Carthage antique (partie VII) : la fin de la Première Guerre punique (255-241 av. J-C)

Carthage antique (partie VII) : la fin de la Première Guerre punique (255-241 av. J-C)

Rappel : L’expansion romaine dans le sud de la péninsule italienne précipita la guerre. Un conflit que Rome appelait de ses vœux et que Carthage, plus riche, ne souhaitait pas. Tout laissait imaginer que les Carthaginois auraient l’ascendant sur les mers et les Romains l’auraient sur les terres. En réalité, Rome s’adapta et tira profit des Grecs, expérimentés sur les mers, pour surclasser les Puniques dans leur domaine de prédilection. Ceux-ci se révélaient des marins chevronnés pour le commerce, moins pour la guerre. Les combats prirent d’abord place en Sicile. Les Romains y débarquèrent des légions en 264* et obtinrent des succès militaires et politiques. Syracuse, alliée de Carthage effrayée par l’expansionnisme romain, rejoignit l’Urbs** par pragmatisme politique dès 263. Nombre de cités grecques l’imitèrent. Simultanément, Carthage souffrait d’attaques sur la Corse et la Sardaigne et ne répondait que par de timides raids sur les côtes italiennes. Pour autant, les Puniques résistaient avec efficacité en Sicile. Alors les Romains, dans un excès de zèle, décidèrent de porter la guerre en Afrique. La voie fut ouverte pour le consul Regulus après la victoire navale du Cap Ecnome en 256.

*Sauf indication contraire, toutes les dates de cet article sont sous-entendues avant Jésus Christ.

**urbs signifie une ville en latin, avec une majuscule, le mot fait directement référence à Rome.

Les Romains débarquèrent au Cap Bon et ravagèrent les alentours. Kerkouane n’échappa pas au saccage. L’hiver 256 venu, Regulus disposait encore de 15 000 fantassins et 500 chevaux. Début 255, il défit une armée punique retranchée sur une colline. Cette position, sur une colline, était pourtant militairement avantageuse pour les défenseurs carthaginois. Mais cet avantage s’était révélé à double tranchant car empêchant les Puniques de pleinement profiter de leur cavalerie et de leurs éléphants. La voie vers Carthage venait de s’ouvrir devant les Romains. L’armée de Regulus se positionna à Tunis, non loin de Carthage. La cité punique, dans cette situation délicate, accepta de négocier. Les conditions romaines s’avérèrent insupportables. Pour obtenir la paix, Carthage devait abandonner la Sicile et la Sardaigne en plus du versement d’un tribut annuel. C’était inacceptable.

La campagne africaine du consul Regulus avec les batailles d’Adys puis de Tunis en 255 av. J-C

Carthage recruta alors des mercenaires et particulièrement des Grecs. La cité d’Elyssa demanda l’aide de Sparte qui envoya Xanthippos (Xanthippe), excellent chef militaire et fin connaisseur des techniques romaines. Ce chef amenait avec lui sa troupe déjà entraînée. Les Spartiates, alors réputés les meilleurs guerriers de Méditerranée, honorèrent leur réputation ; Xanthippos forma les Carthaginois aux techniques de la phalange et triompha en 255 dans la plaine de Tunis contre Regulus. Carthage alignait 12 000 fantassins, dont un certain Amilcar ben Hannibal*, bientôt surnommé « Barca » (la foudre), 4 000 cavaliers et 100 éléphants. Les Romains privilégièrent une profondeur relative dans leurs lignes pour contrer les éléphants, rendant leurs flancs vulnérables : l’armée punique ne se priva pas d’entamer le centre avec les éléphants pour ensuite briser l’équilibre des légions par une attaque de cavalerie sur les flancs. Sur 15 000 Romains, 500 furent capturés, dont Regulus, et seuls 2 000 parvinrent à s’enfuir ; 800 Puniques furent tués.

*Il est alors officier. Il ne faut pas le confondre avec le stratège Amilcar, également présent lors de cette bataille et qu’on a déjà vu à l’œuvre en Sicile. Nous allons appeler Amilcar ben Hannibal « Amilcar Barca » pour éviter toute confusion. C’est d’ailleurs surtout de Barca qu’on parlera ensuite en nommant un Amilcar. On référera à l’autre Amilcar en tant que « le stratège Amilcar ».

La menace romaine n’était pas pour autant écartée : 350 navires se dirigeaient vers l’Afrique avec pour mission initiale de renforcer Regulus. L’affrontement maritime fut préféré par Carthage à son pendant terrestre : les Puniques alignèrent 200 vaisseaux en urgence. La bataille navale prit place vers le Cap Bon. Les Carthaginois, trop faibles, furent défaits et les Romains capturèrent pas moins de 114 navires. Les restes de l’armée de Regulus furent récupérés par la flotte qui s’en retourna de suite en Sicile. Une tempête et le refus des Romains d’écouter les conseils des marins grecques provoquèrent un désastre au large de Camarine en 254 : seuls 80 des navires romains s’en sortirent sur 364. Les Romains persévèrent et alignèrent de nouveau 220 navires pour capturer Panormos (Palerme) en 254. Ce succès fut compensé par un second désastre naval romain durant lequel 150 bâtiments romains furent perdus dans une tempête au large du nord de la Sicile.

En Afrique, malgré le départ des Romains, un vent de révolte soufflait toujours. Néanmoins, Carthage profita des naufrages dont souffrait l’Urbs pour envoyer une nouvelle armée en Sicile, acheminée par une nouvelle flotte de 200 navires dirigée par le talentueux navarque Carthalon. En Sicile, la situation se stabilisa de 253 à 251. En 252, les Romains s’emparèrent des îles Lipari, stratégiques car contrôlant le détroit de Messine. Une défaite punique à Panormos poussa les Romains à construire une nouvelle flotte de 200 bâtiments et à mettre le siège sur Lilybée en 250. Cette cité était la mieux défendue de Sicile mais également la base navale punique de l’île. Faire tomber Lilybée, c’était faire vaciller l’épicratie. Imilco, le stratège carthaginois chargé de la défense de Lilybée, s’appuya sur des mercenaires grecs et celtes. Carthage s’appliqua à défendre Lilybée bien qu’une grande partie de ses ressources soit gangrénée par la pacification toujours incomplète de l’Afrique du Nord : les Numides et les Libyens se soulevaient contre la domination punique.

En 254, les Romains s’emparent de Kefaloidon et Panormos. En 253, ils échouent devant Lylibée et font des raids sur l’Afrique. En 252, ils prennent Thermae et les îles Lipari. En 251, Rome défait Carthage à Panormos et soumet des villes.

Hannibal ben Amilcar* réussit à rejoindre Lilybée en 249 avec 50 navires et 10 000 hommes malgré le blocus romain. Les assiégeants, conscients de l’usure commençant à faire effet sur les assiégés, décidèrent d’attaquer. Les Romains furent encerclés sur une action salutaire d’Imilco, permettant de littéralement massacrer 10 000 Romains. Sérieusement atteints par ces pertes qui s’ajoutaient à celles causées par des maladies, les Consuls décidèrent de lâcher du lest. Les Carthaginois en profitèrent pour renforcer les défenses de la ville et la ravitailler. A nouveau, les Romains tenaient le terrain uniquement grâce à la précieuse aide fournie par Hiéron de Syracuse.

*Rien à voir avec Amilcar ben Hannibal, dit Amilcar Barca.

Pour reprendre le dessus, Rome envoya un nouveau Consul avec 10 000 hommes. Le port de Drépane, où était stationné le gros de la flotte carthaginoise, devenait une cible. C’est que la flotte que renfermait ce port, sous la direction du talentueux Adherbal, multipliait les raids sur les côtes italiennes. La flotte romaine attaqua de nuit, entendant surprendre l’adversaire. Adherbal remarqua les mouvements romains et quitta promptement le port avant que l’agresseur ne s’y engouffre. Par cette vivacité d’esprit, le navarque carthaginois y bloqua une partie de la flotte romaine. Jouant parfaitement de l’avantage manœuvrier que lui conférait la plus grande légèreté de ses navires, Adherbal écrasa son adversaire. Une centaine de navires furent capturés, une vingtaine détruits et 20 000 soldats romains furent tués. Le consul se dégagea de la nasse avec seulement 30 navires. L’échec romain était patent.

Une autre flotte carthaginoise, commandée par Carthalon et forte de 100 vaisseaux, renforça la suprématie punique passagère sur les mers. Le blocus romain autour de Lilybée fut brisé. Un nouveau consul romain réussit à réunir une flotte de 120 bâtiments à Syracuse. Malheureusement pour l’Urbs, cette flotte, proche des récifs car cherchant à fuir la pression exercée par Carthalon, sombra entièrement sous les coups d’une tempête. Carthalon, plus expérimenté, éluda cette difficulté. Cependant, le consul romain parvint à rejoindre la Sicile et s’empara de la place forte d’Eryx à l’automne 249. La supériorité carthaginoise sur les mers demeurait pour le moment une réalité. Les forces puniques, étonnement, n’en profitèrent pas pour pousser leur avantage. Pire, les flottes vinrent à disparaître des alentours de la Sicile. Seul Carthalon mena un raid sur les côtes italiennes.

En 250, les Romains s’emparent de Heraclea Minoa et Selinonte et débutent le siège de Lilybée. En 249, les Carthaginois brisent le siège sur Lilybée et défont les Romains sur la mer à Drépane. Les Romains s’emparèrent d’Eryx en 249.

En réalité, cela s’explique par la situation africaine. Les populations libyques et les tribus numides, révoltées depuis le passage du consul Regulus, dévastaient désormais les champs carthaginois, grevant directement les finances puniques. Carthage, de ce fait, abandonna la priorité romaine une fois la supériorité maritime rétablie et la troqua pour une priorité africaine. Ce basculement progressif vit la cité punique rappeler en Afrique le stratège Amilcar, le vainqueur de Regulus et le meilleur stratège carthaginois du moment. La guerre en Afrique allait durer plus de 6 ans et s’achever sur une victoire carthaginoise. Un tribut de 1 000 talents, 20 000 têtes bovines et la crucifixion des chefs libyques et numides allaient clôturer les hostilités. La répression brutale porterait en elle les germes de la guerre suivante.

Rome, de son côté, se relevait difficilement des désastres de 249 et concentrait son attention sur l’Italie autant que Carthage la concentrait sur l’Afrique. Les deux cités, toujours en guerre, opéraient un repli le temps de rétablir leurs finances. Carthage envisagea même un emprunt aux Ptolémée d’Égypte. Quelques escarmouches eurent lieux en Sicile mais aucun combat sérieux. Les Fabii reprirent de l’importance à Rome : hostiles à la guerre, ils bloquèrent les fonds destinés à la flotte. Les deux cités procédèrent à un échange de prisonniers en 247 et tentèrent de négocier, en vain.

Carthage, possédant l’hégémonie maritime, se contentait d’harceler les Romains et de couper les ravitaillements pour fixer le front. Mais alors qu’Adherbal dirigeait toujours les opérations en Sicile, le jeune Amilcar Barca, qui avait fait ses armes en Afrique, prit la direction des forces terrestres. Il se révélera très rapidement être un excellent général. Barca fut même, des mots de Polybe, le meilleur général de la Première Guerre punique.

Amilcar Barca endossa rapidement également la charge maritime à la suite de Carthalon (qui payait de son commandement la perte d’Eryx) et mena pléthore de raids sur les côtes italiennes. Le stratège s’attela à desserrer la pression romaine exercée sur les deux dernières possessions carthaginoises de Sicile : Lilybée et Drépane. Entre Eryx et Panormos, Barca mena une impitoyable guérilla contre les Romains. Panormos fut la cible principale mais Amilcar Barca ne se priva pas de reprendre Eryx aux Romains en 244, sécurisant la flotte carthaginoise stationnée à Drépane. C’est autour d’Eryx que naquit une idéologie qui allait porter la dynastie des Barcides (la famille Barca) à son zénith. Cette idéologie se fondait sur la comparaison entre Héraklès et Milqart, divinité tutélaire des Barcides. D’après le mythe, c’est sur le mont Eryx qu’Héraklès tua en combat singulier Eryx, chef des Elymes.

De 248 à 241, les Romains assiègent Lilybée et Drépane. Entre 248 et 244, les Carthaginois occupent le mont Eircté et font des raids sur l’Italie. En 244, Carthage reprend Eryx. En 241, les Romains défont les Puniques par la bataille des îles Ægates.

Rome décida alors de tout miser sur un affrontement naval. Une nouvelle flotte de 200 quinquérèmes fut bâtie et équipée sur le modèle d’un navire carthaginois d’Hannibal le Rhodien (un navarque carthaginois capturé pendant le siège de Lilybée). Cette flotte fut financée par l’emprunt privé, largement porté par ceux qui avaient le plus intérêt à voir Rome triompher dans cette guerre : ceux qui avaient poussé à la commencer, les aristocrates campaniens. On leur fit la promesse d’un remboursement complet en cas de victoire. Le consul Lutatius Catulus fut chargé d’établir un blocus sur Drépane et Lilybée. Profitant de l’absence de flotte punique, le consul posa le siège sur Drépane.

Surprise, Carthage leva une importante flotte et l’envoya, chargée de vivres et de ravitaillements, vers la Sicile. Cette flotte devait appareiller à Eryx pour embarquer la force d’Amilcar Barca et ensuite provoquer le combat. Lutatius Catulus anticipa ce plan et se plaça aux îles Ægates en 241, face à Lilybée pour empêcher la réunion des forces carthaginoises. La flotte punique tomba dans l’embuscade le 10 mars et, chargée des ravitaillements alourdissant les bâtiments avec un personnel militairement inexpérimenté, fut décimée. L’avantage échut rapidement aux Romains qui coulèrent 50 navires carthaginois, en capturèrent 70 et firent 10 000 prisonniers.

Au Sénat carthaginois, les entrepreneurs maritimes avaient le pouvoir. Carthage aurait pu continuer la guerre, mais c’était la défaite de trop. Les finances carthaginoises, largement dépendantes du commerce, notamment du commerce tyrrhénien, souffraient du conflit. Les sénateurs laissèrent habilement le choix de l’issue de la guerre à Amilcar Barca. Celui-ci, à la tête d’une petite force expérimentée mais non ravitaillée, traita avec les Romains. Par le traité de 241, les Carthaginois se retiraient complètement de Sicile et des îles entre la Sicile et l’Italie, avaient interdiction de faire la guerre à Syracuse et ses alliés, devait libérer les prisonniers romains et payer immédiatement 1 000 talents euboïques et 2 200 autres en dix annuités. Une partie des indemnités revint aux armateurs campaniens.

Ainsi, la Première Guerre punique se terminait en 241 sur l’hégémonie romaine en mer Tyrrhénienne avec la Sicile qui tombait partiellement dans l’escarcelle de l’Urbs. Ségeste et Panormos restèrent indépendantes, Syracuse également bien que cette dernière soit sous « protection » romaine. Le reste de la Sicile fut transformé en province romaine. Carthage obtint le retrait indemne de ses forces de Sicile et gardait théoriquement le contrôle de la Sardaigne et de la Corse. Théoriquement …

Sources (texte) :

Melliti, Khaled (2016). Carthage. France : Perrin, 559p.

Ferrero, Guglielmo (2019, réédition de 1936). Nouvelle Histoire romaine. France : Tallandier, 509p.

Le Bohec, Yann (2017). Histoire des guerres romaines. Paris : Tallandier, 608p.

Vanoyeke, Violaine (1995). Hannibal. Paris : Éditions France-Empire, 295p.

Sources (images) :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Premi%C3%A8re_guerre_punique#:~:text=La%20premi%C3%A8re%20guerre%20punique%20ou,assimil%C3%A9s%20aux%20Ph%C3%A9niciens%20(Phoen%C4%ABces) (cartes de la Sicile pendant la Première Guerre punique).

https://www.hist-europe.com/les-batailles-%C3%A9piques-1/bataille-d-adys-255 (campagne d’Afrique de Regulus)

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