Carthage antique (partie VI) : le déclenchement de la Première Guerre punique (264-255 av. J-C)
Rappel : dans la péninsule italienne, Rome se faisait menaçante. Ses guerres contre les Etrusques puis les Samnites semblaient présager d’une domination totale sur la péninsule. Tarente, qui s’était déjà dressée contre Rome, appela alors Pyrrhos Ier, roi d’Epire, à l’aide. Celui-ci se voulait un Alexandre occidental et avait des ambitions sur la Grande-Grèce*. Il défit par deux fois les Romains en 280** puis 279. C’est alors que Syracuse l’appela à l’aide contre Carthage. Renonçant à trouver une issue à la guerre contre Rome, Pyrrhos débarqua en Sicile. Il défit Carthage jusqu’à maîtriser l’île entière. Seule Lilybée résistait encore. N’ayant pas de flotte, il se savait incapable de prendre la place et se retira. Alors qu’il songeait à débarquer en Afrique, il perdit le soutient des Grecs en Sicile. Les soutiens d’hier lui étant désormais hostiles et Tarente l’appelant à nouveau à l’aide contre Rome, Pyrrhos rebroussa chemin vers l’Italie. Il perdit une partie de son armée lors de la traversée du détroit de Messine à cause des Carthaginois puis fut battu par les Romains à Bénévent en 275. Pyrrhos, percevant des opportunités en Macédoine, se retria en Grèce. Rome, sur sa lancée, en profita pour soumettre toute la péninsule en une décennie. Les mondes romain et carthaginois étaient désormais en contact. Malgré une récente alliance aussi objective que froide contre Pyrrhos, la collision était inévitable. Les Mamertins, lassés du joug carthaginois, demandèrent l’appui de Rome. Le détroit de Messine, qui séparait les deux puissances, déclencha ainsi plus d’un siècle de guerres romano-puniques.
*La Grande-Grèce désigne le sud de l’Italie et la Sicile.
**Sauf indication contraire, toutes les dates de cet article sont sous-entendues avant Jésus Christ.
Pour Rome, cette guerre était la première hors de la péninsule italienne. Il nous faut également dresser un comparatif rapide des deux puissances. Carthage possédait un empire assez développé et prospère. Comparée à la métropole africaine, l’Italie faisait figure de pays pauvre. Cela ne signifiait pas que l’état romain était pauvre. On peut ici dire que Carthage souhaitait la paix pour mieux marchander. On ne s’étonnera donc pas que Rome soit l’agresseur. Par ailleurs, aucune déclaration de guerre ne fut faite par les Romains, ce qui était contraire à leur propre éthique. Après tout, les prétextes avancés par Rome pour justifier la guerre contre Carthage n’étaient pas dignes du principe de guerre « juste » qu’avait adopté Rome et qui interdisait de fait les guerres offensives. Or, d’une guerre offensive romaine, les première et troisième guerres puniques allaient en avoir tous les codes.
La réelle motivation romaine tenait beaucoup de l’aspect économique. L’Urbs* désirait s’emparer du butin que représentait la Sicile, riche en blé et économiquement dynamique. L’île était idéalement placée entre l’Afrique et l’Italie mais également entre les bassins occidental et oriental de la Méditerranée. Si Carthage avait pour elle la richesse, la puissance navale et une expertise reconnue en poliorcétique (l’art d’assiéger une ville), Rome avait également ses atouts. L’avantage crucial que possédait l’Urbs était démographique. A cette époque, les armées regroupaient rarement plus de 50 000 hommes pour des raisons de communication (rapidité de la dispense des ordres notamment). Carthage peinait à lever de tels effectifs : sa limite était plus démographique que structurelle. Rome, au contraire, souffrait peu de la perte d’une armée et pouvait facilement lever de nouvelles troupes.
*urbs signifie une ville en latin, avec une majuscule, le mot fait directement référence à Rome.
On associe souvent Carthage avec des armées de mercenaires. Les armées puniques étaient effectivement complétées par des mercenaires ; mais il faut rappeler que les citoyens Carthaginois luttaient et que la véritable puissance de l’armée carthaginoise résidait dans son infanterie africaine. A l’inverse, on a tendance à dire la puissance navale romaine inexistante avant la Première Guerre punique. La marine romaine existe pourtant dès la fin du IVe siècle. Les Romains n’avaient jamais connu, cependant, de grands engagements navals avant cette guerre. Mais on aurait tort de croire que la République romaine partait de rien dans ce domaine.
Revenons au déclenchement de la guerre. La justification romaine d’une intervention est plus bancale quand on en décrit la logique. Les Mamertins, mercenaires italiens provenant de la Campanie engagés par Agathocle en Sicile, commencèrent à faire parler d’eux à la mort du roi de Syracuse (289). Libérés de tout engagement, ils s’emparèrent de Messine (aux abords du détroit éponyme séparant la Sicile et la péninsule italienne). Ils massacrèrent la population masculine et créèrent un Etat-brigand. Les Mamertins empiétèrent sur les possessions syracusaines, motivant l’intervention de Hiéron II, le dirigeant de Syracuse. Seulement voilà, Carthage joua sur les deux tableaux, assurant son soutien à Hiéron tout en renforçant la garnison mamertine. C’est que quiconque occupait Messine avait un avantage stratégique évident pour contrôler la Sicile. Carthage ne pouvait laisser un tel pouvoir à Syracuse. Cette garnison punique à Messine découragea Hiéron et se transforma bientôt en joug carthaginois. Les Mamertins n’étaient plus libres et Carthage contrôlait de facto le fameux détroit de Messine.
De l’autre côté du détroit, Rome avait envoyé une force constituée de Campaniens (comme les Mamertins) s’emparer de Rhegium en 282. Seulement, les soldats établirent, eux aussi, un Etat-brigand (qui entretint d’ailleurs des relations avec les Mamertins). En 270, Rome envoya des légionnaires ôter Rhegium à ces Campaniens hors de contrôle. Les Campaniens furent massacrés. On le voit, le destin des Campaniens s’emparant de Rhegium est assez similaire au destin des Mamertins s’emparant de Messine. Pourtant, lorsque les Mamertins, lassés du joug carthaginois, appelèrent à l’aide Rome, celle-ci intervint. Le prétexte en était la défense de l’Italie mais aussi l’apport d’une aide à un peuple italien. Les hors-la-loi campaniens, en fonction du contexte, devaient donc être massacrés (Rhegium) ou aidés (Mamertins), allant jusqu’à justifier une guerre contre Carthage. Cette « aide » était tellement un prétexte que l’on n’entend plus parler des Mamertins ensuite. Ils disparaissent de l’Histoire.
Deux légions romaines débarquèrent en Sicile et occupèrent Messine. Syracuse, devant le danger romain, se rapprocha de Carthage et signa un traité. On l’a dit, Syracuse et les Grecs de Sicile avaient finalement compris que Carthage ne souhaitait pas établir un contrôle total sur l’île. L’expansionnisme romain, à contrario, faisait peur. Les forces siculo-puniques bloquèrent Messine sur terre et mer. Seulement, les Romains se débrouillèrent pour isoler et affronter les Syracusains et triomphèrent. Il fallait désormais compter sur les forces terrestres carthaginoises. Or, si Carthage avait l’avantage sur la mer, Rome l’avait sur la terre.
Hannon ben Hannibal, l’un des stratèges puniques, retraita en Sicile et renforça les défenses de Ségeste. Les Romains échouèrent devant les murs de cette dernière. L’Urbs ne se découragea pas pour autant et envoya quatre légions et deux nouveaux consuls en renfort. Les Romains posèrent le siège sur Syracuse. Celle-ci, par pragmatisme, changea de camp dès 263. La ville s’engagea à ravitailler les armées romaines. La défection syracusaine du camp carthaginois dès le début de la guerre allait s’avérer d’une grande importance stratégique. Pour le moment, c’était un énorme poids en moins sur les épaules des Romains.
Ségeste imita bien rapidement Syracuse et rejoignit Rome. Les Carthaginois restaient inactifs devant ce grave bouleversement de leur stratégie initiale. Le stratège punique Hannibal ben Gisco (à ne pas confondre avec l’autre stratège, Hannon ben Hannibal), concentra ses forces sur Agrigente. Sans surprise, les Romains assiégèrent la ville en 262. Après cinq mois de siège sur Agrigente, Hannon (lui non assiégé), renforcé, coupa le ravitaillement des Romains. Mais ceux-ci bénéficiaient encore du ravitaillement syracusain, en l’occurrence salvateur. Il faut également noter que la poliorcétique romaine (en quelque sorte la qualité du siège posé) n’avait rien à envier au fameux siège d’Alésia imaginé par César bien plus tard (52 av. J-C). Devant Agrigente également, le siège romain comprenait des défenses intérieurs (contre la ville) et extérieurs (contre d’éventuels renforts).
Des escarmouches d’Hannon se muèrent en succès puniques mais Agrigente, qui résistait sous l’égide d’Hannibal, criait famine. Pour aider son homologue assiégé, Hannon fut obligé de provoquer une grande bataille, qu’il perdit. Hannibal fit miraculeusement évacuer ses forces dans la nuit. Agrigente tomba. Le pillage et le massacre qui suivirent la chute d’Agrigente, dont se rendirent coupables les Romains, révoltèrent les Siciliens. Pourtant, par pragmatisme, nombre de cités se rallièrent à Rome. Carthage semblait pour sa part orienter sa stratégie vers le domaine qu’elle maitrisait le mieux : les mers. La flotte carthaginoise ravagea les côtes italiennes. Un carthaginois du nom d’Amilcar prit la direction des opérations puniques en Sicile en 261 : il réorganisa énergiquement les défenses carthaginoises.
Simultanément, les Romains travaillaient à ôter aux Puniques leur avantage maritime. La légende dit que l’Urbs commença par copier une quinquérème carthaginoise échouée sur la côte. Cette anecdote est certainement fausse. Pour autant, Rome souhaitait bien contester à la thalassocratie punique l’essence de son hégémonie. En réalité, c’est Tarente qui s’attela à la construction de cette puissante flotte romaine en mettant à flot 100 quinquérèmes et 20 trirèmes. Qu’on ne s’y méprenne pas, les Romains n’égalèrent pas l’habileté navale carthaginoise du jour au lendemain ; leurs navires seraient maniés par des Grecs, déjà très expérimentés en la matière. Si la marine romaine était une réalité depuis le dernier tiers du IVe siècle, c’est avec la Première Guerre punique qu’elle prit son essor. Tous ces efforts payèrent dès 260 par la bataille de Mylae.
Nuançons tout de même cette victoire romaine : le stratège punique, Hannibal ben Gisco, qui venait de remporter une petite victoire navale, eut l’arrogance de fondre sur la flotte de Duilius sans plan d’attaque. Aux 130 bâtiments carthaginois faisaient face moins de 120 navires romains. La première ligne romaine arrêta les Puniques. La seconde parvint à détruire une partie de la flotte carthaginoise. Cette défaite navale faisait état de « seulement » 44 pertes (13 coulés, 31 capturés) sur 130 navires puniques. Mais l’impact matériel limité était sans commune mesure avec l’impact psychologique. Les Romains remportaient là la première grande victoire navale de leur histoire, qui plus est sur une puissante thalassocratie. Contrairement à ce que l’on avance souvent, la victoire romaine ne fut pas majoritairement due aux « corbeaux » (pontons munis de grappins changeant le combat naval en combat terrestre), mais aux Grecs expérimentés. L’innovation des « corbeaux » ne fut pas pour autant négligeable.
La stratégie maritime romaine n’était pas désintéressée. Il fallait préserver les côtes italiennes des raids carthaginois. Pour ce faire, Rome s’empara d’Aléria, une colonie punique en Corse. Aléria se mua rapidement une base navale romaine pour attaquer la Sardaigne, contrôlée par les Carthaginois. L’objectif de Rome était de s’emparer des versants orientaux de Corse et de Sardaigne pour couper la route la plus directe vers le Latium. Prendre ces territoires, c’était établir un contrôle romain sur la mer Tyrrhénienne et protéger Rome. De ce fait, plusieurs attaques de l’Urbs atteignirent la Sardaigne en 259. Mais il y avait plus : la Sardaigne était prisée pour le plomb, le blé et les esclaves dont elle regorgeait. Rome voulait faire main-basse sur ce marché.
En Sicile, Amilcar attaqua Ségeste. Le stratège carthaginois parvint à détruit une armée de secours romaine mais Duilius vint en aide avec sa flotte et obligea Amilcar à lever le siège. Il s’en fallu de peu pour que le stratège punique ne détruise une armée romaine à Thermae en 259, profitant d’une mésentente entre les Romains et leurs alliés. L’Urbs déplorait-là 5 000 tués. Amilcar fit changer de camp quelques cités grecques puis fortifia Eryx en prévision de la contrattaque romaine. Celle-ci vint en 258 : deux nouveaux consuls reprenaient du terrain et des cités. Amilcar jugula autant qu’il le pouvait cette campagne. Il fallait immobiliser près de 10 légions en Sicile pour combattre le stratège punique, ce qui expliquait les manques de moyens romains sur la Sardaigne par exemple.
A l’hiver 258, Hannibal ben Gisco fut défait en mer, piégé par les Romains au large de la Sardaigne, dans le golfe de Palmas. Le stratège le paya de sa vie : il fut crucifié par ses propres hommes. Hannon ben Hannibal revint sur le devant de la scène en triomphant d’une flotte romaine fin 258. Sulcis et la côte Sarde pouvaient de nouveau respirer. Le conflit n’évolua guère en 257 ; mise à part une victoire navale du nouveau consul C. Atilius Regulus sur Amilcar. C’est que les deux métropoles préparaient leurs armées. Et Regulus préparait surtout sa flotte.
Rome voulait porter la guerre en Afrique. Regulus, le plus compétent des deux consuls de l’année 256, rassembla ainsi une flotte de 330 navires embarquant 40 000 hommes à Ecnome. Une flotte carthaginoise de 350 navires, dirigée par Hannon ben Hannibal et Amilcar, saisissant la stratégie romaine, barra la route du consul au large d’Ecnome. La bataille était inévitable. Regulus disposa sa flotte en trois lignes en une forme de triangle dont la pointe était dirigée vers la flotte adverse. Les Puniques préparèrent eux aussi trois lignes mais les étendirent davantage, afin d’envelopper avec leurs deux ailes la flotte romaine. Seulement voilà, le centre carthaginois céda après un rude combat. Le centre romain, libre de ses mouvements, aida alors les ailes romaines en prenant entre deux feux les Carthaginois. Les Puniques s’étaient montrés trop ambitieux et avaient placé leurs lignes trop proches du rivage. Ils déplorèrent 30 vaisseaux coulés et 64 capturés pour 24 bâtiments perdus pour la flotte de Régulus. Pour Rome, la voie vers l’Afrique était ouverte.
Sources (texte) :
Melliti, Khaled (2016). Carthage. France : Perrin, 559p.
Ferrero, Guglielmo (2019, réédition de 1936). Nouvelle Histoire romaine. France : Tallandier, 509p.
Le Bohec, Yann (2017). Histoire des guerres romaines. Paris : Tallandier, 608p.
Vanoyeke, Violaine (1995). Hannibal. Paris : Éditions France-Empire, 295p.
Sources (images) :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Premi%C3%A8re_guerre_punique (carte d’avant-guerre punique et cartes de l’évolution de la guerre en Sicile).
https://fr.wikipedia.org/wiki/Hi%C3%A9ron_II (Hiéron II de Syracuse)
https://en.wikipedia.org/wiki/Battle_of_Mylae (bataille navale de Mylae et représentation Corbeaux)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_du_Cap_Ecnome (bataille navale d’Ecnome)