Le règne de Louis XIV (partie XXIX) : mutations internes et réformes (1691-1701)
Rappel : Louis XIV chercha la paix dès les débuts de la guerre en 1689. Confronté à l’obstination de ses adversaires, le Roi-Soleil décida, en 1695, de mettre l’accent sur le front italien auparavant secondaire, afin de faire flancher ce qui semblait être le maillon faible de la Ligue d’Augsbourg : Victor-Amédée II de Savoie. Or, celui-ci craignait désormais plus l’Autriche que la France et était donc disposé à mettre fin aux hostilités. En juin 1696, le traité de Turin mit fin à la guerre entre la France et son voisin savoyard. L’Espagne et l’Empire furent contraints de reconnaitre une suspension d’armes. Alors, l’Angleterre et les Provinces-Unies, se sentant trahis et voyant leur système bancaire respectif à bout de souffle, malgré leur robustesse, acceptèrent de traiter en 1697. Louis XIV accorda concession sur concession, si bien que la paix de Ryswick fut signée la même année, en septembre. Seul le Saint Empire de Léopold Ier continua la lutte jusqu’à fin octobre, avant de lui aussi signer. Il convient ici de se demander pourquoi la France, qui avait gagné la guerre, perdit ainsi la paix. Si Louis XIV s’était montré si généreux malgré ses victoires et l’épuisement de ses adversaires, c’est qu’un enjeu autrement plus important nécessitait de pouvoir jouer librement de diplomatie : Charles II d’Espagne, qui avait défié tous les pronostiques de longévité compte tenu de sa génétique, était désormais réellement à l’article de la mort. L’enjeu était l’héritage de l’immense empire espagnol.
Nous l’avons dit, un changement essentiel marqua l’Etat durant la guerre de Neuf Ans (1689-1697) contre la Ligue d’Augsbourg. En juillet 1691, Louvois vint à mourir d’une crise d’apoplexie, âgé de 50 ans seulement. Il était, à vrai dire, au bord de la disgrâce tant il se montrait autoritaire et devenait insupportable aux yeux du roi. Durant le XVIIe siècle, l’Etat connut ainsi trois grandes phases le menant vers sa forme moderne. Il y eu d’abord l’âge du ministériat avec Richelieu et Mazarin ; ceux-ci jouaient le rôle de Premier ministre, ne laissant pas le roi gouverner. Ils géraient les courtiers comme les Grands du royaume et disposaient de créatures dans un grand réseau de clientèle. Avec la mort de Mazarin et le règne personnel de Louis XIV, en 1661, vint ensuite la deuxième phase, l’âge des clans. Le roi ne disposait plus de Premier ministre mais arbitrait entre les deux principaux clans ministériaux : Colbert et Le Tellier. Chaque clan ministériel disposait de courtiers, d’une clientèle développée et favorisait certains Grands. La fin de cet âge fut marquée par l’installation du gouvernement et de la cour à Versailles (1682) et par la mort des grandes personnalités des deux clans : Colbert (1683), Le Tellier (1685) puis de leur fils, Seigneley (1690) et Louvois (1691). Ce fut ainsi en 1691 que s’ouvrit le troisième âge, celui de la monarchie administrative. Louis XIV prit la direction du gouvernement en sus de celle de l’Etat, dont il avait déjà la charge. La hiérarchie s’aplanie, mettant conseillers, ministres, commis et Grands sur un relatif pied d’égalité sous le roi. Ceci eut pour conséquence de réduire le nombre de décideurs, de surcharger le roi et de l’isoler. Les dynasties ministérielles ne prirent pas fin pour autant, malgré la mort prématurée de Seigneley (39 ans) et Louvois (50 ans). Le roi s’entoura, de fait, de plus en plus de jeunes personnes sur lesquelles il avait un ascendant incontestable. Barbezieux, fils de Louvois, devint ministre de la Guerre à la suite de son père en 1691, à l’âge de 23 ans.
Louis XIV n’attisait plus la rivalité de ses ministres mais en aplanissait justement les tensions, procédant à une politique matrimoniale stratégique pour faire s’entremêler les clans. La réforme de 1691 voyait désormais le roi s’entretenir avec chacun, personnellement. Les conseils d’en haut, maintenus, n’avaient plus de réelle utilité et les ministres ne devinrent plus que des exécutants. Ceci ne signifiait pas, pourtant, que ces ministres étaient d’une moins haute qualité : Torcy, fils de Colbert de Croissy, qui prit la relève à la mort de son père en juillet 1696, fut l’un des meilleurs ministres des Affaires étrangères de l’Ancien régime, la dynastie des Phélypeaux (les Pontchartrain) ou encore Desmarets (famille Colbert), excellent technicien des finances, soutenaient la comparaison avec leurs devanciers. Mais si un Louis II Phélypeaux de Pontchartrain cumulait autant de charges qu’un Colbert, il n’en avait pas l’influence, car le roi décidait désormais seul. À bien des égards, le gouvernement personnel proclamé par Louis XIV en 1661 ne fut effectif que trois décennies plus tard, à partir de 1691. Cette surcharge du souverain explique par ailleurs que le début de cette période coïncide avec la fin d’une autre : celle du « roi de guerre ». À partir de juin 1693, Louis XIV ne monta plus au front. Le pouvoir local, autrefois si puissant, n’avait plus qu’un rôle honorifique de relais du pouvoir central, c’est-à-dire du roi. De manière générale, le haut clergé et les institutions aristocratiques ne conservèrent qu’un rôle politique résiduel. La clientèle autrefois partagée entre plusieurs acteurs, notamment les Grands, se dirigeait désormais surtout vers le roi, marquant un fort déclin de l’influence de ces Grands.

Du reste, ni la guerre de Neuf Ans (1689-1697) ni l’avènement du véritable règne personnel de Louis XIV n’empêchèrent les réformes importantes dans la dernière décennie du XVIIe siècle. Au contraire, les difficultés de la guerre, en particulier la crise des années 1693-1694, poussèrent de nombreuses personnes à proposer des idées de réformes. La France avait besoin d’argent, alors Louis XIV obligea les riches (bourgeoisie, magistrature), surtout les grands officiers comptables, à payer des suppléments de finance. En décembre 1689, Louis XIV décida d’une dévaluation qui défavorisa ceux qui thésaurisaient. Le royaume entier participa à la solidarité nationale. La capitation, instaurée en janvier 1695 par le contrôleur général Pontchartrain, une redevance annuelle par tête (inspirée par l’Europe centrale), alla plus loin. La société n’était plus divisée en trois ordres (clergé, noblesse et tiers état) ou deux camps (privilégiés et roturiers) mais en 22 classes de contribuables se divisant en 569 rangs correspondant aux dignités, grades ou métiers. La première classe, comptant la famille royale, les ministres et principaux financiers était taxée 2 000 livres, la deuxième (les ducs et le premier président) 1 000 livres, la huitième (maréchaux de camp, conseillers au Parlement) 200 livres, la quinzième (greffiers des présidiaux, rentiers de villes moyennes) 40 livres, la dernière, la vingt-deuxième (soldats et petits domestiques) devaient s’acquitter d’une livre. La hiérarchie sociale et non les moyens déterminaient les classes. Un duc désargenté payait autant qu’un autre richissime. Le classement de la capitation fut déterminé selon quatre critères : la dignité (plaçant un duc au-dessus d’un marquis), le pouvoir (plaçant un ministre juste après les princes du sang), la richesse et la considération (abstraite, changeante et subjective). La primauté du service public était évidente ; les plus hautes strates du négoce (commerce de gros) n’apparaissaient qu’en onzième classe. Ce nouvel impôt taxait toute la population, ce qui était une véritable révolution. Malheureusement, en 1695, il ne rapporta que 26 millions. Notons que cette réforme s’inspirait fortement d’une proposition de Vauban qui allait encore plus loin.
Spécialiste de poliorcétique, brave guerrier, ingénieur militaire, architecte, économiste, statisticien, bourreau de travail, doté d’une sagacité égalant son bon sens et sa créativité, Vauban avait été de toutes les grandes entreprises du règne, avait parcouru la France pour y construire 33 forteresses, restaurer 118 places fortes, avait dirigé 53 sièges et obtenu, juste avant les 70 ans, le bâton de maréchal. Il s’intéressa également à la géographie, à l’agronomie, l’arboriculture, la sylviculture, l’hydrographie… Proche du roi, Vauban donnait son avis sans censure. Il demanda par exemple au roi de rétablir l’édit de Nantes. Il était en avance sur de nombreux points. Vauban préconisa un service armé obligatoire de trois ans par tirage au sort. Anticlérical, partisan de l’économie industrielle, du développement colonial, de la monarchie absolue et de l’harmonisation des poids et mesures, suivait les idées de Colbert (il en avait l’esprit cartésien et niveleur) alors même qu’il était un pilier du clan Louvois. Il était favorable à la création d’une noblesse d’Etat, récompensée pour service armé (grande action militaire) ou service civil (grande ambassade, négociation réussie, invention utile, etc.). Une telle noblesse devait jouir de tous les avantages, selon Vauban, sauf les exemptions fiscales. Pour lui, le roi devait s’occuper des affaires tout en laissant ses ministres s’occuper des détails. En somme, Vauban soutenait le despotisme éclairé et ne se préoccupait pas du droit divin : le souverain devait suivre sa raison et non sa religion. Dans la société s’opposaient alors les aristocrates libéraux et conservateurs car foncièrement cléricaux aux partisans anticléricaux d’un despotisme éclairé absolutiste. On voit ici qu’en France, les idées de gauche et de droite n’étaient effectivement pas tranchées avant la Révolution, elles se mêlaient dans chaque camp et semblaient contradictoires.
Qu’importe, la proposition de Vauban qui nous intéresse ici est la « dîme royale ». Raisonnant de manière moderne (en classes socio-économiques et non en ordres), Vauban détermina qu’il y avait 10% de mendiants et miséreux, 50% de pauvres, 30% de propriétaires endettés et enfin 10% de riches (bourgeois, noblesse d’épée, noblesse robine, riches ecclésiastiques), soit, pour cette dernière tranche, quelque 6 000 familles « qu’on puisse dire être vraiment à leur aise ». Irrité de voir les plus fortunés seuls exemptés de la taille, Vauban proposa de supprimer les impôts (la taille, les aides, les décimes du clergé) et de réduire de moitié la gabelle. Tout ceci devait être remplacé par un impôt unique, la dîme royale, frappant proportionnellement tous les revenus (rentes, gages, pensions, appointements, revenus fonciers et immobiliers…) n’exceptant que la volaille domestique et les bestiaux. Son taux devait être modulable en fonction des besoins de l’Etat : 5% en temps de paix, davantage en temps de guerre. Pour ne pas appauvrir les provinces en numéraire, la dîme y serait prélevée en nature (blé, vin, bois…). Vauban présenta son projet au roi en 1699 et fit imprimer quelques exemplaires de son mémoire en 1707, année de sa mort. Le plan de réorganisation qu’y présentait Vauban était audacieux, remplaçant le solide système fisco-financier des traitants et partisans. C’était demander la révolution. Vauban savait que tous – Grands, haut clergé, noblesse, financiers, fermiers généraux, robins, intendants et même peut-être le peuple – s’y opposeraient. Louis XIV n’entendait pas se lancer dans un tel projet et lui préféra la capitation, dérivé moins révolutionnaire. Cependant, le Roi-Soleil essaya tout de même la dîme royale en Basse-Normandie en 1699 et un système analogue en 1705, en pleine guerre de Succession d’Espagne. Si la monarchie française ne put aller au bout de l’idée, elle montra là sa capacité à s’adapter aux temps nouveaux.
Des décisions notables prisent durant la guerre de Neuf Ans (1698-1697), soulignons celle ayant trait à l’éducation. Un édit d’avril 1695 et une déclaration du 13 décembre 1698 imposèrent l’obligation d’établir au moins une école élémentaire par paroisse. Si l’école restait antiprotestante et dirigée par des religieux, les établissements se multiplièrent et l’éducation s’améliora. Les filles ne furent pas oubliées, bien que le nombre d’écoles pour garçons soit plus important et que les deux sexes soient toujours séparés. Partant, Louis XIV – et non Jules Ferry – inventa l’école obligatoire. Ferry la rendit en revanche laïque. Côté militaire, enfin, Louis XIV fonda l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, un cordon rouge récompensant le seul mérite, créé par le roi le 10 mai 1693 et qui inspira plus tard la légion d’honneur ; bien que surtout attribué aux membres d’état-major, l’ordre Saint-Louis venait utilement compléter le cordon du Saint-Esprit, réservé à la haute naissance.
Loin des mutations internes et des affaires de l’Etat, un autre sujet préoccupa Louis XIV durant les quelques années d’accalmie. L’oraison – ou prière du cœur – était le plus puissant lien d’amour avec le Christ, selon nombre de chrétiens. Le quiétisme, doctrine du renouveau italien des XVIe et XVIIe siècles, allait plus loin, avançant qu’une âme parfaitement associée à Dieu devenait indifférente au salut, ne pouvant qu’échapper au péché. En plus de pousser au repli sur soi et à l’élitisme, l’oraison proposée par le quiétisme était dangereux pour la vie sacramentelle et impliquait des conséquences morales graves. Si bien que le pape Innocent XI condamna en 1687 pas moins de 68 propositions écrites de l’un de ses tenanciers : Molinos. Dans la fin des années 1680, une doctrine analogue au quiétisme, portée par Jeanne de la Mothe Guyon et le père La Combe, se développa en France. Tous deux furent arrêtés, accusés de propager le molinosisme, mais rapidement relâchés. Mme Guyon avait des amis hauts placés. Les dames de cour demandèrent et obtinrent sa sortie du couvent où on l’avait placée. Pis, elles lui présentèrent François de Salignac de la Mothe Fénelon, abbé de cour. Celui-ci, charmant tout le monde et promis à un bel avenir, épousa rapidement ses idées. Guyon et Fénelon n’entretinrent cependant qu’une liaison spirituelle.


En août 1689, le roi constitua la maison de son petit-fils : le duc de Bourgogne. Il lui donna le pieux et très dur duc de Beauvillier pour gouverneur et le théologien Fénelon pour précepteur. Deux choix contraires pour différentes raisons. Le premier prôna un Etat moins absolu et moins centralisé. Le second, qui condamnait la politique de Louis XIV et de son gouvernement, ennemi farouche de la monarchie absolue, défaitiste, sapa l’esprit du duc par des métaphores à peines cachées, injectant son venin durant de longues années. Il fallut attendre 1693 pour que la première alarme soit tirée. Si Fénelon fut si long à débusquer, c’est parce que Mme de Maintenon le soutint jusqu’à la dernière extrémité. À la cour, Bossuet, évêque de Meaux, chef de file de l’Eglise de France depuis 1681, mena la croisade, mais d’abord contre la seule Mme Guyon. En 1695, Fénelon fut nommé archevêque de Cambrai alors qu’il souhaitait l’archevêché de Paris. Ce fut en 1696 que le roi comprit l’étendue du scandale en faisant le lien entre Guyon et Fénelon. Ce dernier fit appel au pape pour se défendre, ce qui irrita Louis XIV et Bossuet. En 1697, Fénelon fut contraint à l’exil malgré la demande du jeune duc de Bourgogne de lui conserver son bon précepteur. Le pape Innocent XII condamna modestement les écrits de Fénelon pour ne pas froisser l’église gallicane. S’en était fini de Fénelon, du quiétisme, du guyonisme, qui avait fait bien du dégât en renforçant les libertins dans leur critique de l’Eglise. Un coup avait été porté au christianisme modéré, laissant la possibilité au jansénisme de mieux convaincre.
Mais déjà la fragile paix de Ryswick menaçait de sombrer et il fallut s’affairer à d’autres priorités.
Sources (texte) :
Petitfils, Jean-Christian (1995). Louis XIV. Paris : Tempus Perrin, 785p.
Lynn, John A. (1999). Les guerres de Louis XIV. Londres : Tempus Perrin, 568p.
Bluche, François (1986). Louis XIV. Paris : Fayard, 1040p.
Sources (images) :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Baptiste_Colbert_de_Torcy (Torcy)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Madame_Guyon (Mme Guyon)