fit l’erreur stratégique, sous le règne de Louis XIV, de soutenir presque exclusivement les catholiques et non la totalité des chrétiens d’Orient, laissant de la place aux autres puissances. Cependant, la France fit toujours de la question religieuse dans l’Empire ottoman, une priorité dans ses relations bilatérales avec Constantinople. Tous les ambassadeurs français eurent consigne de se montrer durs sur la question. Sur le terrain, les confessions luttaient pour se voir confier un lieu de prière, pour y entrer, y officier et, avec un peu de chance et de corruption, peut-être empêcher les autres confessions d’avoir de tels droits. Chaque détail devenait source de conflit pour afficher un symbole de sa confession. La France soutenait les latins, l’Espagne et l’Autriche essayaient de récupérer un peu de l’influence de la France, la Prusse soutenait les Juifs, la Grande-Bretagne les Druzes du Liban, la Russie les orthodoxes.
La Russie incitait les orthodoxes à créer du désordre pour affaiblir l’ennemi ottoman dont la disparition s’avèrerait hautement profitable pour Saint-Pétersbourg. Car au XVIIIe siècle, de Pierre le Grand à Catherine II, la Russie émergea comme une puissance européenne de premier plan. Cette Russie, orthodoxe, qui n’avait de cesse de faire la guerre aux Ottomans, devint l’alliée de la France, par la force des choses, lors de la révolution diplomatique de 1756. Ce renversement soudain d’alliances en Europe, prélude à la guerre de Sept Ans (1756-1763), était un coup de poignard à l’alliance franco-ottomane. Le sultan ne se priva pas de représailles en accordant immédiatement des privilèges aux Grecs orthodoxes. Plus grave encore pour les moines latins : après une énième guerre russo-turque, débutée en 1768, vint le traité de paix de Kutchuk-Kaïnardji en 1774. Celui-ci reconnaissait en des termes flous un protectorat russe sur la population orthodoxe ottomane.
Pour autant, la France demeura vigilante sur la question religieuse dans l’Empire ottoman. Et ce, même pendant la première Révolution française, qui vit pourtant se succéder les pouvoirs anticléricaux. Napoléon Ier fut intransigeant sur ces sujets. Avec la Restauration royale et jusqu’à Napoléon III (inclus), la France ne faillit jamais sur cette question. C’est que la France a toujours compris l’immense intérêt politique que cet ascendant représentait. D’ailleurs, l’indépendance de la Grèce, en 1830, vit le Royaume-Uni et la Russie accepter la protection française vis-à-vis des catholiques de Grèce comme une continuité historique. Nous en arrivons à la période qui nous intéresse.
La France, s’appuyant sur des traités bilatéraux, prétendait à un protectorat sur les catholiques de l’Empire ottoman, peu nombreux et souvent pas sujets du sultan. La Russie, en s’appuyant sur le traité Kutchuk-Kaïnardji (1774), flou et ne mentionnant pas même les Lieux saints, faisait pression sur Constantinople pour avoir un ascendant moral sur les Orthodoxes de l’Empire ottoman, véritable négation de la souveraineté ottomane sur un tiers de sa population. On ne peut comparer les prétentions françaises et russes, ne serait-ce que par leur antériorité : la France s’appuyait sur les Capitulations de 1740, jamais révoquées.
En 1850, Louis-Napoléon Bonaparte, alors juste élu président de la Deuxième République française, ne cherchait en rien à appuyer une future politique impériale en se penchant de nouveau sur ce dossier jamais fermé des Lieux saints. Car, en 1846, un incident, qui n’avait pu être réglé ensuite, avait vu le jour : une étoile d’argent aux armes de la France avait été dérobée aux catholiques à Bethléem. Le prince-président Bonaparte intervint pour restaurer les droits des catholiques et récupérer l’étoile. De fait, Bonaparte exigeait une application stricte des Capitulations de 1740. Bien que ce ne soit pas l’objectif, cette exigence allait de facto à l’encontre des Grecs et de leurs privilèges accumulés depuis le XVIe siècle. Un accord fut rapidement trouvé, à la surprise générale. C’était sans compter sur Nicolas Ier, tsar russe, qui intervint personnellement pour menacer Constantinople. Là commençait réellement l’affaire des Lieux saints, en 1850.
Pour Napoléon, défendre cet intérêt français n’était pas si aisé car peu populaire. Les Français ne s’émouvaient plus du sort des moines de Palestine depuis la Révolution de 1789. La Russie, à l’inverse, mêlait politique et religieux : aider les orthodoxes, c’était endiguer l’esprit révolutionnaire français qui avait encore fait des vagues en 1848. Le tsar était nanti d’un pouvoir absolu et spirituel, une force extraordinaire dont ne disposait aucun autre souverain européen à l’époque mais à double tranchant : tout retour en arrière était impossible dès lors que le tsar s’impliquait personnellement. Contre une Russie véhémente, la France se devait de hausser le ton. Car les Ottomans n’avaient d’autre choix que de satisfaire à demi le plus dangereux et ne pas trop décevoir le moins dangereux. En 1851, le Coup d’Etat de Bonaparte, fondant le Second empire français, embarrassa Constantinople d’une France soudainement plus puissante que prévu.
Alors, les Ottomans accordèrent une victoire de principe aux Français mais une défaite dans les faits. Les Latins se trouvaient, de fait, peu favorisés et ne possédaient plus véritablement les Lieux saints. On était loin des privilèges prévus dans le traité de 1740, mais il y avait une amélioration. La France se garda de protester bruyamment, pour clore une affaire qui n’avait que trop duré. Seulement, la presse catholique française se vanta assez de ce succès de principe pour froisser le tsar. Ainsi, lorsque l’ambassadeur français partit quelques jours de Constantinople, tout fut annulé et les maigres privilèges des Latins retirés, qui plus est par une annonce publique humiliante. Napoléon III fut sacré empereur des Français le 2 décembre 1852 et profita de ce nouveau titre pour exiger des négociations avec Nicolas Ier sur cette affaire.
Napoléon remplaça par la même occasion La Valette, son diplomate à Constantinople, à juste titre irrité, pour apaiser les tensions. Le tsar se disait favorable la conciliation mais dépêcha des troupes aux portes des principautés danubiennes début 1853. En plus de cette menace directe sur l’Empire ottoman, Nicolas Ier nomma un diplomate extraordinaire : Menchikov, amiral, ministre de la Marine et gouverneur général de Finlande, connu pour ses manières brutales. La Russie assura qu’il n’avait reçu que des consignes pacifiques. Mais pourquoi choisir un homme de cette trempe ? Les diplomates français et britannique s’éloignèrent un temps du Bosphore, le premier pour apaiser les Russes, le second pour éviter de les irriter. Car Londres ne s’inquiétait pas encore de cette escalade des tensions.
Menchikov resta mystérieux, ne respecta pas le protocole ottoman (ce qui aurait été un casus belli un siècle plus tôt encore) et fit bien des demandes auxquelles il ne reçut aucune réponse (il demanda la destitution du patriarche grec, l’indépendance du Monténégro, le renvoi d’un ministre qu’il jugeait russophobe, …). Mais que voulait donc ce plénipotentiaire russe ? Le Royaume-Uni resta à l’écart et se rapprocha même de la Russie, notamment par des articles complaisants du Times. La France, cette fois-ci, resta alerte et ne recula pas devant les décisions nécessaires. Cela ne tenait pas uniquement à l’affaire des Lieux saints ou à l’honneur qu’il s’agissait de défendre : le danger était plus grand.
Paris avait remarqué que la crise que traversait alors l’Empire ottoman était peut-être la plus grave de son existence : le sultan Abd-ul-Méjid n’avait pas, contrairement à la coutume, tué son frère lors de son accession au pouvoir. Ainsi, un foyer de conspiration se formait autour de Abd-ul-Aziz, le frère du sultan, avec les Veux-Turcs qui désiraient mettre fin aux réformes. Une crise financière frappait également le pays. Pour ne rien arranger, les velléités indépendantistes se multipliaient dans les Balkans. Après l’indépendance de la Grèce et peu avant l’affaire des Lieux saints, le sultan eut à réprimer l’insurrection des Monténégrins. Mais l’Empire ottoman, sur le déclin, n’avait plus les moyens d’une politique de force. L’Autriche s’était dressée contre Constantinople et le sultan avait cédé devant un ultimatum : l’intervention avait été annulée. Cet incident donnait à Saint-Pétersbourg un magnifique précédent duquel tirer des enseignements.
En février 1853, Napoléon III avait surtout à cœur d’apaiser les cours européennes vis-à-vis de son empire naissant ; il réduisit les effectifs de l’armée et refusa de réagir à une marque de mépris des Russes. Pour l’heure, un gouvernement russophile venait de prendre place au Royaume-Uni et on s’inquiétait davantage de ce Second Empire faisant à nouveau monter un Bonaparte sur le trône de France que de la Russie. Menchikov avait donc la voie libre. Jusque fin mars 1853, les réunions russo-turques se multiplièrent sans qu’aucune information ne soit divulguée. Les Ottomans paraissaient terrorisés. Du fait des nouvelles inquiétantes en provenance de Constantinople, Napoléon convoqua un conseil le 19 mars. Le ministre de l’Intérieur, Persigny, milita seul et à contre-courant pour le déplacement de la flotte française à des fins de pression sur Constantinople.
Son argumentaire fut convainquant : Napoléon III ordonna d’avancer la flotte pour contrebalancer la présence des troupes russes aux frontières des principautés danubiennes ottomanes. La flotte française mouilla en Méditerranée à Salamine, en Grèce. Sachant pertinemment que le gouvernement britannique refuserait une intervention si on lui demandait son avis, Napoléon décidait d’agir en espérant que Londres suive. Ainsi, ce fut la France qui emmena le Royaume-Uni vers la guerre, non l’inverse comme on le dit souvent. La première manifestation de fermeté à l’égard de la Russie venait donc de la France, le premier ordre militaire également, par la même occasion. Cependant, il est vrai que les Britanniques montreront bientôt une soudaine passion pour la guerre, dépassant celle des Français. Londres s’énervera même des volontés de paix de Napoléon III et souhaitera prolonger la guerre en 1856.
Mais pour le moment, la France agissait seule et Napoléon III priait pour obtenir cette alliance franco-britannique qu’il souhaitait plus que tout, qu’elle naisse par une guerre commune ou non. Le 19 avril, Menchikov sortit enfin de son silence et dévoila les desseins de la Russie. Il exigea de Constantinople une « convention » qui ôterait la souveraineté du sultan ottoman sur ses sujets orthodoxes. Un accord fut trouvé entre Menchikov et le diplomate français Lacour, le 22 avril 1853. Les catholiques gardaient la clé de la grande porte de l’église de Bethléem mais ne pouvaient en fermer l’accès aux Grecs et aux Arméniens. Chaque confession avait 1h30 de prière. En ce mois de mai 1853, la querelle des Lieux saints était terminée, la guerre d’Orient pouvait débuter.
Source (texte) :
Gouttman, Alain (2006). La guerre de Crimée 1853-1856. France : Perrin, 444p.
Sources (images) :
https://www.hgsempai.fr/carto/?p=1356 (Europe en 1850)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Charlemagne (Charlemagne)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Chute_de_Constantinople (chute de Constantinople)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Ier_(roi_de_France) (François Ier)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_XIV (Louis XIV)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Ier_(empereur_de_Russie) (Nicolas Ier)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Napol%C3%A9on_III (Napoléon III)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Catherine_II (Catherine II)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Sergue%C3%AFevitch_Menchikov (Menchikov)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Abd%C3%BClmecid_Ier (sultan Abd-ul-Méjid)