La guerre civile espagnole et l’Espagne franquiste (partie XII) : à l’intérieur, des difficultés aux réussites (1945-1961)

La guerre civile espagnole et l’Espagne franquiste (partie XII) : à l’intérieur, des difficultés aux réussites (1945-1961)

Rappel : Le régime franquiste avait réussi à traverser la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, l’opposition intérieure des royalistes se faisait forte. Franco y répondit en critiquant la faiblesse de la monarchie que des élections avaient suffi à faire tomber ; tout comme il critiqua la République, qui jamais n’était parvenue à imposer l’ordre. La tempête interne passée, il restait l’ostracisation internationale. Les Etats-Unis, l’URSS, la France et le Royaume-Uni avaient convenu, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, de ne pas accepter l’Espagne franquiste dans l’ONU. La France ferma sa frontière pyrénéenne en 1946. Qu’importe, cette exclusion internationale souda le peuple derrière le régime franquiste et permit à Franco et Blanco de faire proclamer un royaume social-catholique en 1947. Les années 1947-1948 entérinèrent un revirement international crucial : les Etats-Unis et l’URSS plongeaient dans la guerre froide. Alors, Franco, dont l’ennemi principal avait toujours été le communisme de la Russie soviétique, devint agréable au bloc occidental. Il était « la sentinelle de l’Occident », le seul qui avait vu, avant tout le monde, le péril rouge. En 1948, Don Juan lui-même accepta de rencontrer Franco pour renoncer au trône et assurer le futur de son fils, qui devait succéder au Caudillo. Le blocus de Berlin (1948-1949), la victoire de Mao en Chine (1949) et la guerre de Corée (1950-1953) rapprochèrent plus encore l’Espagne du bloc occidental. Madrid et Washington signèrent un premier traité d’aide financière de la seconde envers la première. En 1952, l’entrée du président Eisenhower à la Maison blanche consacra la coopération et la France cessa de subventionner le gouvernement républicain espagnol en exil : on ne cherchait plus d’alternative pour l’Espagne. En 1953, le Vatican signa un concordat avec le régime franquiste. En 1955, l’Espagne intégra l’ONU. La victoire totale à l’internationale ne trouvait pourtant pas d’écho dans les affaires internes.

Franco, ignorant sur les thématiques économiques, dut faire face à la pénurie. Pendant la guerre civile, les nationalistes tenaient les terres agricoles sans avoir à s’occuper des principales villes. La problématique de la pénurie alimentaire n’échut dans les mains du Caudillo qu’à partir de 1940. On l’a vu, elle épargna en partie à l’Espagne d’une nouvelle guerre entre 1940 et 1942. En revanche, Franco s’investît dans les thématiques sociales. Ne disposant pas de connaissances dans ce domaine, il mit en place « une conception autoritaire de la paix sociale » (Juan Pablo Fusi). Ainsi, ne s’étonnera-t-on pas de voir le régime franquiste assurer une sécurité de l’emploi en rendant tout licenciement compliqué tout en empêchant le peuple de faire grève. Si Franco était sensible à la misère de son peuple, il considérait que la grève appauvrissait le pays et n’en tolérait aucune forme. Durant la Seconde Guerre mondiale, le Caudillo décida d’installer une autarcie avec un Etat interventionniste. Antonio Suanzes, un des rares amis de Franco, fut ministre de l’Industrie et du Commerce en 1938-1939, puis président de l’Institut national d’industrie (INI) de 1941 à 1945, puis de nouveau ministre de l’Industrie et du Commerce entre 1945 et 1951 avant de redevenir président de l’INI en 1951-1963. C’est Suanzes qui organisa en partie l’économie espagnoles sur les modèles allemand et italien. Suanzes bâtit sans lésiner mais les résultats furent décevants. Le coût trop élevé de ces réalisations de l’Etat pour une faible rentabilité ne permit pas d’augmenter les salaires, grevant la demande sans pour autant contenir l’inflation. Le PIB espagnol de 1950 n’avait toujours pas rattrapé le niveau de l’année 1935, poussant l’Etat à prolonger l’utilisation du rationnement jusqu’à 1952.

Juan Antonio Suzanzes (1891-1977), ministre de l’Industrie et du Commerce (1938-1939 puis 1945-1951)

En 1951, Carrero Blanco procéda à un important remaniement de son gouvernement et écarta notamment Suanzes. Celui qui le remplaça, Manuel Arburua, libéralisa le marché extérieur et les importations puis offrit au secteur privé des facilités d’accès aux crédits. En 1953, le PIB per capita dépassa le niveau de 1935. Mais une mauvaise récolte en 1954 et un rude hiver en 1956 fauchèrent cet essor naissant. José Antonio Giron, ministre du Travail (en place pendant 16 ans) décida d’imposer des augmentations de salaires à des moments peu judicieux : en décembre 1954 et en mars 1956, alors qu’une vague de froid provoquait une disette en Espagne. Le décret de mars 1956 imposa une augmentation des salaires de 25 à 27%, ce qui eut pour seul effet de faire exploser l’inflation. De grèves se déclenchèrent à Barcelone et il fallut importer de la nourriture des États-Unis, de l’Argentine, des Pays-Bas et du Danemark pour pallier les manques. L’aide américaine relative aux accords de 1953 se révéla vitale. Franco vivait alors simultanément un triomphe à l’international et le réveil de l’opposition interne. La gronde s’éleva des universités où les étudiants socialistes et communistes étaient également les fils et neveux des vainqueurs de la guerre civile. Le régime n’étant que peu ouvert, ceux-ci idéalisaient le socialisme et le communisme. L’heure était à un profond remaniement du gouvernement et de la politique.

En 1956, malgré les succès internationaux, Franco, 64 ans, vit son prestige chuter. Le Maroc n’y était pas étranger. La France, alors opposée à Mohammed V, avait essayé d’assigner le roi à résidence en le remplaçant par El Glaoui, un pacha marocain, sans succès. L’Espagne se dressa contre cette entreprise française dont l’échec força Paris à changer rapidement de posture. Si bien que la libération de Mohammed V entraina l’indépendance du Maroc. Le protectorat espagnol n’était plus tenable et Franco accepta par un accord avec le roi du Maroc l’indépendance du royaume chérifien le 6 avril 1956. L’armée espagnole, qui avait tant saigné pour ces territoires, le vécut durement. L’affaire marocaine en elle-même ne forma pas une crise. Mais elle advint en même temps que la révolte universitaire, l’inflation, la pénurie, la crise économique et une crise institutionnelle déclenchée par les lois fondamentales de José Luis Arrese, secrétaire général du Mouvement.

José Luis Arrese (1905-1986), ministre-secrétaire général de la FET y de las JONS (1941-1945 puis 1956) et ministre du Logement (1957-1960)

Arrese avait essayé de faire du Mouvement la colonne vertébrale de l’Etat en accordant des pouvoirs écrasants à la Phalange. Si ces lois avaient été entérinées, elles auraient fait d’Arrese l’homme le plus puissant du régime, supplantant Franco, dans un régime proprement fasciste. Leur proposition déclencha un tollé. Mais pourquoi, alors que Franco menait une dictature personnelle, un tel projet fit scandale ? Simplement parce que Franco laissait une certaine liberté d’action à ses ministres et que le monde politique espagnol n’imaginait pas le régime survivre à Franco. La prise de contrôle par un parti tel que la Phalange mettait en péril ces deux assertions. Simultanément, un autre ministre phalangiste, Giron, celui du Travail, était sur la sellette. Il avait, on l’a vu, décidé d’une augmentation des salaires au mauvais moment sans l’accord du ministre des Finances, déclenchant pour la première fois depuis la guerre civile des grèves en Navarre, bastion du franquisme. Le 21 février 1957, Franco décida alors du plus important remaniement que connaîtrait le régime : 12 des 18 ministres furent remplacés.

Trois constats importants sont à extraire de ce remaniement : la Phalange perdit largement en influence au gouvernement, un rude général fut nommé à l’Intérieur pour dompter les étudiants et des technocrates furent placés dans les ministères de l’économie et des Finances. Non politiquement encartés, ces derniers, Cirilo Canovas (Agriculture), Mariano Navarro Rubio (Finances), Alberto Ullastres (Commerce) et l’économiste Pere Gual Villalbi (ministre sans portefeuille) allaient apporter de la compétence à la gestion de l’économie. Ullastres constata dès 1957 que le déficit de la balance commerciale (couvrant 66% des importations) malgré un « interventionnisme commercial radical » de l’Etat et le manque d’investissements étrangers étaient la priorité avec le redressement de la peseta dont la gestion du taux de change était compliquée et provoquait spéculation et corruption. Il est ici également important de souligner le rôle de Laureano Lopez Rodo, pour qui Franco créa la fonction de secrétariat général technique auprès de la Présidence et qui, exerçant une grande influence, fut décisif dans la mutation du régime en un Etat de droit. C’est son action qui permit, à la mort de Franco en 1975, une transition démocratique aussi efficace.

Mariano Navarro Rubio (1913-2001), ministre des Finances (1957-1965) puis gouverneur de la banque d’Espagne (1965-1970)

D’ici là, Navarro Rubio et Ullastres apportèrent à l’Espagne un essor qu’on attendait plus. Le premier entreprit une dure politique de rigueur budgétaire qui, enfin, donna à l’Espagne une balance commerciale excédentaire en 1957. Navarro Rubio imposa également une réforme fiscale qui donna plus de ressources à l’Etat. Ullastres, pour sa part, fixa un taux de change unique pour la peseta : 42 pesetas pour 1 dollar, mettant fin au taux officiel absolument irréaliste (5 pesetas pour 1 dollar). L’Espagne devenait attrayante pour les capitaux étrangers tout en grevant les importations, ce qui améliorait la balance commerciale. Or, Franco ne jurait que par la balance commerciale. Les premières mesures de ses ministres technocrates, des succès qui plus est compréhensible par le Caudillo, leur donna une plus ample marge de manœuvre. Franco, qui tenait toujours à l’autarcie, n’avait cependant pas compris que ces mesures n’étaient que les prémices d’une politique plus ambitieuse. Castiella (ministre des Affaires étrangères), Navarro Rubio et Ullastres obtinrent, par leur action conjuguée, l’intégration de l’Espagne à la BIRD et au FMI le 20 mai 1958. Seulement, Franco se méfiait des organisations internationales auxquelles il prêtait des intentions malveillantes et voyait d’un mauvais œil la libéralisation de son économie, synonyme, dans son esprit, de diminution de l’interventionnisme de l’Etat et donc de son autorité. Alors, lorsque le FMI proposa son aide pour un « plan de stabilisation », Navarro Rubio dut ardemment négocier avec Franco, menacer de sa démission et agiter l’épouvantail d’une humiliation par une dévaluation de la peseta, rendue probable par la convertibilité adoptée par plusieurs pays européens en décembre 1958.

Ce plan, présenté aux cortes par Navarro Rubio en juillet 1959, fut un rapide succès, ouvrant la voie, pour le ministre, à un véritable plan de développement. Celui-ci, fut présenté aux cortes en décembre 1960. La situation économique s’était nettement améliorée. Un an auparavant, en décembre 1959, Eisenhower avait organisé une visite officielle en Espagne, consécration pour Franco. Qui plus est, la nouvelle génération espagnole, âgée de 20 à 30 ans, qui n’avaient pas vécu la guerre civile ou l’avait oublié, lui savait gré pour les améliorations des conditions de vie. Le Caudillo bénéficiait toujours d’un large soutien en Espagne.

Franco, durant ces années, se faisait vieux et ne consacrait plus autant de temps à la direction du pays. Il se renfermait tandis que Carmen, sa femme, se rapprochait de la bourgeoisie et en adoptait le mépris. Leur fille unique, Nenuca, s’était mariée avec Cristobal Martinez-Bordiù, fils du marquis de Villaverde. Il eut 7 enfants avec Nenuca. Le Caudillo se murait dans le silence et les parties de chasse, regardait les matchs de foot ou des westerns tandis que, lui qui n’avait jamais montré d’intérêts pour l’immobilier, voyait ses investissements faire florès sur bon conseil des Villaverde. La famille du marquis donnait à l’entourage de Franco des allures de cour royale ennuyeuse et superficielle. Le Caudillo s’évadait dans la peinture tandis que Carmen versait dans le matérialisme et devenait pingre. Le 1er avril 1959, Franco avait eu l’honneur d’inaugurer l’immense monument de la Valle de los Caidos (« Vallée des Morts »), bâtie par les prisonniers (donc anciens opposants républicains pour la plupart) à moindre coût, devant honorer les morts nationalistes de la guerre civile. Ce serait également le tombeau de Franco. A cette occasion, Franco aurait pu mettre en marche une réconciliation des Espagnols. Il fit l’inverse et glorifia sa victoire. Après avoir inauguré son futur tombeau, le Caudillo fut victime, fin décembre 1961, d’un accident de chasse qui lui infligea de sévères blessures. C’était là autant de rappels : il n’était pas immortel. Or, la question de sa succession n’était toujours pas réglée malgré la nervosité grandissante de ses ministres.

Valle de los Caidos, Espagne

Source (texte) :

Bennassar, Bartolomé (1995). Franco. Paris : Perrin, 415p.

Sources (images) :

https://en.wikipedia.org/wiki/Juan_Antonio_Suanzes (Suanzes)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Jos%C3%A9_Luis_Arrese (Arrese)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Mariano_Navarro_Rubio (Navarro Rubio)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Valle_de_los_Ca%C3%ADdos (Valle de los Caídos)

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