La guerre civile espagnole et l’Espagne franquiste (partie XIII) : le régime ne survivra pas à Franco (1961-1975)

La guerre civile espagnole et l’Espagne franquiste (partie XIII) : le régime ne survivra pas à Franco (1961-1975)

Rappel : Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Espagne franquiste, qui conservait les modèles allemand et italien, bâtissait beaucoup mais ne dégageait que peu de rentabilité, ne permettant pas d’augmenter les salaires. La situation se trouvait aggravée par la pénurie de nourriture que l’isolement international ne pouvait résoudre, prolongeant le rationnement jusqu’en 1952. Un important remaniement du gouvernement par Blanco plaça Arbrurua à la tête du ministère de l’industrie et du commerce. Celui-ci, en libéralisant le marché extérieur et les importations, permit, avec l’aide américaine décidée en 1953, d’engager l’économie espagnole sur la voie de la croissance. Pourtant, les mauvaises récoltes de 1954, l’hiver rude de 1956, les brutales augmentations de salaire décidées par Giron, le ministre du Travail, aux pires moments (hiver 1954 et 1956), ainsi que la perte du Maroc (devenu indépendant en 1956), engendrèrent une révolte universitaire, l’inflation, la pénurie, la crise économique et une crise institutionnelle poussant Franco à procéder au plus important remaniement qu’il aurait à faire à la tête de l’Espagne, le 21 février 1957. La Phalange perdit largement en influence au gouvernement, un rude général fut nommé à l’Intérieur pour dompter les étudiants et des technocrates furent placés dans les ministères de l’économie et des Finances. Ces derniers redressèrent la balance commerciale en révisant le taux de change de la peseta (attirant les investissements étrangers) et engagèrent l’Espagne sur le chemin de l’Etat de droit. La politique de rigueur budgétaire permit l’essor de l’économie espagnole et l’Espagne intégra la BIRD et le FMI en 1958. A la fin des années 1950, Franco ne dirigeait plus que partiellement le pays, la vieillesse faisant son œuvre. Mais la succession n’était pas encore assurée.

En janvier 1962, Laureano Lopez Rodo devint commissaire du Plan de développement. En juillet, un remaniement du gouvernement donna à Gregorio Lopez Bravo, un brillant ingénieur naval, le portefeuille de l’Industrie et à Manuel Fraga Iribarne celui de l’Information. Celui-ci entreprit d’améliorer l’image du régime à l’extérieur. C’est que, en 1962, l’intégration de l’Espagne à l’Europe et au marché commun devenait un sujet. Or, des républicains en exil et des démocrates-chrétiens, voire des phalangistes, se rassemblèrent à Munich pour suspendre toute négociation avec la CEE jusqu’à la démocratisation de l’Espagne. Franco en fut irrité et ceux qui rentrèrent en Espagne, comme Robles, furent assignés à résidence. Mais le coup le plus dur, qui mis à mal le travail de Fraga, fut l’exécution de Julian Grimau en 1963. Le monde demanda la grâce pour Grimau qui fut tout de même exécuté pour le rôle qu’il avait joué dans les checa de Barcelone durant la guerre civile. La majorité des ministres avait voté pour le rejet de la grâce le 19 avril 1963. En 1964, Fraga organisa des manifestations pour célébrer « 25 années de paix ». En 1965, il fit enfin passer sa loi sur la libéralisation de la presse. Fraga dut lutter pour arracher l’approbation de Franco. La suppression de la censure en Espagne fut possible parce que le Caudillo avait confiance en la solidité de son régime. Le ministre essaya par la suite de faire passer l’élection des Cortes au suffrage universel, sans succès.

Manuel Fraga Iribarne (1922-2012) : ministre de l’Information et du tourisme (1962-1969) puis ministre de l’Intérieur après la mort de Franco (1975-1976).

En parallèle, le régime franquiste perdait son principal pilier : les catholiques. L’élection du cardinal espagnol Montini comme nouveau pape (Paul VI) en juin 1963 crispa les relations. Paul VI s’était opposé au franquisme à plusieurs reprises et éloignait désormais, en tant que pape, le clergé du pouvoir. En 1966, les catholiques protégèrent des étudiants rebelles et manifestèrent eux-mêmes à Barcelone. Le pape et le nonce demandaient à ce que Franco renonce à son droit de présentation des évêques, créant un conflit entre l’Espagne franquiste et le Vatican. Alors, les sièges épiscopaux demeurèrent vacants. Le Vatican réagit en élisant des évêques « auxiliaires » souvent conciliaires (en ligne avec le concile Vatican II de 1966, c’est-à-dire favorable aux vues du pape). En 1969, le Vatican favorisait les opposants au régime franquiste. Néanmoins, le régime libéralisa la pratique religieuse non-catholique par une loi votée en 1967. Franco fut sans aucun doute profondément affecté par l’éloignement de l’Eglise. En janvier 1973, la déclaration de la Conférence épiscopale annonçait souhaiter le retour d’un pluralisme démocratique en Espagne.

La perte du soutien inconditionnel de l’Eglise amena les ministres de Franco à d’autant plus pousser la question de la succession. Carrero Blanco, Fraga, Lopez Bravo, Alonso Vega, Lora Tamayo, Lopez Rodo et Navarro Rubio urgèrent à tour de rôle et de plus en plus fréquemment le Caudillo de régler la question. Ce travail de fond dura une décennie avant que Franco ne se décide. De fait, il n’arrivait pas à accepter que le pouvoir ne soit plus dans ses mains, même après sa mort. Pourtant, le Caudillo avait choisi de longue date une restauration de la monarchie avec Juan Carlos (fils de Don Juan) mais avait hésité devant une opposition républicaine certaine et des histoires de légitimité au trône. Franco n’avait pas considéré Don Juan du fait de sa claire opposition au régime, ni Charles-Hugo de Bourbon -Dampierre car étranger. Alphonse de Bourbon-Dampierre en revanche avait la légitimité : il était le fils de Don Jaime, le frère ainé de Don Juan, écarté du pouvoir parce qu’handicapé. Or, Alphonse de Bourbon-Dampierre n’était pas handicapé et certains le considéraient plus légitime que Juan Carlos (fils de Don Juan). Après tout, Alphonse de Bourbon-Dampierre n’était-il pas le successeur en ligne directe du roi Alphonse XIII ? Et puis, Don Juan n’avait pas encore explicitement renoncé au trône, faisant de l’ombre à son fils. Cependant, Juan Carlos avait été élevé en Espagne et avait déjà un fils, assurant la lignée, chose dont ne pouvait se targuer Alphonse de Bourbon-Dampierre. Enfin, les carlistes basques étaient favorables à Charles-Hugues de Bourbon-Parme (lointain descendant de Philippe V d’Espagne – mort en 1746 – par la maison Parme et cousin au 11e degré en ligne masculine du duc de San Jaime, Alphonse-Charles Ier, mort en 1936 et dernier prétendant historique des carlistes) ; il fallait les convaincre d’accepter Juan Carlos. Le 28 mai 1969, Alonso Vega annonça en Conseil des ministres qu’il se retirait du fait de son grand âge, laissant la place à plus jeune et plus compétent. Le ministre de l’Intérieur en profita pour inciter de nouveau Franco à désigner son successeur, afin que ses efforts pour l’Espagne ne soient pas gâchés par le chaos. Le 29 mai, Franco annonça à Carrero Blanco qu’il allait désigner Juan Carlos à sa suite. Le 22 juillet 1969, il annonça sa décision aux Cortes, qui fut acceptée par 491 voix, refusée par 19 (et 9 abstentions). Le mariage de Maria del Carmen Martinez-Bordiù y Franco, la petite-fille du Caudillo, avec Alphonse de Bourbon-Dampierre le 18 mars 1972 ouvrit la porte à certaines intrigues.

Juan Carlos Ier (1938 – ), roi d’Espagne (1975-2014)

En 1965 encore, Franco dirigeait véritablement le pays lors du remaniement du gouvernement qui, par ailleurs, favorisa les monarchistes et irrita les phalangistes. Le 21 septembre 1967, Franco fit de Carrero Blanco son vice-président. Tant les facultés intellectuelles que la résistance à la fatigue de Franco diminuaient. Les Conseils des ministres ne duraient plus la journée mais seulement la matinée dans les années 1970. De fait, entre 1969 et 1973, les ministres se retrouvaient la veille pour délibérer et demandaient seulement l’évident aval de Franco le lendemain. Dès 1967, il avait demandé l’avis de Carrero Blanco, Oriol, Solis et Fraga pour choisir les titulaires de postes dans la Cour suprême, la Cour aux comptes et le Conseil économique, sous prétexte que lui ne connaissait plus assez de gens. En 1969, la société Matesa (Machinerie textile du nord de l’Espagne SA), dont l’entrepreneur avait été encensé par les ministres des Finances, du Commerce et de l’Education, se révéla être une fraude. L’affaire Matesa sous-entendait que le gouvernement du Caudillo était soit corrompu, soit incompétent. La presse se déchaîna contre le régime. Franco, ne sachant comment réagir, s’en remit à Carrero Blanco. Celui-ci décida d’un profond remaniement du gouvernement. Il en profita pour écarter Fraga, ministre de l’Information, à qui il reprochait la loi sur la liberté de la presse.

Luis Carrero Blanco (1903-1973), amiral, sous-secrétaire de la présidence (1951-1967), vice-président (1967-1973) puis chef du gouvernement espagnol (1973)

Fin octobre 1969, il était évident que Luis Carrero Blanco dirigeait l’Espagne. La presse, d’ailleurs, ne mentionnait désormais que rarement le Caudillo. En 1970, le résultat de l’enquête « Qui gouverne l’Espagne ? » mit en avant 42 « personnalités politique » (Carrero Blanco en tête), 55 « personnalités économiques » et 39 « personnalités sociales », chose inimaginable dix ans auparavant tellement Franco régnait alors sans partage. En juin 1973, devant l’insistance de Lopez Rodo, Franco accepta enfin d’officiellement dissocier les rôles de chef d’Etat (dont il gardait les prérogatives) et de chef du gouvernement (dont il confia les prérogatives à Carrero Blanco). L’ascension de Carrero Blanco ne dura pas : six mois après l’officialisation de ce nouveau rôle, alors qu’il revenait de l’Eglise en taxi, Carrero Blanco fut victime de l’attentat de l’ETA le 20 décembre 1973, auquel il ne survécut pas. Franco peina à le remplacer mais choisit finalement Carlos Arias Navarro, ministre de l’Intérieur incompétent (il n’avait pas réussi à prévenir l’attentat sur Carrero Blanco) mais soutenu par le marquis de Villaverde et Carmen Polo. Arias Navarro remplaça immédiatement la majorité des ministres, en 1974, par des incompétents davantage réactionnaires. Surtout, alors que le cabinet Carrero Blanco était franchement favorable à Juan Carlos pour la restauration monarchique, Arias Navarro penchait pour Alphonse de Bourbon-Dampierre, mari de la petite fille de Franco et Carmen mais surtout du fils du marquis de Villaverde.

Laureano Lopez Rodo (au premier plan à droite) et Manuel Fraga Iribarne (premier plan à gauche)

En 1974, Franco, proche de la mort, ne gouvernait plus de facto. Pourtant, il s’accrochait jalousement à son pouvoir. En juillet 1974, gravement malade d’une thrombophlébite ayant provoqué une hémorragie intestinale, le Caudillo laissa pour la première fois, momentanément, la direction de l’Etat à autrui : Juan Carlos. Une rémission lui permit de reprendre la tête de l’Etat le 2 septembre. Alors que les ministres sous Carrero Blanco étaient favorables à la démocratisation et à la monarchie, ceux de Arias Navarro faisaient partie du « bunker », c’est-à-dire les ultras du régime, hostiles à tout changement. Les condamnations à mort furent davantage exécutées sous les seconds que les premiers. L’opinion internationale, qui pensait la dictature de ce fait adoucie au début des années 1970, ne parvint pas à comprendre le retour des méthodes dures en 1974-1975 et s’en insurgea. Franco, fêtant ses 82 ans en novembre 1974, voyait bien l’incompétence de Arias Navarro et tenta de reprendre la réalité du pouvoir. Franco savait que cette rémission serait la dernière et se prenait à rêver de se retirer du pouvoir, chose qu’il aurait pu faire. Atteint de la maladie de Parkinson qui l’empêche de contrôler ses mains, le Caudillo resta pourtant en place. Le 29 septembre 1975, il assura au ministre de la Justice que Arias Navarro ne terminerait pas l’année. C’est Franco qui ne la terminera pas.

Carlos Arias Navarro (1908-1989), maire de Madrid (1965-1973), ministre de l’Intérieur (1973) puis président d’Espagne (1973-1976)

Le 15 octobre, il fit un infarctus. Le 19, une crise d’extrasystole suite à laquelle il reçut les sacrements. Après le 23, une insuffisance cardiaque, une hémorragie gastrique et un œdème pulmonaire le firent souffrir. Mais Franco ne se plaignait pas. Après le 28, ses reins ne fonctionnaient plus correctement. Franco étant sous constante perfusion de sang, Juan Carlos accepta enfin d’assumer les fonctions de chef d’Etat. Le 1er novembre, une péritonite se déclara. La vie du Caudillo fut artificiellement prolongée du fait de la panique de Carmen, du marquis et du bunker. Certains voulaient le garder en vie jusqu’au 26 novembre, date du renouvellement du Conseil du royaume, afin d’entraver un processus démocratique lancé par Juan Carlos. Après le 14 novembre, Franco était inconscient. Sa fille et sa petite-fille obtinrent alors qu’on le laisse mourir. Les appareils furent débranchés le 19 et Franco expira le 20 novembre 1975 à 5h20 du matin. Il était alors atteint de la maladie de Parkinson, d’une cardiopathie, d’un ulcère digestif aigu et récurrent avec hémorragies abondantes et répétées, d’une péritonite bactérienne, d’une broncho-pneumonie, d’un choc endotoxique et fit un arrêt cardiaque.

Ainsi mourait Franco, dont la vie ne peut être comprise sans mentionner la chance dont il ne se départit jamais. Son premier malheur fut de ne pouvoir entrer dans la marine mais ce fut finalement une chance car il entra dans l’armée de terre, qui lui permit une bien plus fulgurante ascension. Au Maroc, il alla au-devant de tous les dangers et bâtit une réputation d’invincibilité car les balles fusaient sans le toucher : la baraka. La seule fois qu’une balle l’atteignit, il fut sauvé par un médecin qui, défiant le protocole habituel, refusa d’envoyer Franco à l’hôpital et décida d’opérer sur place, lui sauvant la vie. Une fois général, il fut écarté aux Canaries, ce qui lui permit de ne pas se compromettre dans le soulèvement avant le dernier moment. Ce moment venu, le commandant de l’île principale des Canaries se tua par accident, donnant à Franco un prétexte pour s’approcher du seul aéroport de l’archipel duquel il décolla avec un avion acheminé depuis Londres à Lisbonne puis aux Canaries spécialement pour lui. Ce même avion qui, quelques jours plus tard, fit défaut à Sanjurjo qui tenta de prendre l’air avec un autre appareil qui, non-adapté, s’écrasa au décollage en tuant le général. Or, Sanjurjo était également un général pouvant prétendre à la direction de la rébellion. Tout comme les généraux Fanjul et Goded, tous deux capturés et exécutés dès août 1936. Ou encore Mola, le cerveau du soulèvement, qui périt dans un crash d’avion en juin 1937. Tous les obstacles à l’ascension de Franco au poste de généralissime et chef d’Etat ou menaces à sa légitimité s’écartèrent. On soupçonne néanmoins la duplicité de Franco dans la mort de Mola.

Franco eut encore de la chance lorsque sa sœur épousa, de son propre chef, Ramon Serrano Suñer qui échappa à la mort au début de la guerre civile en s’évadant de prison pour devenir le ministre des Affaires étrangères de Franco qui structura son premier gouvernement et lui permit de maîtriser la Phalange. La chance lui sourit encore lorsque son pays, du fait de sa misère, lui évita une entrée en guerre du côté de l’Axe qui lui aurait desservi. Il fut également heureux lorsque son anticommunisme notoire se révéla d’un avant-gardisme saisissant pour réhabiliter son régime aux yeux du monde occidental du fait de la guerre froide. Pourtant, la chance n’explique pas tout. Franco sût être opportuniste, montrer un courage frôlant la témérité, attendre lorsqu’il le fallait, se presser lorsqu’il le devait, se bâtir une image internationale … Enfin, Franco sut choisir des hommes efficaces pour l’assister : ces ministres auxquels il ne pardonnait aucun faux pas mais laissait une grande liberté d’action. In fine, il compta sur 113 ministres, ce qui est assez peu sur 40 ans d’exercice du pouvoir. Certains restèrent en postes plus d’une décennie tels que José Antonio Giron, ministre du travail pendant 16 ans (1941-1957), Martin Artajo, ministre des Affaires étrangères durant 12 ans (1945-1957), Blas Perez, ministre de l’Intérieur sur 15 années (1942-1957). 26 ministres demeurèrent à leur poste plus de 8 ans, 33 autres plus de 4 ans. Suñer et Carrero Blanco côtoyèrent également le pouvoir pendant de longues années.

Franco avait une forte capacité d’écoute, il laissait parler ses ministres sans commenter. Si les politiques marchaient, il s’en attribuait les lauriers. Dans le cas contraire, il se débarrassait du ministre. Le Caudillo montra jusqu’à la fin de sa vie une véritable passion pour le pouvoir et cultiva un culte de la personnalité en Espagne. S’il ne put se résoudre à pardonner aux ennemis d’hier, cautionna nombre d’atrocités et instaura un régime policier, il accepta pourtant la démocratisation progressive de son régime sous Carrero Blanco, préparant la transition démocratique après sa mort.

Sources (texte) :

Bennassar, Bartolomé (1995). Franco. Paris : Perrin, 415p.

Bennassar, Bartolomé (2004). La guerre d’Espagne et ses lendemains. Paris : Perrin, 559p.

Sources (images) :

https://en.wikipedia.org/wiki/Manuel_Fraga (Fraga)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Juan_Carlos_Ier (Juan Carlos Ier)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Luis_Carrero_Blanco (Carrero Blanco)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Laureano_L%C3%B3pez_Rod%C3%B3 (Lopez Rodo)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Carlos_Arias_Navarro (Arias Navarro)

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