Carthage antique (partie VIII) : la guerre des Mercenaires, révolte africaine (241-237 av. J-C)
Rappel : La Première Guerre punique débuta en 264* et se termina en 241. Ce conflit, opposant Carthage à Rome dans une guerre terrestre et maritime pour l’influence en Méditerranée centrale, vit Rome triompher. Les combats se déroulèrent majoritairement en Sicile, où Rome prit rapidement l’ascendant notamment en ralliant des cités grecques importantes comme Syracuse. Cependant, un talentueux général carthaginois, Amilcar Barca, y redressa la situation punique dans les dernières années. Pour autant, Rome domina étonnement les débats sur les mers et s’offrit le luxe d’attaquer la Corse et la Sardaigne mais surtout d’organiser une expédition africaine en 256-255. Le consul Regulus ne parvint pas à ses fins et fut repoussé devant Carthage mais il laissa derrière lui un peuple africain révolté contre le joug punique. Cette expédition occasionna une guerre interne de six années en Afrique, grevant gravement l’effort de guerre carthaginois contre Rome. En 241, une flotte carthaginoise devant ravitailler la force d’Amilcar Barca en Sicile tomba dans une embuscade au niveau des îles Ægates. Le Sénat carthaginois, qui avait encore les capacités de se battre, opta pour la fin de la guerre et le retour de la prospérité marchande. Après le dur traité de Lutatius, les choses ne se déroulèrent pas comme Carthage l’avait escompté.
*Sauf indication contraire, toutes les dates de cet article sont sous-entendues avant Jésus Christ.
Ainsi Carthage avait perdu la Première Guerre punique et en payait le prix fort. Mais le pire était à venir pour la métropole africaine. La paix de Lutatius exigeait également de Carthage qu’elle démobilise ailleurs qu’en Sicile. Ainsi donc, les mercenaires puniques furent rassemblés dans le cœur de l’epicratie punique, Lilybée, puis transférés à Carthage et de là à la forteresse de Sicca Veneria (aujourd’hui Le Kef, au nord-ouest de la Tunisie). Les mercenaires avaient toujours été payés à peu près à temps durant la guerre. Pourtant, Carthage avait montré des signes d’instabilité financière en émettant une monnaie de mauvaise qualité dans les dernières années de la guerre. La cité punique comptait donc, pour payer la solde des mercenaires, les envoyer piller en Numidie. Avant cela, il fallait négocier avec les mercenaires. Ce n’était pas tant de la solde, que Carthage avait globalement payée, que le réengagement de ces troupes chevronnées pour une guerre africaine dont il était question. Amilcar Barca, pour sa part, comptait bien réemployer son armée invaincue pour relancer la guerre contre Rome. Il faisait pour cela déjà pression au Sénat carthaginois.
Le stratège Hannon le Rab (parfois surnommé Hannon le Grand), qui s’était illustré en Libye, fut envoyé à Sicca Veneria pour négocier avec les mercenaires. Or, ceux-ci étaient Gaulois, Ibères, Baléares, Ligures, Grecs, mais majoritairement Africains. Quelle erreur, dès lors, d’envoyer négocier l’un des responsables de la répression très récemment menée en Afrique par Carthage. Les mercenaires refusèrent les négociations, d’autant qu’Hannon le Rab discutait d’une réduction de la solde. Ils s’établirent aux pieds de Tunis. Carthage, bienveillante et ouverte au dialogue, reprit les négociations et envoya des vivres. Elle était prête à accéder à leurs exigences. L’Etat punique accepta de rembourser les chevaux tués en Sicile.
Seulement, le Campanien Spendios et l’Africain Mathô, anticarthaginois, finirent par imposer leurs vues et emprisonnèrent le stratège punique qui avait été envoyé comme négociateur avec de quoi payer toutes les soldes. Ce serait donc la guerre. C’était aussi la résurgence de la révolte africaine qui avait soutenu le consul Regulus puis s’était battue seule face aux Carthaginois six années durant en parallèle de la Première Guerre punique. Ces soulèvements, tous liés, étaient en partie la conséquence d’impôts carthaginois écrasants sur la région. Cette révolte, suivant une continuité avérée depuis le IVe siècle av. J-C, procura immédiatement à l’armée mercenaire 70 000 hommes et une structure bien établie en plus du système administratif carthaginois fonctionnel déjà en place.
Si l’armée mercenaire se révoltait, c’était parce que la colère couvait dans les campagnes. Si les campagnes se révoltaient, c’était parce que l’armée de mercenaire, en plus d’être majoritairement non-punique, n’avait surtout jamais été vaincue. Les civils africains fournissaient, en plus de volontaires, des fonds et le ravitaillement. L’argent servit à convaincre les mercenaires indécis. Les Libyens encadraient le tout. Ce soulèvement n’était pas une révolution sociale. Il y avait une volonté de se départir de la domination fiscale, militaire et politique de Carthage. L’idéologie punique n’était pas combattue en elle-même, comme le montre la monnaie frappée par les insurgés, qui contient des symboles grecs pour pouvoir commercer et recruter des mercenaires dans le monde hellénistique, mais conserve également des rappels à la culture punique.
Une armée de 100 000 hommes, structurée et entraînée, faisait ainsi face à Carthage. Pourtant, ils n’attaquèrent pas la cité punique, trop imposante. Les mercenaires préfèrent scinder leur armée en trois corps. Le premier attaqua Utique. Le deuxième Hippone (actuelle Bizerte). Le dernier resta à Tunis, place stratégique et centrale, barrant le chemin de l’intérieur africain à Carthage. De la sorte, les trois corps étaient séparés mais pouvaient rapidement former une unique armée de nouveau. Le fait que les mercenaires n’attaquèrent pas Carthage montre également une volonté de reconnaissance politique plutôt qu’un objectif d’anéantissement de la cité punique.
Carthage, de son côté, levait des troupes, notamment des citoyens, comme à chaque crise. Une flotte était également en préparation. Un contingent d’éléphants, constitué dans l’optique de la reprise de la guerre contre Rome (sûrement par Barca) se joignit finalement aux forces d’Hannon le Rab, gouverneur de l’Afrique. Celui-ci dirigea son armée sur Utique, de manière à montrer que Carthage portait secours aux cités restées fidèles, mais aussi pour couper ce corps mercenaire des deux autres, voire le vaincre. Arrivé devant Utique, Hannon attaqua à plusieurs reprises et triompha grâce à ses éléphants. Mais sa cavalerie, trop affaiblie, ne put lui offrir une victoire satisfaisante. Les mercenaires se replièrent sur des hauteurs, dont ils connaissaient l’utilité stratégique depuis les combats qu’ils avaient mené sur le mont Eryx en Sicile, sous le commandement de Barca.
Les insurgés, habitués aux attaques surprises et peut-être renforcés par une partie de leurs homologues d’Hippone, attaquèrent le camp punique lorsque le gros de l’armée était occupé dans les environs. Les mercenaires saisirent le matériel punique et firent 600 prisonniers. Ce revers, en réalité insignifiant, fut utilisé par le Sénat pro-barcide pour imposer à Hannon le Rab de partager le commandement avec Amilcar Barca. Plus précisément : Barca devait s’occuper des opérations extérieures et le Rab d’une armée de réserve basée à Carthage. D’après des sources antibarcides, Amilcar allait bientôt faire l’objet d’une enquête sur la manière dont il s’était débarrassé de la responsabilité de ses mercenaires à la fin de la Première Guerre punique. Repartir en guerre l’arrangeait bien.
La première mission d’Amilcar était de faire sauter le blocus terrestre des insurgés. Pour cela, il devait traverser le fleuve Bagrada, dont le pont était gardé par une garnison de 10 000 hommes. Attaquer frontalement sur le pont donnerait un avantage significatif aux insurgés. Amilcar Barca décida d’utiliser un banc de sable pour traverser plus loin. Pour ce faire, il partit de nuit en secret avec 10 000 hommes chevronnés et 70 éléphants. Il n’avait pas le temps de traverser ce banc de sable temporaire avec davantage de troupes. La rive opposée atteinte, il remonta vers le pont. Son armée était organisée en deux colonnes, les éléphants en tête, la cavalerie ensuite, l’infanterie légère après, l’infanterie lourde enfin. Cette disposition, pensée pour la marche, était désastreuse pour une éventuelle bataille.
Les insurgés, au nombre de 25 000 grâce à un substantiel renforts de 15 000 hommes provenant du corps d’Utique, étaient donc très confiants malgré la surprise. Plus de deux fois plus nombreux, les insurgés attaquèrent vers la tête des colonnes puniques, entendant envelopper l’armée carthaginoise. C’est exactement l’état d’esprit que Barca souhaitait voir ses adversaires adopter : confiants à l’excès et désirant envelopper son armée. Amilcar Barca opéra une savante et rapide réorganisation de son armée, chose uniquement possible avec des guerriers aguerris. Les éléphants et la cavalerie, en tête des colonnes, firent demi-tour, chose que les insurgés interprétèrent mal. L’infanterie légère fit écran pour cacher l’organisation éclair de l’armée punique : l’infanterie lourde se plaça, en ordre de bataille, en ligne et non plus en colonne, s’étirant horizontalement. Le centre punique installé et en ordre de phalange, l’infanterie légère se plaça de part et d’autre, suivis de la cavalerie puis des éléphants.
La ligne punique, désormais très étirée et prête au choc, pouvait même se payer le luxe d’encercler les ennemis qui, pensant engager deux colonnes, attaquaient tous sur le même point central. Non seulement 25 000 hommes convergeaient vers un même point, rendant leur surnombre inutile, mais en plus ils ne pouvaient plus encercler et risquaient de subir ce sort eux-mêmes. Comprenant leur destin, les 10 000 insurgés de la garnison du pont retraitèrent immédiatement, bousculant les 15 000 insurgés d’Utique sur leur passage et créant une grande confusion. Barca en profita pour faire donner sa cavalerie et ses éléphants, achevant l’armée des insurgés à moindre frais. Pourtant, tout comme Hannon le Rab contre le corps d’Utique, il ne disposait pas d’assez de cavalerie (un millier tout au plus) pour obtenir une victoire complète. Les Carthaginois tuèrent 6 000 mercenaires et insurgés et en capturèrent 2 000 autres.
Les insurgés refluèrent, talonnés par Barca. Celui-ci emporta sur son passage le camp de la garnison chargée de garder le pont. Le blocus terrestre était brisé. Les insurgés se réfugièrent pour partie dans Tunis. Barca en profita pour nettoyer la région, rompant de fait les communications entre le corps de Tunis et ceux d’Utique et d’Hippone. Le stratège punique avait désormais le choix. Il pouvait porter assistance à Utique, assiégée, ou assiéger Tunis. Il préféra aller au sud pour attaquer le réservoir humain et de ravitaillement des insurgés. Cette tactique aurait asphyxié Tunis si les insurgés n’avaient pas changé de stratégie ; Spendios, dirigeant 8 000 hommes et soutenu par une armée libyenne et une autre numide, décida d’éviter un affrontement en plaine contre Barca qui avait, dans cette configuration, l’avantage de la cavalerie et des éléphants.
Spendios optait pour la guérilla et misait sur l’usure de l’armée punique. Il faillit bien réussir son coup non loin de Djebel Lahmar, où l’armée de Barca campait dans une plaine ceinturée de montagnes. Encerclé par Spendios et les deux armées de soutien, Barca aurait été dans une bien délicate situation si le chef numide, l’aguellid* Narrava, n’avait pas fait défection pour rallier les Puniques juste avant la bataille. Bénéficiant de ces 2 000 cavaliers supplémentaires, Barca remporta l’affrontement sans toutefois, ici encore et malgré ce surplus de cavalerie, arracher une victoire totale. Spendios réussit à extirper ses hommes. Polybe évoque 10 000 insurgés tués et 4 000 prisonniers. Parmi ces derniers, Barca parvint à en convaincre de rejoindre ses rangs contre une immunité totale tandis qu’il relâcha les autres sous conditions qu’ils ne prennent plus les armes contre Carthage.
*Le terme aguellid (ou agellid) signifie « roi » en berbère.
Spendios fit sa jonction avec la force de Mathô, qui assiégeait Utique. Après ces deux défaites de Bagrada et de la plaine de Djebel Lahmar, les insurgés décidèrent de rassembler leurs différentes forces pour accélérer le siège d’Utique. Ayant eu vent de la politique de clémence de Barca, certains proposèrent un compromis avec les Carthaginois. Les dissensions apparaissaient chez les insurgés. Les chefs anticarthaginois, pour ôter ce choix aux leurs, décidèrent de torturer et crucifier le stratège qu’ils avaient fait prisonniers lors des négociations initiales ainsi que 700 soldats puniques. La « guerre inexpugnable » était désormais inévitable. Il n’y avait plus de place pour la clémence dans ce conflit.
Amilcar Barca et Hannon le Rab, chacun avec leur armée, partirent à la chasse aux insurgés, ratissant les campagnes et torturant les prisonniers. Carthage avait décidé d’anéantir ses ennemis. Pourtant, des dissensions entre les deux commandants puniques permirent aux insurgés de soutenir un temps cette pression. Utique et Hippone, assiégées depuis bien longtemps et épuisées, déposèrent les armes et passèrent du côté des insurgés pour éviter les représailles. Carthage avait échoué à les sauver. Au même moment, des mercenaires puniques se rebellèrent en Sardaigne. La situation était en train d’échapper au contrôle de Carthage. Le Sénat, sûrement sous l’impulsion de l’influent Bomilcar, beau-fils d’Amilcar Barca, décida d’un commandement unique que la troupe choisirait. Amilcar fut choisi, rétablissant une cohérence des mouvements puniques depuis trop longtemps perdue. Il était temps : Mathô posait justement le siège sur Carthage. La métropole africaine fut ravitaillée par Syracuse et même par Rome !
Mathô décida de lever le siège, voulant éviter à ses 50 000 hommes (d’après Polybe) d’être pris en étau entre les murs de Carthage et l’armée de Barca. Spendios décida de mener une guerre d’usure en évitant les plaines, à nouveau, tandis que Mathô, à Tunis, travaillait à enrayer les communications entre Barca et Carthage. Au jeu de la guerre d’usure, les Puniques furent meilleurs uniquement parce que Amilcar commandait. L’armée mercenaire, autrefois menée par ce même Barca en Sicile, était presque aussi bien formée. Amilcar Barca parvint cependant à bloquer l’armée des insurgés dans ledit « défilé de la Scie ». Réduite à 40 000 hommes par la guerre d’usure, l’armée insurgée de Spendios était en situation défavorable dans une plaine. Les partisans de la négociation s’imposèrent alors, obligeant Spendios à traiter avec les Carthaginois. Il obtint la vie sauve des siens s’ils déposaient les armes et livraient quelques officiers influent, dont les chefs mercenaires Autharite, Zaras et Spendios lui-même. Seulement, lorsque Spendios fut effectivement arrêté par les Carthaginois, les insurgés protestèrent et engagèrent le combat (Polybe n’est pas clair sur ce qui déclencha le combat). Aucun n’en réchappa, Barca extermina les insurgés.
L’armée punique venait de reprendre le contrôle de sa chôra*. Barca menant son armée et son second une autre, se dirigèrent vers Tunis pour anéantir l’armée de Mathô. Ils prirent la ville en tenaille de manière à empêcher une fuite de Mathô vers l’intérieur africain. Barca fit crucifier Spendios, Autharite, Zaras et les autres chefs juste capturés pour atteindre le moral des insurgés. Seulement, séparés par un lac, les deux armées puniques ne pouvaient se secourir l’une l’autre rapidement. Mathô, profitant de l’excès de confiance de Barca, fondit sur son armée secondaire et l’anéantie. Cette armée vaincue, Mathô put sortir du piège et se dirigea non pas vers l’intérieur africain, épuisé par la guerre et contrôlé par Carthage, mais vers la région des emporia** vers Leptis Magna (actuellement vers la frontière libo-tunisienne). Cette région avait soutenu l’expédition romaine d’Agathocle et était réputée pour ses mercenaires libyens efficaces.
*la chôra est un terme grec signifiant « territoire, pays »
** les emporia sont des entrepôts portuaires phéniciens et par extension les cités puniques antiques des côtes de Tripolitaine et des Syrtes.
Avec la disparition du second d’Amilcar Barca (capturé et de suite crucifié) et de son armée, Carthage en leva une nouvelle, composée de conscrits, qu’elle confia à Hannon le Rab, rétablissant le commandement bicéphale. Cette fois, les deux stratèges puniques expérimentés s’entendirent et pourchassèrent Mathô jusqu’à ce que celui-ci tente une bataille décisive contre Barca. Mathô avait choisi le terrain, à la limite de la zone d’influence punique et avait recruté quelques troupes supplémentaires. Son armée fut néanmoins vaincue par l’armée punique et Mathô fut capturé. La victoire, cette fois encore, ne fut pas complète pour Barca qui, décidément, faisait face à de coriaces adversaires. Les lambeaux de l’armée insurgée s’enfermèrent dans une place forte qui tomba peu de temps après. Mathô fut publiquement soumis à un terrible supplice dans Carthage. En 237 se clôturait ainsi la guerre d’Afrique, surnommée la guerre des Mercenaires (241-237). Utique et Hippone se rendirent aux Puniques après avoir obtenu de solides garanties quant à leur poids politique dans la sphère d’influence carthaginoise.
Sources (texte) :
Melliti, Khaled (2016). Carthage. France : Perrin, 559p.
Vanoyeke, Violaine (1995). Hannibal. Paris : Éditions France-Empire, 295p.
Le Bohec, Yann (2017). Histoire des guerres romaines. Paris : Tallandier, 608p.
Sources (images) :
https://en.wikipedia.org/wiki/Hamilcar_Barca (Amilcar Barca, le début de la guerre des Mercenaires et la bataille de Bagrada)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Spendios (Spendios)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Mathos (Mathô)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9s_entre_Rome_et_Carthage (carte de 509 av. J-C pour visualiser la région des emporia)