Carthage antique (partie XVII) : la Troisième Guerre punique et la chute de la Carthage antique (202-146 av. J-C)

Carthage antique (partie XVII) : la Troisième Guerre punique et la chute de la Carthage antique (202-146 av. J-C)

Rappel : Après le tournant de Métaure en 207* et en parallèle de la défaite de Magon Barca lors de la bataille d’Insubrie dans le nord de l’Italie, Scipion débutait sa campagne en Afrique. Le proconsul débarqua au Cap Bon, assiégea Utique, alliée de Carthage et affronta les Punico-numides par deux fois en 203. Asdrubal ben Gisco et Syphax furent vaincus une première fois par la ruse, leurs campements partant en fumée, comme leur armée ; puis une seconde fois lors de la bataille des Grandes Plaines. Pour l’occasion, Scipion avait utilisé une stratégie inspirée de celle d’Hannibal à Cannes (216). Carthage, vaincue, demanda la paix. Préalable indispensable aux négociations, Carthage ordonna le rapatriement de Magon et Hannibal Barca en Afrique. Alors que les négociations progressaient, un incident étrange aurait précipité la reprise des hostilités : Carthage aurait attaqué des navires romains au large de la Sicile. Incident invraisemblable, on ne sait pas réellement ce qu’il s’est passé ; peut-être que Scipion, désirant une victoire éclatante, avait motivé une reprise de la guerre. Quoi qu’il en soit, Hannibal et Scipion se retrouvèrent sur le champ de bataille, dans la plaine de Zama, en 202. Scipion, dit « l’Africain », l’emporta de justesse. Des conditions de paix très dures furent acceptées par Carthage, mettant fin à la Deuxième Guerre punique.

*Sauf indication contraire, toutes les dates de cet article sont sous-entendues avant Jésus Christ.

Carthage, malgré la défaite, prospéra. La dimension militaire mise au pas, la cité d’Elyssa pouvait se focaliser sur son activité commerciale et agricole. Cette dynamique fut quelque peu enrayée par les tensions punico-numides, dont on parlera. Hannibal fut élu suffète en 196 et s’attaqua à la fiscalité de l’oligarchie carthaginoise. De fait, la cour des cent juges pratiquait allègrement la fraude fiscale. Cette attaque valut à Hannibal son exil : le Sénat romain, appelé à agir contre le Barcide par l’oligarchie carthaginoise, envoya une ambassade en 195. Rome, depuis 201, voyait d’un mauvais œil l’action politique du général qui était toujours considéré comme une menace de premier ordre. Pourtant, l’ambassade ne trouva pas le Barcide : Hannibal avait déjà fui pour se réfugier chez les Séleucides d’Antiochos III, en Méditerranée orientale.

Pertes territoriales de Carthage après la Deuxième Guerre punique (en bleu hachuré)

Dans la première décennie du IIe siècle, un sentiment antiromain s’était développé dans toute la Grèce. La deuxième guerre romano-macédonienne (200-197), puis la guerre romano-séleucide (192-188, provoquée en partie par la présence d’Hannibal auprès du roi), avaient fait de ces deux monarchies hellénistiques des ennemis de Rome. L’Urbs* avait tenté la propagande sur le thème de la liberté mais cette liberté était, dans les faits, conditionnée à une domination romaine sans équivoque. C’est ce qui motiva chez les Etoliens, pourtant alliés de Rome pendant la première guerre romano-macédonienne, un sentiment antiromain. La cause punique était, elle, écoutée du fait de la politique hellénistique développée par les Barcides, des victoires en Italie et du soutien d’Hannibal aux cités de Grande-Grèce. Pourtant ce sentiment propunique arriva trop tard. Le fait qu’il existait déjà en 215 avec le traité punico-macédonien montre que le monde Grec n’avait pas su prendre la mesure du danger que représentait Rome à leur égard. Juste après Cannes, c’était le moment parfait pour attaquer les Romains. Les Grecs n’étaient désormais, à l’aube du IIe siècle, plus en mesure de réagir. Les royaumes hellènes, de par leur rivalité, ne parvenaient pas à créer un front uni contre Rome dont la supériorité militaire était désormais factuelle.

**urbs signifie une ville en latin, avec une majuscule, le mot fait directement référence à Rome.

L’Urbs avait alors deux peurs liées : d’abord la crainte de la personne d’Hannibal, ensuite d’une alliance punico-hellène. Les exploits d’Hannibal trouvaient effectivement un fort écho dans le monde hellénistique et il était reconnu comme l’un de ces barbares dignes d’entrer dans le monde des Grecs, voire de le diriger. Mais aucune action concrète n’allait dans ce sens et Hannibal ne fut jamais plus qu’un conseillé du roi séleucide Antiochos III. La crainte d’une alliance entre les mondes punique et grec n’était pas envisageable non plus : malgré une prospérité économique insolente en ce début de siècle, Carthage avait été dépouillée de sa puissance. Une entente punico-numide pour former à nouveau une puissance inquiétante n’était pas impossible mais pour le moins improbable. D’ailleurs, la politique carthaginoise, sur son dernier demi-siècle d’existence, consista à rassurer Rome sur ses ambitions. L’exil d’Hannibal, la livraison de ravitaillements pendant la guerre romano-macédonienne en 200 tout comme l’envoie de quelques navires pour affronter les Séleucides en 193 montraient à quel point Carthage était de bonne foi.

A Carthage, la prospérité économique était une réalité : moins de 10 ans après Zama, Carthage demanda à Rome la permission de verser la totalité du remboursement censé s’étaler sur cinquante ans. Rome refusa catégoriquement. L’Urbs ne voulait pas perdre son moyen de pression sur sa vieille rivale. Avec cette prospérité vinrent des projets d’urbanisme. Le fameux port militaire circulaire fut construit au début du IIe siècle. On peut se demander ce qui poussa les Carthaginois à construire ce port militaire malgré les restrictions militaires fortes et la crainte qu’un tel port pourrait susciter chez les Romains. En réalité, ce port militaire servait vraisemblablement à protéger la flotte marchande de Carthage, rien de plus. Avec le port vint également l’agrandissement urbain de Carthage avec les quartiers « Hannibal » et « Magon » et le prolongement des murs de l’enceinte.

Le commerce carthaginois connut un âge d’or à l’ombre de la domination romaine. On peut d’ailleurs rapprocher cette prospérité à celle de Tyr, cité mère de Carthage, qui avait connu une période faste après l’invasion assyrienne. De la même manière, Carthage profitait de l’hégémonie romaine en Méditerranée occidentale et pouvait emprunter ses routes commerciales. Comme le prouve l’archéologie, le commerce avec l’Italie explosa et celui avec le monde grec se maintint bien que conditionné à la politique romaine. Pour ne donner qu’un exemple extensible au monde grec : le commerce de Carthage avec Athènes fut maintenu parce que la cité ne rentra pas en conflit avec Rome. Cette influence gréco-italienne, du reste, se retranscrivait dans l’architecture monumentale, les portiques sur lesquels les maisons puniques à plusieurs étages se trouvaient désormais juchées, ainsi que les citernes et salles d’eau pour l’hygiène.

Après la Deuxième Guerre punique, il ne restait à Carthage plus que la métropole carthaginoise et ses alentours : environ 25 000 kilomètres carrés. La cité d’Elyssa contrôlait toujours Leptis Magna et la région des emporia. C’est d’ailleurs dans ces contrées que se manifesta la cupidité du roi numide Massinissa qui essaya tout bonnement de l’annexer. Malgré un traité punico-numide signé en 200, Massinissa maintint la pression sur les terres carthaginoises ; si bien que Carthage, comme l’imposait le traité de 201, demanda l’arbitrage romain contre ces incursions numides sur son territoire en 193. La même année, l’Urbs envoya sur place une commission d’arbitrage dirigée par Scipion l’Africain. Celle-ci ne prit pas parti dans le conflit. En réalité, si Rome ne prenait ici pas parti, c’était bien pour ménager les Carthaginois par crainte d’une alliance punico-hellène alors que l’Urbs guerroyait en Orient. Sans cette crainte politique, l’ambassade aurait simplement été défavorable aux Puniques.

Situation géopolitique en Méditerranée en 168 av. J-C après Pydna

Cette crainte s’envola en 168 avec la défaite de Persée, dernier grand souverain hellénistique, à Pydna, lors de la Troisième Guerre romano-macédonienne. La contrainte diplomatique n’étant plus d’actualité, Massinissa intervint militairement sans retenue dans la région des emporia en 165-162. Cette fois, l’arbitrage que ne manqua pas de demander Carthage à Rome trouva une réponse favorable au roi numide. De plus, Carthage perdait simultanément en influence sur Utique, son alliée, qui s’émancipait. De manière générale, une baisse notable de l’influence carthaginoise sur la région des Syrtes s’amorçait. Du reste, Rome étant favorable à son allié Massinissa, Carthage fut contrainte de céder une partie de la région des emporia, dont Leptis Magna, au roi numide en plus de lui verser 500 talents (l’équivalent des revenus perçus dans la région depuis le début du conflit).

Le territoire de Massinissa s’étendait désormais jusqu’à la Cyrénaïque, où le roi numide avait rencontré Ptolémée VIII Evergète II, dans les années 163-155. Massinissa, toujours impuni, se décida à prendre toujours plus. Il annexa les régions des Grandes Plaines et de la Tushkat en 153-152. Le roi numide mit de surcroît le siège sur Oroscopa en 150. Carthage, à nouveau, demanda l’arbitrage de Rome, avançant pour tout argument le traité de 201, qui établissait les nouvelles frontières en Afrique. L’Urbs envoya Caton l’Ancien, hostile aux Carthaginois. Celui-ci, en revenant de ce voyage, ne cessera de marteler à toutes les sessions du sénat « delenda Carthago » (« il faut détruire Carthage »). Il avait pu constater de ses propres yeux le rebond économique que connaissait Carthage. Cette ambassade, une nouvelle fois défavorable à Carthage, ne fut cependant pas sans conséquence.

Dans la cité d’Elyssa, un parti pour le statu quo avec Rome, un parti pronumide et un parti nationaliste se partageaient le pouvoir. Le parti du statu quo dominait le Sénat depuis Zama. Cet état des choses changea avec le siège d’Oroscopa : le parti nationaliste carthaginois, porté par le soutien populaire, exila le parti pronumide et monta une armée sous l’égide d’Asdrubal le Boétharque. Une ambassade envoyée par Massinissa, dirigée par les fils de ce dernier, ne donna rien. La guerre punico-numide était de facto déclenchée. Asdrubal leva 25 000 fantassins et 400 cavaliers et se porta sur Oroscopa. Il reçut le renfort de 6 000 Numides dirigés par deux généraux en désaccord avec les fils du roi Massinissa. L’affrontement qui s’engagea entre les deux armées, longtemps indécis, pencha en faveur de Massinissa.

Asdrubal le Boétharque rentra dans son camp, juché au sommet d’une colline. Le Carthaginois possédait encore la supériorité numérique. Seulement, une ambassade romaine débarqua en Afrique avec l’intention de faire cesser les hostilités. Ou plutôt, de faire trainer les négociations jusqu’à ce que le manque de vivre et la maladie déciment l’armée carthaginoise. C’est ce qu’il se produisit. Asdrubal le Boétharque déposa les armes après que la famine a décimé son armée, livra les transfuges numides et s’engagea à payer 5 000 talents sur cinquante ans. Les exilés du parti numide rentrèrent à Carthage.

On l’a vu, Rome ne cherchait plus à ménager Carthage depuis la victoire obtenue en Grèce en 168. Pourtant, la cité de Romulus était encore occupée par le front espagnol, agité depuis la fin de la Deuxième Guerre punique. Or, cette agitation cessa en 151. Rome n’était plus engagée dans quelque guerre que ce soit. L’Urbs ne se priva pas d’utiliser la guerre punico-numide juste terminée comme prétexte. C’était une intervention militaire non-autorisée par Rome, donc illégale selon le traité de 201. Et ce, bien que l’Urbs fut à l’origine de l’escalade, par son attentisme complice face à la cupidité de Massinissa. Nous l’avons vu, la prospérité économique de Carthage faisait craindre à Rome la résurgence de sa puissance d’antan.

Carthage tenta d’apaiser Rome en faisant condamner à mort, par contumace, Asdrubal le Boétharque, présenté comme le responsable de la guerre de la même manière que le furent jadis les Barca. Le Sénat romain avait déjà décidé de la guerre mais resta intentionnellement vague face aux ambassades carthaginoises. De fait, il fallut attendre qu’Utique se déclare unilatéralement alliée de Rome en 149 pour que cette dernière déclare officiellement la guerre à Carthage la même année. L’objectif était la destruction de Carthage, chose que Rome se garda bien de faire savoir. La fourberie romaine toucha son point d’orgue au début du conflit. Carthage, à l’annonce de la guerre, envoya une ambassade avec les pleins pouvoirs à Rome. Cette dernière exigea, avant même de négocier, la livraison de 300 enfants de la noblesse carthaginoise comme otages. Carthage s’exécuta sans même qu’un accord ne soit signé, sans la moindre promesse en retour.

Au printemps 149, les deux consuls romains de l’année débarquèrent à Utique avec 80 000 fantassins, 4 000 cavaliers et une flotte de 50 quinquérèmes. Ils exigèrent la livraison de tous les armements de Carthage. La cité d’Elyssa s’exécuta à nouveau, livrant tout aux consuls, jusqu’aux armements personnels. Alors, enfin, les consuls firent part de leur véritable intention aux Carthaginois. Ces derniers devaient évacuer leur ville et s’installer 15 km plus dans les terres, Carthage serait rasée. Pour les Carthaginois, c’était abandonner leur foyer, laisser leurs temples et nécropoles être détruits, c’était simplement un diktat inacceptable. Alors Carthage, totalement et littéralement désarmée, accepta la guerre. La Troisième Guerre punique venait de commencer en 149.

Situation géopolitique en Méditerranée occidentale à l’ouverture de la Troisième Guerre punique (149 av. J-C)
Carte de la cité de Carthage avec ses triples fortifications

Bien que désarmée et lâchée par de nombreuses cités alliées, Carthage résista les premières années grâce à ses imposantes fortifications, en enrôlant les esclaves et par l’efficace guérilla qu’effectuait la cavalerie d’Amilcar Phamaias en dehors des murs. La nomination de Scipion Emilien, bientôt surnommé le « Second Africain », comme consul de l’année 147, changea les choses. Scipion Emilien fit déposer les armes à Amilcar Phamaias, vainquit les dernières troupes carthaginoises de l’extérieur (menées par Asdrubal le Boétharque, qui retourna alors dans la cité punique), établit un blocus en construisant une digue et s’empara de l’avant-port pendant l’hiver 147-146. Il triompha de la résistance carthaginoise au Cap Bon et put se concentrer sur la cité d’Elyssa. Après être entré dans le port militaire, Scipion Emilien mena ses troupes dans la ville de Carthage en 146.

Les affrontements de rue, terribles, durèrent plusieurs jours. Les Carthaginois savaient qu’ils luttaient pour leur survie et opposèrent aux soldats romains l’énergie du désespoir. Le siège fut posé devant l’acropole de Byrsa. La reddition des 50 000 assiégés fut finalement obtenue. Un dernier millier de Carthaginois, retranchés dans le temple d’Esmoun, préférèrent le suicide à la reddition. La femme d’Asdrubal le Boétharque, défenseur de Carthage, insultant son mari qui s’était rendu, se jeta avec leurs enfants dans un bûcher allumé par les assiégés. Ce geste faisait écho à celui, mythique, de la fondatrice de Carthage : Elyssa (surnommée Didon), princesse phénicienne. Née de la volonté d’une femme, Carthage périssait par le geste d’une autre. La ville brûla sans interruption dix jours durant avant d’être détruite (et non totalement rasée) par Rome. Elle fut ensuite rebâtie, à la romaine, donnant naissance à la province romain Africa.

Carthage devait sa déchéance à deux facteurs intérieurs principaux : elle n’avait pas su susciter une implication commune quant aux intérêts sociopolitiques et socio-économiques puniques, ne parvenant pas à solidariser autour d’elle les peuples environnants ; et avait mené une politique soucieuse du rendement économique. La chute de la métropole punique choqua moins la Méditerranée pour le fond que la forme. Rome, qui avait toujours dit, au travers de sa propagande, se défendre contre la fides punica (fourberie punique) avait démontré tout l’art de la fides romana.

Sources (texte) :

Melliti, Khaled (2016). Carthage. France : Perrin, 559p.

Ferrero, Guglielmo (2019, réédition de 1936). Nouvelle Histoire romaine. France : Tallandier, 509p.

Le Bohec, Yann (2017). Histoire des guerres romaines. Paris : Tallandier, 608p.

Vanoyeke, Violaine (1995). Hannibal. Paris : Éditions France-Empire, 295p.

Sources (images) :

https://forums.taleworlds.com/index.php?threads/research-carthage.247624/page-4 (conséquences du traité de 201 pour Carthage)

https://fr.wikipedia.org/wiki/168_av._J.-C.#/media/Fichier:La_m%C3%A9diterran%C3%A9e_en_-168_apr%C3%A8s_Pydna.jpg (situation géopolitique en 168 av. J-C)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Troisi%C3%A8me_guerre_punique (situation géopolitique en 149 av. J-C et cité de Carthage)

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