Le règne de Louis XIV (partie VIII) : l’affaire Fouquet (1661)
Rappel : Sur la scène internationale, la victoire française lors de la bataille des Dunes (1658) mena les belligérants à la table des négociations. Si Philippe IV acceptait de faire la paix, il se refusait à rapprocher Louis XIV de sa succession, car le jeune fils unique de Philippe était chétif et fragile. Hésitant sur la question du mariage entre sa fille et le roi de France, il attendait également de Louis XIV qu’il pardonne son allié le Grand Condé. Mazarin, fin politique, organisa un faux mariage du roi de France avec la maison de Savoie pour faire réagir l’Espagne et la mettre dos au mur. Philippe IV imposa immédiatement le mariage franco-espagnol comme condition sine qua non. Louis XIV, amoureux de la nièce de Mazarin, Marie Mancini, fit des siennes mais accepta finalement le sacrifice pour raison d’Etat. Restait la question du renforcement de la légitimité de Louis XIV au trône madrilène. Hugues de Lionne trouva la formule : Marie-Thérèse d’Autriche, fille du roi d’Espagne, abandonnait tout héritage sur les terres espagnoles en se liant au roi de France, moyennant le paiement d’une dot généreuse. Le mot « moyennant » balaya les efforts de Philippe IV d’Espagne pour protéger sa succession car l’Espagne étant ruinée, elle n’avait ni les moyens ni l’intention de payer la dot. Qu’importe, pour l’heure, le traité de Pyrénées était scellé. Il entérinait la prépondérance française sur le continent et le déclin de l’Espagne. La France gagna nombre de territoires, clarifia ses frontières, pardonna Condé et participa à l’organisation du mariage. Mazarin se posa également en médiateur, en 1660, pour mettre fin à une guerre parallèle : la guerre du Nord, opposant la Suède à une large alliance (Pologne-Lituanie, Provinces-Unies, Danemark, Autriche et Brandebourg). L’Europe renouait réellement avec la paix et plongeait dans l’absolutisme (France, Angleterre, Danemark, Brandebourg). Les années 1660 et 1661 marquèrent ainsi un tournant politique. Mazarin, quant à lui, était au sommet de sa gloire et dirigeait presque seul la France, bien que le roi soit majeur. Il songeait à devenir Pape, mais la vie ne lui laissa pas le temps d’atteindre ce dernier triomphe. Le cardinal de Mazarin décéda le 9 mars 1661, paisiblement. Il disparaissait juste avant que Louis XIV n’ait à l’écarter du pouvoir pour régner seul. Le roi de France prit la direction du pays, aidé par les ministres que feu le cardinal laissait à sa disposition. Pourtant, tout le monde pensait que le roi allait se désintéresser bien vite des affaires régaliennes. Il fallait au roi un exemple pour montrer son sérieux. Cet exemple serait un certain Fouquet.
Fouquet, à 46 ans, avait atteint un sommet dans sa vie. Deuxième fils d’une fratrie de quinze enfants, né en 1615 dans une famille de dévots de la noblesse de robe, Nicolas Fouquet était intelligent, travailleur, brillant, souple et charmeur. Il épousa une femme fortunée puis, lorsqu’elle trépassa, une autre femme encore plus fortunée. Propriétaire de Vaux-le-Vicomte et à la tête d’un patrimoine de quatre millions de livres, il était bien intégré dans les milieux financiers. C’est pourquoi Mazarin le choisit en février 1653 pour remplacer La Vieuville, le défunt surintendant des finances. Le cardinal, méfiant, lui adjoignit deux de ses créatures pour le contrôler. Mais Fouquet dépassa vite son collègue et devint seul tenant du titre lorsque celui-ci décéda en février 1659. Du reste, l’état des finances était dramatique depuis la quasi-banqueroute de 1648. Les bailleurs n’avaient plus confiance en l’Etat et les expédients coûteux aux taux usuraires ne suffisaient plus. Pire : une pénurie de pièces frappait la France car les réserves d’or et d’argent en provenance d’Amérique latine se tarissaient. Durant les années 1640-1660, cette diminution prononcée des arrivages de métaux précieux joua un rôle considérable dans l’affaiblissement de l’Espagne continentale, peuplée de seulement 8 millions d’habitants et dotée d’une agriculture délabrée ainsi que d’une industrie pauvre. Or, ces métaux se diffusaient à travers l’Europe par le biais des importations espagnoles.
Fouquet engagea sa fortune personnelle pour faire face aux revers militaires de 1656. Surtout, le surintendant mit un point d’honneur à payer à bonne date gages, rentes et intérêts. Il parvint ainsi à rétablir la confiance chez les créanciers. En quatre jours, Fouquet dénicha 900 000 livres, en 1656, auprès de ses amis et courtiers. Il préférait user des « affaires extraordinaires » (émissions de rentes, vente d’offices, augmentation de gages, aliénations de droits ou de biens domaniaux, etc.), ce qui était moins périlleux que les impôts directs. Le miracle Fouquet s’autorisa bien entendu des abus et détourna quelque peu les fonds. Du reste, comme Mazarin et Colbert. Mais Fouquet pouvait au moins se justifier en rappelant qu’il prêtait de sa fortune personnelle pour la France. D’ailleurs, Fouquet ne s’enrichit pas au service du roi, il était déjà très riche auparavant. Il affichait certes, une vie opulente et insolente. Mais cela servait également sa fonction : faire tel étalage de ses deniers inspirait confiance aux créanciers. On estima ses actifs à 15,4 millions de livres au moment de son arrestation. Mais il ne faudrait pas oublier le passif, qui se montait alors à 15,5 millions de livres ! Fouquet devait concrètement de l’argent à 50 créanciers (d’après Daniel Dessert, Fouquet, 1987). Le surintendant aimait les femmes mais surtout les arts et les bâtiments. C’est lui qui mit en lumière l’architecte Le Vau, le peintre Le Brun ou encore le jardinier Le Nôtre… Il fit évidemment profiter sa famille de sa prodigieuse ascension.
Pourtant, Nicolas Fouquet nourrissait une crainte : la disgrâce. Pour l’éviter, il voulait se rendre indispensable à la couronne. Il prépara néanmoins un plan de retraite au cas où sa chute viendrait quand même. Fouquet s’accapara un véritable domaine en Bretagne, proche du Morbihan, et obtint également l’île d’Yeu, qu’il fortifia. Il voulut en faire un lieu incontournable de passage des navires allant et venant entre la France et le Nouveau Monde. Inquiété en 1657, Fouquet se forgea une immense clientèle (la première clientèle financière de Paris d’après Julian Dent, avec 116 clients, devant Mazarin (114) ou Colbert (55)) et exigea de ses créatures des serments inouïs, rappelant le temps féodal, par lesquels ceux-ci juraient de le servir avant tout autre personne, notamment le roi. Même Richelieu n’était pas allé jusqu’à là. Fouquet truffa la cour d’espions et surtout d’espionnes. Pourtant, cet homme si bien informé ne vit pas venir sa chute ; ce ne fut pas faute d’avoir été dument averti.
Celui qui causa sa perte fut Colbert. Ce dernier, descendait de la branche la moins fortunée d’une famille bourgeoise très fortunée. Froid, glacial même, Jean-Baptiste Colbert était un technocrate sec et méthodique, patient, appliqué et tenace. Il était aussi cupide, avare, jaloux et colérique. Travailleur et très intéressé par l’économie, il reçut une formation très complète : il apprit auprès d’un banquier, d’un notaire, d’un procureur puis d’un trésorier avant d’intégrer le secrétariat d’Etat à la guerre. Colbert servit fidèlement Le Tellier et acquit de sérieuses compétences militaires, surtout en intendance, ce qui lui permettra plus tard de tenir tête au fils de Le Tellier : Louvois, son grand rival. En mars 1651, Le Tellier accepta de se séparer de Colbert pour qu’il passe directement au service de Mazarin. Il fut « intendant des maisons et affaires de Son Éminence » ce qui lui donna un rôle considérable couvrant tous les domaines d’activités de Mazarin. Client de Son Éminence, il deviendra client du roi à la mort du cardinal. Colbert entretint des relations cordiales avec Fouquet, jusqu’à ce que ce dernier n’ambitionne la place de principal ministre, que Colbert voulait également. Ce dernier attaqua alors plusieurs fois la réputation de Fouquet, souvent par diffamation.
À la mort de Mazarin, Colbert n’était pas assez puissant pour inquiéter le roi, mais assez bien informé des affaires du royaume pour avoir le rôle indispensable, dans l’ombre, du vieux conseiller. Mazarin ayant tempéré ses éloges sur Fouquet juste avant son dernier râle, Louis XIV demanda à Colbert, intendant des finances, d’enquêter sur le surintendant. Fouquet avait déjà avoué avoir eu recours à des expédients peu orthodoxes pour soutenir l’effort de guerre et le roi l’avait rassuré en lui donnant quitus de sa gestion. Colbert, lui, devait faire les comptes du défunt cardinal et faire l’inventaire d’une fortune aux origines inavouables. Or, Colbert lui-même trempait dans ces magouilles. Pour détourner l’attention, l’intendant expliqua en des termes économiques au roi, néophyte en la matière, ce qui devait prouver les irrégularités dans les comptes de Fouquet. Louis XIV fut facilement impressionné et convaincu. Le 4 mai, le roi accepta de démettre Fouquet de ses fonctions de surintendant.
Ce n’était pas suffisant pour Colbert. Alors, l’intendant envoya son cousin Charles Colbert du Terron enquêter sur les travaux de fortifications que Fouquet entreprenait sur Belle-Île. Il y entretenait une garnison de 200 hommes dans une citadelle armée de 400 canons achetés en Hollande. Ces preuves, rapportées au roi, rendaient Fouquet coupable d’un crime de lèse-majesté, autrement plus grave que les accusations de malversations financières initiales. Le train de vie de Fouquet irritait le roi et celui-ci souhaitait frapper fort pour se faire respecter. Louis XIV voulait faire juger Fouquet par une juridiction extraordinaire : chose pour le moment impossible, Fouquet étant procureur général du Parlement, charge qui le rendait justiciable de ses seuls pairs et le rendait donc invulnérable. Il fallut d’abord convaincre la reine mère, qui appréciait le personnage. Ce fut chose faite lors de la rencontre de Dampierre le 27 juin 1661. Ayant eu vent de cette rencontre destinée à lui nuire, Fouquet commit trois erreurs. Il confronta Anne d’Autriche, l’accusant de l’avoir trahi ; et devant la défense de cette dernière, lui conseilla d’en parler à son confesseur. Nicolas Fouquet venait d’avouer avec une insigne maladresse que le père Philippe Leroy, confesseur de la reine mère, était l’un de ses informateurs. En parallèle, Fouquet chercha à obtenir, pour l’un de ses fidèles, le marquis de Créqui, la charge de général des galères. Le roi le sut et pensa qu’après Belle-Île, la Bretagne du Sud et la flotte de la Manche, Fouquet cherchait à maîtriser les galères de Toulon. Enfin, le surintendant tenta d’acheter Louise de la Vallière, 17 ans, maîtresse de Louis XIV et follement amoureuse du roi, pour en faire une espionne. Celle-ci rejeta l’argent et se plaignit au roi. Si Louis XIV avait déjà décidé d’arrêter le surintendant, cette atteinte à sa vie privée lui intima l’acharnement implacable et passionnel qu’il mettra à vouloir l’abattre. Ces trois erreurs crucifièrent Fouquet.
Ce dernier, fatigué par la malaria, enclin à l’enthousiasme comme à la déprime, pensait encore devenir principal ministre ou garde des sceaux. Or, ces fonctions ne pouvaient être cumulées à sa charge de procureur général du Parlement. Le roi, se jouant de Fouquet, lui fit comprendre que sa démission de la charge de procureur général lui permettrait de réorganiser le Parlement. Fouquet y vit une promesse de promotion prochaine et vendit sa charge 1 400 000 livres, sur lesquels il prêta d’ailleurs un million au roi, sans reçu ni décharge. Il venait de perdre son immunité, malgré plusieurs avertissements reçus de la part de ses espions sur les faux sentiments du roi. En été 1661, il était à la mode d’offrir un « régal » au roi : Monsieur, le Grand Condé et M. de Saint-Aignan l’avaient fait. Nicolas Fouquet se fit une mission de les surpasser. Sa réception du 17 août à Vaux-le-Vicomte fut l’apothéose avant la chute. Ballet, loterie, un souper extraordinaire pour 3 000 convives préparé par Vatel, la troupe de Molière jouant Les Fâcheux, qui lancera la mode des comédies-ballets, puis un feu d’artifice. Tout avait attisé la jalousie du roi. Colbert avait déjà préparé un mémoire précisant minutieusement comment arrêter Fouquet. Il ne manquait pas un bouton de guêtre à son plan.
Le lundi 5 septembre 1661, jour des 23 ans du roi, Fouquet fut arrêté à la sortie du conseil par Charles de Batz-Castelmore, sieur d’Artagnan, ancien agent de Mazarin. Fouquet ne résista pas, disant à d’Artagnan qu’il était persuadé « d’être dans l’esprit du roi mieux que personne ». Comme la mort de Mazarin, l’arrestation de Fouquet fut vécue comme un soulagement, le deuxième acte de la « révolution royale » de 1661. Le procès de Fouquet fut un procès politique, donc au sommet de l’iniquité, une parodie de justice menée par un tribunal d’exception, sans respect des règles élémentaires de la défense. Les irrégularités furent légion : falsification des inventaires, détournement scandaleux – couvert par le roi – de pièces capitales (nombre de lettres disparurent), adjonction malhonnête de documents compromettants, faux commis sur les registres de l’Epargne, silences coupables du greffier, pression des magistrats, menaces, subornation de témoins, entraves aux droits de la défense… Le tout organisé par Colbert, qui n’avait aucun titre mais tenait à personnellement faire tomber l’ancien surintendant et choisit lui-même les juges pour s’assurer d’y parvenir. Pourtant, Fouquet se défendit brillamment, avec ténacité. De 1662 à 1665, nombreux furent ceux qui soutinrent Fouquet. Le pouvoir organisa une chasse aux imprimeurs clandestins, aux libraires, gazetiers… Adulé en 1661, Louis XIV perdit son état de grâce à cause de ce procès. Le jugement tomba : malgré l’acharnement du régime, 13 juges sur 22 optèrent pour le bannissement, 9 pour la peine capitale. La conclusion modérée de ce jugement plut à Paris, mais pas au roi. Alors, Louis XIV, pour raison d’Etat, commua la peine de bannissement en celle d’emprisonnement à vie. Il n’est pas d’autre exemple, dans l’Histoire, d’un droit de grâce utilisé pour aggraver une peine. Nicolas Fouquet mourut en prison en 1680. Les juges modérés virent leur carrière stoppée. Le roi s’empara de tout : l’argent liquide, les billets de l’Epargne, les rentes sur l’Hôtel de Ville, les vaisseaux, les flûtes et la frégate du surintendant (incorporés à la marine royale), les statues de Vaux rejoignirent Versailles, Le Brun, Le Vau, Le Nôtre ou encore Vatel passèrent au service du roi tandis que la famille Fouquet était dispersée en province.
Sources (texte) :
Petitfils, Jean-Christian (1995). Louis XIV. Paris : Tempus Perrin, 785p.
Bluche, François (1986). Louis XIV. Paris : Fayard, 1040p.