Carthage antique (partie XVI) : la campagne d’Afrique et la fin de la Deuxième Guerre punique (204-202)
Rappel : Asdrubal Barca, qui avait déjoué la surveillance de Scipion en Ibérie pour rejoindre avec une armée son frère Hannibal en Italie, fut plus rapide que prévu. Il traversa la Gaule en deux mois seulement, là où son frère avait mis six mois. Les Romains interceptèrent un messager qu’il envoya à Hannibal pour le prévenir de son arrivée. Rome put ainsi, sur l’initiative normalement illégale du consul Néron, fixer Hannibal au sud tout en portant la majorité de ses forces contre Asdrubal Barca plus au nord. Celui-ci fut contraint au combat, en sous-nombre et dans une situation difficile, à côté du Métaure en juin 207*. Vaincu, Asdrubal préféra mourir au combat. C’était le tournant de la Deuxième Guerre punique. L’Ibérie punique, vidée de ses forces vives, ne put faire face aux Romains de Scipion. La bataille d’Ilipa et ses suites marquèrent la chute de l’Ibérie carthaginoise. Magon Barca, qui était resté pour la défendre, la quitta en 206 pour aller débarquer vers Gênes en 205, sur ordre de Carthage qui voulait forcer les légions romaines à rester en Italie. Alors qu’Hannibal, non renforcé, n’avait plus les moyens de faire peser une réelle menace sur Rome, l’Urbs** put épuiser Magon au nord et finalement le vaincre à la bataille d’Insubrie en 203 : le Barcide fut obligé de quitter le champ de bataille car blessé au combat, provoquant la déroute de son armée. Hannibal, dans le sud de l’Italie, n’avait presque plus aucun soutien.
*Sauf indication contraire, toutes les dates de cet article sont sous-entendues avant Jésus Christ.
**urbs signifie une ville en latin, avec une majuscule, le mot fait directement référence à Rome.
A Rome, Scipion demandait à porter la guerre en Afrique en 205. Il s’appuyait pour cela sur les alliances avec Syphax et Massinissa. On lui donna une flotte et 7 000 volontaires. Rome était réticente à ce projet du fait de la menace que représentait encore, à cette heure, Magon au nord de l’Italie. En 205, l’Italie était privilégiée. Scipion débarqua alors en Sicile où il entreprit d’entrainer les volontaires. Carthage, mise au courant des projets de Scipion, prépara sa venue et renoua une alliance avec Syphax en 205. Cette alliance était matrimoniale : la fille d’Asdrubal ben Gisco, Sophonisbe, fut donnée comme épouse au roi africain. Ce traité avec Carthage annulait l’accord passé avec Scipion. Celui-ci embarqua pourtant pour l’Afrique à l’été 204 et débarqua au Cap Bon, très proche de Carthage, avec 30 000 des meilleures troupes de Sicile.
Il envoya sa flotte devant Utique et fut rapidement rejoint par Massinissa. Seulement, celui-ci n’apportait pas le soutien escompté : son père Gaïa était mort en 206, tout comme le frère de ce dernier (l’oncle de Massinissa). Une guerre de succession s’était alors ouverte pour le trône massyle. Si Massinissa s’était imposé chez les siens en 205, il avait essuyé deux défaites face aux Massaesyles de Syphax renforcés par les Carthaginois, ce qui l’avait contraint à se cacher. Sa présence auprès de Scipion avec ses cavaliers numides s’avèrerait pourtant de plus en plus profitable au romain.
Après avoir détruit des forces de cavalerie puniques, grâce à Massinissa, Scipion posa le siège devant Utique. Carthage prit son temps pour secourir son alliée. Une armée, dirigée par Syphax et Asdrubal ben Gisco poussa Scipion à changer ses priorités. L’armée punico-numide, supérieure en nombre, campait non loin de son armée. Scipion obtint alors une information intéressante : les campements numide et punique étaient construits en roseau et en bois respectivement. Le romain, pour pouvoir étudier les deux camps de ses ennemis, prétexta vouloir négocier. Une fois Scipion bien informé, il rompit les négociations et scinda son armée en deux. Il envoya Massinissa sur le camp des Numides Massaesyles. Une fois le campement en feu et le combat engagé, les troupes puniques se précipitèrent hors de leur campement pour porter secours à l’allié numide. C’est ce moment que choisit Scipion pour fondre sur les hommes d’Asdrubal ben Gisco.
Ils furent pris au dépourvu. En ce jour de mars 203, 40 000 punico-numides périrent et 5 000 autres furent capturés au prix de pertes romaines négligeables. Cette attaque sournoise et terriblement efficace venait de renverser le rapport de force en Afrique. A Carthage, le parti barcide poussa à la poursuite de la guerre et une nouvelle armée fut levée, dirigée par Asdrubal ben Gisco, à nouveau. Syphax, rentré dans son pays, imita les Carthaginois, poussé par son épouse punique. Les forces punico-numides firent à nouveau jonction, formant une nouvelle armée forte de 30 000 hommes. Scipion accepta une nouvelle bataille : il avait une armée chevronnée et les Puniques lui présentaient une armée juste levée et inexpérimentée. La grande bataille se déroula dans les Grandes Plaines.
Les Puniques placèrent les Celtibères, seuls guerriers expérimentés de l’armée, au centre et placèrent les Carthaginois d’un côté et les Numides de l’autre. Scipion, s’inspirant de la stratégie implémentée par Hannibal Barca à Cannes, bataille à laquelle il avait jadis participé, utilisa son infanterie pour encercler l’armée adverse. Les ailes puniques partirent très vite en déroute, permettant l’encerclement et l’anéantissement des Celtibères au centre. Cette fois-ci, Scipion ne laissa pas aux Punico-numides l’occasion de lever de nouvelles forces. Il envoya Massinissa et des Romains sur les traces de Syphax. Celui-ci, de retour dans son royaume, leva en hâte de nouvelles troupes inexpérimentées, qui furent balayées par les Romano-numides en avril 203. Syphax fut capturé. Massinissa, aidé des Romains, en profita pour soumettre de nombreuses villes numides. De son côté, Scipion en faisait de même avec les cités africaines proches de Carthage.
Le romain n’eut pas beaucoup de mal à les convaincre, elles qui étaient écrasées sous les impôts et devaient fournir des troupes fréquemment. Scipion en profita également pour s’emparer de Tunis. Carthage, de son côté, vota pour la poursuite de la guerre à nouveau mais tout en décidant de l’envoie d’une ambassade à Scipion. Celui-ci, sollicité par les sénateurs carthaginois, posa ses conditions : Carthage devait évacuer ses armées d’Italie, céder les îles entre l’Afrique et l’Italie (donc les Baléares), renoncer à l’Espagne, reconnaître la légitimité de Massinissa sur les Numides, renoncer à l’expansion en Afrique, livrer l’essentiel de sa flotte de guerre ainsi que les prisonniers, transfuges et déserteurs de l’armée romaine. A cela s’ajoutait une indemnité de guerre de 5 000 talents euboïques. Une trêve fut conclue le temps que les négociations soient portées devant Rome.
Carthage envoya effectivement une ambassade à Rome pour négocier et une autre pour rappeler les deux frères Barca. Magon embarqua depuis le nord mais succomba à sa blessure pendant la traversée, au large de la Sardaigne. Hannibal, qui lui avait préparé son départ, pilla le territoire du Bruttium, dont les cités « alliées », pour renflouer les caisses de Carthage. Les cités italiennes alliés, à ce stade, ne l’étaient que sous la contrainte. Hannibal fit exécuter les soldats italiens qui ne voulaient pas le suivre ainsi que 4 000 chevaux inaptes à la traversée. Il voulait par-là priver Rome d’atouts potentiels. Hannibal embarqua sur sa flotte, après 15 ans passés à combattre en Italie. Il débarqua dans le domaine des Barcides au sud de Carthage à l’automne 203.
Le départ d’Hannibal provoqua cinq jours de liesse à Rome. Maintenant que les Barcides avaient quitté l’Italie, les sénateurs romains acceptèrent enfin de discuter avec les Carthaginois. Les conditions de paix furent acceptées par Rome. Les deux parties s’étaient accordées sur la paix. Pourtant, un événement peu clair, un acte étrange de piraterie relança les hostilités. D’après Tite-Live et Polybe, Carthage, sous la pression populaire, se serait emparée de navires romains de charge en provenance de Sicile au printemps 202. Cet événement n’est pas prouvé et paraît très étrange. Les sénateurs voulaient la paix. Hannibal, qui savait que son armée, amenée de force en Afrique, n’était pas fiable ; que les nouvelles recrues étaient inexpérimentées et que Scipion possédait une armée chevronnée, voulait également la paix. Contrôlant le parti barcide, il n’aurait pas entériné un tel projet. Le début d’une famine à Carthage aurait pu motiver cet acte mais il y avait surtout le souhait de Scipion d’obtenir une victoire éclatante qui entre en compte.
Quoi qu’il en soit, la lumière n’a pas encore été faite sur cette zone d’ombre de la Deuxième Guerre punique. Ce qu’on sait, c’est que la confrontation reprit à l’été 202. Hannibal, conscient de son infériorité, surtout concernant la cavalerie, chercha partout où il pouvait en trouver des soutiens africains (surtout les ennemis numides de Massinissa). D’autre part, il essaya d’empêcher la jonction entre Scipion et Massinissa, rentré dans son royaume pour terminer la conquête des terres de Syphax (mort en 203), avant l’affrontement final. Sans succès. Hannibal Barca chercha à se positionner favorablement dans la plaine de Zama mais fut devancé par Scipion. Le Barcide essaya de négocier avec Scipion, rencontrant ce dernier à l’écart. Le romain campa sur ses positions et n’accepta pas d’alléger ses conditions. Alors, les armées se positionnèrent.
Scipion plaça son infanterie en trois lignes, selon le schéma romain traditionnel : hastati en première ligne, principes ensuite, triarii enfin. Le proconsul disposa la cavalerie numide de Massinissa sur la droite et Dacamante (d’autres numides) et la cavalerie italique romaine sur la gauche. Scipion alignait 23 000 fantassins et 6 000 cavaliers. Il avait, par ailleurs, laissé en arrière 6 000 fantassins numides apportés par Massinissa, soit par confiance, soit par méfiance. En face, Hannibal Barca disposa ses forces selon un postulat. D’abord, il savait que Scipion adoptait une stratégie inspirée de celle que le stratège barcide avait mis lui-même en œuvre à Cannes. Hannibal savait donc que, comme à la bataille des Grande Plaines, Scipion chercherait à écarter du champ de bataille la cavalerie punique avec la sienne pour envelopper le centre punique par son infanterie. En quelque sorte, le rôle de la cavalerie était minime. Hannibal savait donc que Scipion chercherait à faire déborder ses principes et ses triarii sur les côtés de sa première ligne (hastati) une fois l’infanterie carthaginoise fixée.
Ainsi, Hannibal prit en compte la stratégie probable de Scipion dans l’unique but d’en empêcher la réalisation. L’armée punique se formait en trois lignes derrière 80 éléphants*. En première ligne, 12 000 mercenaires Ligures, Gaulois, Baléares et Maures : les restes de l’armée d’Italie de Magon, rapatriés de force en Afrique et donc peu fiables, engagées de ce fait en premiers. En deuxième ligne venaient les nouvelles recrues carthaginoises et libyennes, au nombre d’environ 10 000, inexpérimentées et peu fiables, susceptibles de quitter rapidement le champ de bataille. Enfin venaient les 15 000 guerriers aguerris ramenés par Hannibal d’Italie. L’armée barcide en troisième ligne n’avait plus rien à voir avec ce qu’elle était en 218 et était majoritairement composée de Bruttiens. La deuxième ligne, qui comprenait entre autres des paysans armés à la hâte, était ainsi bloquée entre deux lignes de combattants plus expérimentés, une manière de les empêcher de fuir trop rapidement.
*La présence des éléphants est largement répandue mais incertaine. Cette affirmation ne se base que sur les écrits de Polybe. Le spécialiste Melliti Khaled soutient que, Carthage n’ayant pas disposé d’éléphants lors de la bataille des Grandes Plaines (203), il est invraisemblable qu’elle en dispose de 80 pour Zama (202). Ils n’auraient pas eu le temps de les capturer et de les entrainer.
La troisième ligne était par ailleurs plus distante des deux premières. Cet écart était voulu pour anéantir la stratégie de Scipion : l’encerclement par l’infanterie romaine pourrait couvrir les deux premières lignes puniques mais la troisième, quoi qu’il arrive, restait légèrement en retrait et apte à briser l’étau. Pour finir, l’armée était flanquée de la cavalerie numide à gauche (Vermina, successeur de Syphax) et de la cavalerie carthaginoise à droite
La bataille débuta par une charge inefficace des éléphants : les Romains s’écartent sur leur passage et les vélites lancent des javelots de part et d’autre*. Comme Hannibal l’avait prévu, ses deux ailes montées, en fuyant le champ de bataille, furent poursuivies par la totalité de la cavalerie romano-numide, de part et d’autre du champ de bataille. C’est ce moment que choisirent les premières lignes pour entrer en contact. Les mercenaires du défunt Magon luttèrent avec beaucoup d’énergie face aux hastati. Cependant, ils ne trouvèrent pas le soutiens qu’il auraient dû obtenir de la deuxième ligne punique. De ce fait, les mercenaires cédèrent et refluèrent vers la deuxième ligne. Pourtant, cette ligne carthaginoise et libyenne avait reçu d’Hannibal l’ordre de ne pas laisser passer les mercenaires en fuite. Ainsi, la deuxième ligne lutta contre les mercenaires de la première ligne comme contre les hastati qui venaient à leur contact. L’espace d’un instant, les mercenaires se tournèrent même de nouveau contre les Romains.
*Ceci en admettant que des éléphants étaient présents. D’après Polybe, cette charge manquée et la folie des pachydermes qui se seraient retournés contre les lignes carthaginoises serait un facteur de la défaite d’Hannibal. En réalité, les cornacs Carthaginois avaient pour ordre de tuer leur monture avec un marteau et un burin s’ils devenaient incontrôlables et dangereux. C’est exactement ce qu’il s’est passé lors de la bataille du Métaure (207). S’il y a eu des éléphants à Zama, ils n’ont vraisemblablement pas piétiné les Carthaginois.
La deuxième ligne avait remis la première au combat. Cet élan renouvelé sema la confusion chez les hastati, obligeant les principes de deuxième ligne à intervenir. Face aux deux premières lignes romaines, les deux premières lignes carthaginoises cédèrent assez rapidement. Hannibal était furieux, ses deux premières lignes n’avaient pas pleinement joué leur rôle. Mais ce qui importait surtout, c’était que la première phase du plan d’Hannibal était terminée.
Dans leur déroute, ces combattants des deux premières lignes puniques trouvèrent la troisième ligne, qui avait ordre de ne pas les laisser passer, obligeant les deux premières lignes à refluer sur les côtés. Un temps précieux venait d’être gâché : la troisième ligne aurait pu profiter de la confusion pour engager les hastati. Au lieu de quoi, Scipion, s’apercevant que la dernière ligne punique était non seulement plus éloignée, interdisant la réalisation de sa manœuvre, mais en plus la plus expérimentée, il rappela ses hastati. Changeant de stratégie, Scipion forma avec ses trois lignes une unique ligne d’une longueur similaire à celle des Puniques. La deuxième phase du combat pouvait débuter. Elle fut longtemps indécise. En fait, jusqu’à ce que la cavalerie de Massinissa surgisse sur les arrières de la ligne punique et ne la mette en déroute. Hannibal s’échappa du champ de bataille.
L’armée punique comptait 20 000 pertes, l’armée romaine 2 000. Cette victoire de Scipion, décisive, clôturait la Deuxième Guerre punique. On peut se demander ce qui poussa Hannibal Barca à un affrontement militaire total, lui qui se retirait toujours lorsque les conditions ne lui étaient pas favorables en Italie. En fait, le Barcide ne pouvait que gagner : soit il était vaincu dans une bataille décisive et Carthage se voyait imposer les dures conditions que Scipion comptait appliquer de toute façon ; soit il l’emportait, ce qui lui donnerait à Hannibal un avantage à la table des négociations. Surtout que le Sénat romain était opposé à cette campagne africaine.
La bataille de Zama perdue, Hannibal rejoignit Carthage et incita le Sénat carthaginois à demander une paix définitive. Les représentants du parti antibarcide furent envoyés auprès de celui qu’on surnommait désormais Scipion l’Africain. Les conditions étaient en réalité plus dures que celles de 203 : Carthage devait retirer ses garnisons puniques des villes situées au-delà des fossae punicae (Carthage et ses alentours), devait livrer son entière flotte de guerre (sauf 10 trirèmes) et ses éléphants, ne pouvait plus recruter de mercenaires gaulois ou ligures, ne pouvait entrer en guerre contre les alliés de Rome, devait livrer les otages en plus des transfuges et prisonniers romains, rembourser les pillages italiens d’Hannibal et payer un tribu annuel de 200 talents euboïques sur cinquante ans. Le Sénat romain signa en 201. La Deuxième Guerre punique venait de prendre fin.
Sources (texte) :
Melliti, Khaled (2016). Carthage. France : Perrin, 559p.
Ferrero, Guglielmo (2019, réédition de 1936). Nouvelle Histoire romaine. France : Tallandier, 509p.
Le Bohec, Yann (2017). Histoire des guerres romaines. Paris : Tallandier, 608p.
Vanoyeke, Violaine (1995). Hannibal. Paris : Éditions France-Empire, 295p.
Sources (images) :
https://forums.taleworlds.com/index.php?threads/research-carthage.247624/page-4 (carte résumée des années 218-203 + campagne africaine de 204-202)
https://en.wikipedia.org/wiki/Battle_of_Zama (disposition des armées à Zama)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Zama (Schéma tactique de la bataille de Zama)