La guerre du Péloponnèse (partie II) : Invasions de l’Attique et peste à Athènes (431-430 av. J-C)
Rappel : En plein âge d’or de la Grèce antique, la montée en puissance d’Athènes et de son empire, la ligue de Délos, ne se fait pas sans accrochage avec les autres cité-Etats principales : Sparte, Thèbes ou encore Corinthe. Celles-ci se sont déjà alliées contre Athènes (461-446 av. J-C), mais en vain. Athènes, dirigée par Périclès, riche démocratie disposant de la meilleure marine grecque et de l’une des meilleures armées grecques, tente de démocratiser la Grèce pour obtenir l’hégémonie. Malgré une paix censée durer trente ans signée en 445 av. J-C, les tensions se font très vives dès 433 et 432 av. J-C et Sparte, qui se sent dépassée par Athènes, sait que plus elle attend, plus vaincre sera compliqué. L’affrontement est inévitable. La guerre du Péloponnèse sera unique en cela que ce sera une guerre civile, inhabituelle tant par sa durée (27 ans) que par la forme de ses combats (sièges, combats maritimes, pillages) avec l’emploi inédit de troupes légères (cavaliers, archers, peltastes, frondeurs, infanterie légère, …).
Archidamos II avança lentement : le parcours entre le Péloponnèse et l’Attique était assez difficile, l’eau y était rare. Il s’attarda à Corinthe puis fit un détour vers l’ouest pour prendre Oïnoè, une forteresse athénienne. Il butta alors sur des garnisons et des unités de cavalerie athéniennes. Archidamos abandonna le siège d’Oïnoè et s’approcha d’Acharnes, ville proche d’Athènes qui fournissait à la cité de Périclès jusqu’à 3 000 hoplites. Acharnes demanda une intervention athénienne, qui fut refusée par Périclès. Celui-ci évita toute convocation de l’Assemblée car certains, comme Cléon, auraient pu convaincre le peuple d’intervenir. Archidamos ravagea quelques cultures et s’éloigna d’Acharnes. Le roi de Sparte faisait déjà face à des problèmes logistiques. Son armée, notons-le, était bien plus grande que celle dont disposera Philippe II de Macédoine pour assujettir la Grèce ou même celle de son fils Alexandre le Grand quand il envahira l’Empire perse un siècle plus tard. Pourtant, ces derniers étaient des grands logisticiens, contrairement à Archidamos.
Athènes était décidée à accueillir sa population dans ses murs, limiter les dégâts en Attique en harcelant les envahisseurs avec la cavalerie, éviter tout engagement sérieux, maintenir la docilité des tributaires grâce à la flotte et fomenter des soulèvements démocratiques sur les arrières des Péloponnésiens. C’était, du moins, le plan de Périclès, réélu stratège d’Athènes tous les ans depuis plus de 30 ans. Il était de fait le dirigeant d’Athènes et avait un ascendant moral. Les Spartiates essayèrent de détruire les cultures mais rencontrèrent des difficultés : l’Attique fait 250 000 km², la cavalerie athénienne les harcelait et détruire une oliveraie ou un champ de céréales, même par le feu, est en réalité extrêmement compliqué (sauf avec des conditions très particulières, en encore). Une armée de 60 000 hommes ne pouvaient, en quelques semaines, détruire les 5 à 10 millions d’oliviers et pieds de vigne de l’Attique.
Ainsi, les dégâts furent davantage psychologiques que réels. Détruire une parcelle de terre pouvait ruiner le travail de plusieurs vies. Les paysans faisaient donc pression par appréhension. N’oublions pas que les Grecs étaient alors majoritairement des agriculteurs, les hoplites y compris (excepté les Spartiates). Ils partaient à la guerre avec l’appréhension de ne pouvoir revenir s’occuper de leurs terres. Attaquer les terres était ainsi attaquer l’esprit et les Spartiates espéraient utiliser cette corde sensible pour provoquer une bataille rangée. Tous les grands auteurs de théâtre athéniens (Sophocle, Euripide, Aristophane) considéraient la terre d’Attique comme sacrée. D’ailleurs, notons que des Grecs qui défendaient leur territoire l’emportaient trois fois sur quatre du fait d’un surplus de zèle. Les Grecs estimaient donc que défendre ses terres conférait un avantage certain au combat. La stratégie spartiate n’était ni folle ni naïve : c’était une tradition depuis des siècles de menacer les terres pour provoquer le combat. Mais la Grèce était à l’aube d’une révolution militaire.
Les paysans de l’Attique ne connaissaient pas la ville, n’y étaient pour beaucoup jamais allés. Rien n’avait été prévu pour accueillir le surplus de population à Athènes. La ville comptait quelque 100 000 habitants et devait accueillir 150 000 réfugiés. Les conditions sanitaires se dégradèrent mais sans grande conséquence. Les Spartiates ne parvinrent pas à provoquer un combat, même en attaquant les alliés d’Athènes. Les Athéniens n’étaient prêts à se battre qu’aux pieds de leurs murs, couverts par des archers positionnés sur les remparts. Des conditions de combat tellement favorables aux Athéniens que les Péloponnésiens refusèrent d’attaquer. La stratégie de Périclès, consistant à refuser le combat et se réfugier derrière les murs, fit de la guerre non plus une lutte de soldats contre soldats mais une guerre de soldats contre les biens des particuliers. Cette dérive ne tarda pas à avoir de terribles conséquences, s’éloignant totalement de la « guerre noble » et de ses affrontements d’hoplites.
Les pauvres s’engagèrent dans la flotte athénienne qui s’en alla ravager les côtes péloponnésiennes en représailles. Les agriculteurs, furieux, restèrent néanmoins dans Athènes, évitant ainsi l’affrontement avec les redoutables spartiates. Les riches firent, eux, des sorties courageuses à cheval (Athènes disposait d’un millier de cavaliers) pour harceler les Péloponnésiens et limiter les destructions, avec succès. Les Péloponnésiens étaient nombreux mais devaient rester groupés malgré le nombre comparativement dérisoire des cavaliers athéniens. Archidamos rentra dans le Péloponnèse après quelques semaines. Mais Athènes n’en avait pas fini avec cette guerre à double front, contre les Péloponnésiens et les Boétiens.
Au final, la première invasion de l’Attique, bien que la plus importante, fit bien peu de dégâts. Les Spartiates ne restèrent que quelques semaines sans provoquer le combat d’hoplites qu’ils désiraient. Les Athéniens lancèrent une invasion de la Mégaride en représailles (région reliant le Péloponnèse et l’Attique) après le départ d’Archidamos, sans plus de résultat. Mégare refusa le combat et resta fidèle aux Péloponnésiens. Les Athéniens allaient répéter la manœuvre quatorze fois en sept ans. Archidamos, irrité par son échec, réessaya l’année suivante, envahissant l’Attique fin mai 430[1]. Son armée étant deux fois moins nombreuse, il put rester une dizaine de jours de plus et s’enfoncer plus profondément en Attique pour dévaster davantage de terre. Le choc psychologique de voir les Spartiates envahir l’Attique deux années de suite fit effet. Mais in fine, cette deuxième invasion, comme la première, détruisit bien peu. En revanche, elle déclencha une terrible peste dans Athènes.
[1] Dans cet article et ce dossier, toutes les dates sont sous-entendues avant Jésus-Christ, sauf indication contraire.
Lors de la deuxième invasion de l’Attique, en 430, la surpopulation due au deuxième confinement d’au moins 200 000 personnes dans Athènes, une ville se trouvant être un carrefour commercial, la chaleur de l’été (Athènes étant située dans une cuvette entourée des monts Aigalée, Parnès, Pentélique et Hymette), les conditions sanitaires déplorables, le manque d’eau et les tensions exacerbées par la guerre donnèrent naissance à une terrible épidémie qui décima la cité. Les paysans, qui, pour beaucoup, n’avaient jamais mis les pieds dans Athènes (l’Attique étant un territoire très étendu) passèrent pour certains de leur riche maison au statut de réfugié, dormant dans la rue. Les pauvres d’Athènes étaient mieux logés qu’eux. Et puis, les pauvres n’ayant rien à perdre (du moins pas de biens) et tout à gagner de la guerre (Athènes avait besoin de rameurs dans sa flotte et embauchait donc à tour de bras), ils étaient favorables à la prolongation du conflit. Les riches, mal logés, ayant à perdre leurs biens en Attiques et leurs cultures et devant bientôt participer au financement de la flotte d’Athènes, n’avaient rien à gagner dans cette guerre. Des tensions émergèrent.
Athènes était reliée à la mer Égée par son port, le Pirée. Bien que les Longs Murs fassent la jonction entre la ville et le port, Athènes ne se trouvait pas assez proche de la mer pour profiter de sa fraîcheur ou pour permettre une évacuation aisée des eaux usées. Les deux premiers confinements furent les plus terribles pour les réfugiés. Athènes fit ensuite construire des baraquements dans la bande de terre protégée par les Longs Murs reliant le Pirée à la cité. L’épidémie se déclara pendant l’invasion péloponnésienne de l’Attique la plus longue de la guerre : ceux-ci restèrent quatre semaines. Ils écourtèrent d’ailleurs leur invasion par peur de contracter la maladie. Le mal s’étant déclaré dès les premiers jours de présence des Péloponnésiens, le mois de leur présence fut visiblement suffisant pour que la maladie devienne une incontrôlable épidémie de « peste ». Les Athéniens soupçonnèrent d’emblée les Péloponnésiens d’avoir empoisonné l’eau d’Athènes. Ce n’était effectivement pas une stratégie rare pendant les guerres, surtout en Grèce ou l’eau était précieuse.
En réalité, la médecine grecque n’était pas encore assez développée pour comprendre que l’hygiène et la surpopulation étaient à l’origine de cette maladie, improprement nommée peste. De ce que l’on sait des symptômes, celle-ci ressemble davantage à une épidémie de typhus, de typhoïde, de grippe, de rougeole, de variole, de scarlatine ou de fièvre couplée à d’autres maladies graves. Quoi qu’il en soit, les symptômes décrits par Thucydide sont particulièrement sévères : fièvre, chaleur brûlante, inflammation des yeux, gorge douloureuse ou sanguinolente, éternuements, enrouement, douleur à la poitrine, toux, douleurs intestinales, nausées, diarrhée, éruptions cutanées, ulcères, soif et déshydratation, état de faiblesse et de fatigue, gangrène aux extrémités des membres, atteintes cérébrales. Mais tout ceci relève de l’empirisme et Thucydide n’avait pas nos termes médicaux, ce qui nous empêche d’identifier la maladie qui a peut-être même disparue depuis l’Antiquité, faute d’organismes sains à contaminer, ou est devenue bénigne. Cette peste semble être venue de l’Ethiopie, avoir transité par l’Egypte et la Libye, l’Empire perse achéménide pour enfin atteindre le Pirée. Un schéma qui se répétera plusieurs fois pendant l’Antiquité, les microbes résistants mieux grâce à l’eau stagnante et aux aliments en putréfaction et profitant de relations commerciales de plus en plus intenses.
La maladie était terrifiante. Généralement, les malades traversaient ces étapes : sentiment de chaleur intense à la tête, puis les yeux devenaient rouges et brûlants, la gorge et la langue devenaient sanguinolentes, le nez se mettait à couler, la gorge s’enrouait, une toux violente suivait. Le système intestinal était parfois touché en même temps que le système respiratoire, parfois un peu plus tard. Les malades vomissaient alors de la bile, avaient la nausée et étaient atteints de spasmes violents. Le corps se recouvrait de cloques et de petites plaies, la chaleur devenait insupportable, poussant les malades à rester nus voire à se jeter dans l’eau fraiche des citernes de la cité (un facteur évident de contamination pour les autres habitants). Les malades souffraient d’insomnie et mourraient souvent au septième ou neuvième jour de la maladie, d’épuisement. S’ils passaient ce stade, ils souffraient d’ulcères et de diarrhées et mourraient parfois de déshydratation. Le mal s’attaquait alors aux extrémités et les déformait. Certains malades perdaient la vue ou avaient des lésions cérébrales.
Pour bien se représenter cette « peste » athénienne, il faudrait imaginer un malade atteint de la grippe, de la rougeole, de la dysenterie et de pneumonie … Simultanément. Les soins étaient évidemment inefficaces, si bien que les premiers symptômes devinrent rapidement signe de désespoir. A ces symptômes, ajoutons que beaucoup apprenaient la mort de leurs parents, enfants, époux ou épouse, amis, ayant succombé à la peste ou morts par les armes de l’ennemi. La peste emporta des milliers d’Athéniens et notamment de troupes d’élite, bien plus que ne l’aurait pu n’importe quelle phalange spartiate. À Athènes, centre culturel et intellectuel de la Grèce du Ve siècle, toute trace de civilisation sembla disparaître. Les tensions se déchaînèrent et les Athéniens, n’ayant plus rien à faire de la loi des dieux ou des hommes, décidèrent de profiter des plaisirs la vie. La disparition fugace de la civilisation dans cette cité changea la perception des limites de la guerre pour la suite des événements du point de vue des Athéniens, expliquant certaines de leurs actions. Périclès et deux de ses fils y passèrent aussi, laissant la cité sans son chef. Il fallait également gérer les cadavres pour qu’ils ne subsistent trop longtemps à la vue de tous. Il n’était plus alors question de rites funéraires. Exception dans l’histoire d’Athènes, des milliers de corps furent jetés dans des fosses communes sans rite ou sépulture ; d’autres furent brûlés sur des bûchers communs. Mais les morts furent trop nombreux pour qu’aucun ne jonche les rues. La peste de 430 laissa un stigmate puissant. Ce traumatisme expliquera, plus tard dans la guerre, des comportements sinon incompréhensibles quant au recueillement des morts lors des grandes batailles, nous y reviendrons.
Le trou démographique que représenta la peste pour Athènes était une catastrophe. La cité prit des mesures d’urgence. Périclès avait autrefois dit que la citoyenneté athénienne était un honneur rare ? Il changea d’avis lorsque la population fut décimée et qu’il perdit deux de ses fils. Il chercha alors à faire de son fils illégitime, Périclès le Jeune, un Athénien. Périclès perdit finalement tous ses paris stratégiques à cause d’une épidémie à laquelle il succomba lui-même en 429. Mais la cité élargit effectivement les conditions d’accession à la citoyenneté. Il ne fallait plus deux mais un parent athénien pour transmettre cet honneur à l’enfant. Une rumeur disait la polygamie désormais admise, pour repeupler … La peste donna lieu à toutes sortes de croyances et de théories. Certaines s’approchaient de la réalité, comme l’historien Diodore de Sicile qui estima que la peste était due à un air pollué par la surpopulation. Les bactéries s’échangeaient effectivement par l’air, mais aussi par l’eau stagnante que les moustiques, vecteurs de maladies, adorent. Après tout, la malaria tient son nom du grec « mauvais air ». D’autres se tournèrent vers les dieux, bien sûr. Alcibiade, qui vit son mentor, Périclès, mourir, fut certainement changé par la peste, qu’il surmonta pendant quatre ans malgré une exposition constante (au siège de Potidée d’abord, à Athènes ensuite). Il décida de plus profiter de la vie. Il avait assisté à du cannibalisme, à la mort omniprésente et se considérait béni des dieux parce qu’il avait survécu. La classe politique ayant été décimée, Alcibiade grimpa bien plus vite l’échelle sociale. Il allait changer le cours de la guerre.
Sources (texte) :
Hanson, Victor Davis (2005). La guerre du Péloponnèse. Paris : Flammarion, 593p.
Orrieux, Claude et Schmitt Pantel, Pauline (2020 pour la 4e édition). Histoire grecque (4e édition mise à jour). Paris : PUF, 511p.
Sources (images) :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Archidamos_II (Archidamos II)
https://fr.wikipedia.org/wiki/P%C3%A9ricl%C3%A8s (Périclès)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Peste_d%27Ath%C3%A8nes (longs murs et représentation de la peste)