Carthage antique (partie X) : vers la guerre (221-218 av. J-C)

Carthage antique (partie X) : vers la guerre (221-218 av. J-C)

Rappel : Après la guerre des Mercenaires en Afrique (241-237)*, la période de l’entre-deux-guerres puniques se poursuivit. La métropole africaine, par l’impulsion d’Amilcar Barca, soutenu par le peuple et par un Sénat pro-barcide, développa son activité en Ibérie. Barca mena personnellement les opérations et soumit le sud-est de la péninsule ibérique. En parallèle, les Puniques menaient des campagnes contre les Numides pour sécuriser la route reliant l’Ibérie à la Carthage. Asdrubal le Beau, le gendre d’Amilcar Barca, participa à cet effort. En 229-228, Amilcar, trop confiant, fut trahi et mourut noyé en sauvant ses deux fils ainés. L’armée acclama Asdrubal le Beau à sa suite, le Sénat pro-barcide entérina la décision. Celui-ci avait des compétences davantage politiques que militaires. Il affermit l’hégémonie carthaginoise sur la péninsule et fonda Carthagène sur le littoral du sud-est, véritable capitale de cet état barcide dans l’état carthaginois. L’expansion carthaginoise en Espagne faisait peur aux Grecs et aux Romains. En 231, Amilcar Barca avait justifié cette expansion par la nécessité de payer les indemnités dues à Rome. En 226, les Romains et les Carthaginois établirent une frontière pour ces derniers sur l’Ebre, laissant aux Puniques la majorité de la péninsule. Seulement, Rome s’allia avec Sagonte comme elle s’était alliée avec Massalia et les cités phocéennes de Catalogne, garantissant leur sécurité. Pourtant, Sagonte se trouvait en-deçà de l’Ebre, dans l’aire carthaginoise. En 221, Asdrubal le Beau fut assassiné, laissant le commandement au fils ainé d’Amilcar : Hannibal Barca, 25 ans, déjà en charge des interventions musclées dans la péninsule.

*Sauf indication contraire, toutes les dates de cet article sont sous-entendues avant Jésus Christ.

Les fils d’Amilcar Barca : Hannibal, Asdrubal et Magon, furent élevés pour la guerre. Ils reçurent un enseignement militaire, vécurent la vie de camp et les privations des soldats. Hannibal, en particulier, fut élevé par un percepteur spartiate. Ce dernier lui enseigna les codes lacédémoniens et grecs. Les similitudes entres les éducations spartiates et carthaginoises étaient grandes. Hannibal, élevé à la grecque, usait de ruse (métis) et avait l’intelligence de la guerre. Il avait une attitude militaire grecque et tenait beaucoup de la littérature hellénistique du mouvement du sophisme développé au Ve siècle. Hannibal, formé à penser, à toujours avoir un plan, était un militaire professionnel contrairement à nombre de stratèges carthaginois avant lui.

Il devint commandant de l’armée en Espagne à l’âge de 25 ans et s’attela de suite à soumettre toutes les terres en deçà de l’Ebre. L’état financier et militaire laissé par Asdrubal le Beau le lui permettait. Il attaqua au nord-ouest de l’Ibérie en 221, dans l’optique de soumettre les Olcades. La prise de leur capitale (Althaia ou Carthala) provoqua des soumissions en chaîne avec paiement de tributs. En 220, Hannibal fit campagne contre les Vaccéens. La chute de la cité de Salmantique puis de celle d’Arbucale, malgré une forte résistance, marquèrent la fin de la campagne. La retraite vers Carthagène fut périlleuse, Hannibal étant harcelé par des Vaccéens mais également des Olcades ainsi que les puissants Carpétans et des tribus voisines. Barca savait qu’il devait éliminer cette coalition espagnole.

Campagnes d’Hannibal Barca contre les peuples du plateau central, 221-220 av. J-C. En gris : le territoire contrôlé par Carthage et ses alliés en 221. Les villes carthaginoises (points bleus), colonies grecques (points rouges) et villes ibériques (points turquoise)

Le chef punique affronta la coalition espagnole sur le fleuve du Tage, malgré la supériorité numérique de l’ennemi (100 000 hommes d’après Polybe). Hannibal avait choisi le terrain et traversa le Tage, pour faire croire aux Espagnols que les Carthaginois avaient peur. Barca cherchait par là à attirer les Espagnols et leur faire traverser le fleuve. C’est ce qu’ils firent. Hannibal envoya alors la cavalerie et une quarantaine d’éléphants pour maintenir les Espagnols dans le courant. Pendant ce temps, le jeune chef punique traversa avec son corps d’infanterie le fleuve et affronta, avec ses hommes parfaitement disciplinés, une armée désorganisée. D’après Polybe, 40 000 Espagnols périrent. Hannibal venait d’utiliser la topographie et l’hydrographie à son avantage, comme il le fera souvent. Les Carpétans se soumirent. Hannibal se maria avec Imilcé, princesse ibère d’ascendance phénicienne. En 219, toute l’Ibérie sous l’Ebre était punique, excepté Sagonte.

Bataille du Tage en 220 av. J-C. En rouge, dans l’ordre, infanterie, cavalerie et éléphants. Hannibal a d’abord quitté son camp défensif devant l’ennemi et traversé le fleuve. Première image : pendant la matinée, les Carpétans commencent à traverser le fleuve sont repoussés par la cavalerie [carthaginoise]. Deuxième image : les éléphants carthaginois massacrent les Carpétans qui réussissent à traverser le fleuve. Troisième image : les Carpétans fuient et Hannibal traverse le fleuve pour les poursuivre.

Hannibal, qui souhaitait la guerre avec Rome, ne pouvait laisser Sagonte sur ses arrières. De plus, Sagonte n’avait de cesse d’alarmer les Romains devant la montée en puissance punique. Sagonte, pour ne rien arranger, était en litige avec ses voisins Turbolètes, alliés de Carthage. Hannibal convoqua les deux partis devant l’assemblée des peuples ibériques, instance créée par Asdrubal le Beau et sanctionnant l’hégémonie punique sur l’Ibérie. Sagonte refusa. C’était une violation de facto du traité de 226 étant donné que Sagonte se situait en deçà de l’Ebre, dans la zone dévolue aux Carthaginois. Hannibal avait donc une légitimité accrue à intervenir. Il présenta l’affaire au Sénat carthaginois, anticipant la future et inévitable délégation romaine qui viendrait protester.

Hannibal renvoya une ambassade romaine parvenue à Carthagène vers Carthage. Il savait que le Sénat préférerait la guerre au ploiement du genou face à l’ultimatum romain, cette perspective rappelant trop la session forcée de la Sardaigne. Hannibal débuta, de fait, le siège de Sagonte en 219. La situation était idéale : Rome était occupée par les affaires illyriennes (Démétrios de Pharos, ancien vassal de Rome, s’était rapproché du royaume de Macédoine, menaçant les intérêts romains) et les celtes menaçaient au nord de l’Italie. Les Sagontains résistèrent pendant 8 mois avant de flancher devant Hannibal à l’automne 219.

L’attaque d’Hannibal déclencha un débat sur la marche à suivre à Rome. Le parti de la guerre, mené par le clan des Æmilii et les démocrates, s’opposa au parti conservateur mené par la famille des Fabii pendant tout l’hiver 219-218. Les conservateurs obtinrent l’envoie d’une ambassade à Carthage début 218, menée par le vieux Fabius Buteo et les consuls Paul Emile et Livius Salinator. Rome exigea la livraison d’Hannibal Barca et de son état-major. Un sénateur carthaginois protesta en affirmant que Carthage ne violait aucun des accords signés avec Rome. Ceux de 241 (Lutatius) et de 238 ne faisaient pas même mention de l’Espagne et celui de 226 n’était pas valable car l’accord avait été signé par Asdrubal le Beau et non le Sénat carthaginois. Au même titre que Rome s’était approprié la Sardaigne en pure violation du traité de Lutatius en arguant que le Sénat n’avait pas signé le traité, les sénateurs carthaginois rejetaient toute culpabilité concernant une entorse au traité de 226.

L’un des ambassadeurs romains aurait alors pris les plis de sa toge et donné le choix au Sénat carthaginois entre la paix et la guerre. Le Sénat aurait répliqué que Rome pouvait bien choisir elle-même. L’ambassadeur romain aurait alors choisi la guerre sous l’ovation des sénateurs carthaginois. Il faut dire que Carthage n’avait pas accepté l’expansion romaine dans la vallée du Pô. Pour les mêmes raisons qui amenaient Rome à craindre l’expansion barcide en Ibérie, les Carthaginois craignaient l’expansion romaine au nord : c’était laisser un rival s’emparer d’une région fertile, riche et pouvant fournir de bons guerriers. La conquête barcide de l’Espagne rapprochait trop Carthage des territoires de l’Urbs* et vice-versa pour l’expansion romaine dans la vallée du Pô. Au milieu, les Gaulois étaient plutôt des ennemis de Rome et des alliés potentiels des Carthaginois.

*urbs signifie une ville en latin, avec une majuscule, le mot fait directement référence à Rome.

Le clan barcide semblait de plus en plus tendre vers le culte de la personnalité avec la religion politique Milqart/Héraclès comme fer de lance. Les victoires des Barcides en Sicile, Afrique et Ibérie leur avait promis la fidélité d’une armée pourtant hétéroclite. Du reste, l’utilisation d’Héraclès n’était pas tant étonnante qu’hellène : les Grecs avaient brandi cette image pour motiver les conquêtes pendant tout le IVe siècle, Alexandre le Grand inclus. Les victoires légitimaient le pouvoir étendu des Barcides. Un pouvoir par ailleurs étendu mais pas monarchique. Les Barcides étaient certes parvenus à stabiliser et pérenniser le généralat qu’ils monopolisaient mais c’était l’état carthaginois qui décidait. Le Sénat, influencé par les Barcides il est vrai, pour être précis. Cette influence fluctuait en fonction des victoires militaires.

L’argument contemporain accusant de penchant monarchique l’entreprise espagnole menée par Amilcar tient en fait de sources latines anti-barcides. La conquête ibérique fut pourtant encouragée par l’état carthaginois, qui venait de perdre la Sardaigne en 238. Elle ne fut en aucun cas le fait du seul Amilcar. En Espagne toujours, Asdrubal le Beau fut également accusé de penchant monarchique pour avoir frappé de la monnaie à l’effigie de Milqart et bâti des villes (la ktisma, principe hellénistique que l’on peut retrouver chez Alexandre et ses multiples Alexandrie). Mais le nom de la ville de Carthagène et le fait de ne pas ériger un temple pour Milqart au sommet de cette dernière suffit à contredire ces accusations. Les stratèges de Sicile frappaient déjà la monnaie avant les Barca. L’Espagne barcide répondait à un esprit légèrement plus impérialiste, il est vrai. Les Barcides étaient davantage des hégémôns que des basileus*.

*un hégémôn est un chef militaire représentant l’hégémonie, dans la Grèce antique. Un basileus, dans l’histoire grecque, est un roi.

On le voit, par exemple, avec Hannibal portant l’affaire Sagontaine devant le Sénat en 219 ; ou encore par les renforts et l’argent que l’état carthaginois enverra à l’armée d’Hannibal en campagne pendant la Deuxième Guerre punique ; également lorsque le Sénat exigera d’Hannibal qu’il rentre en Afrique en 203 pour affronter Scipion l’Africain. Les Barcides furent donc toujours assujettis au Sénat bien que disposant d’un pouvoir plus étendu que les Magonides par l’autonomie de leur politique militaire. L’oligarchie carthaginoise ne s’est pas vu forcer la main par les Barcides comme le prétendirent les Romains. Les Barcides, en s’appuyant sur l’armée et le peuple, avaient quelque peu « démocratisé » la politique carthaginoise en s’inspirant des Grecs et, par-là, atténué le contrôle de l’oligarchie.

Carthage avait été jusque-là une cité marchande qui évitait au maximum la guerre et la terminait dès que possible quand elle s’avérait inévitable. La cité d’Elyssa se contentait de mener des guerres défensives. Elle ne chercha ainsi jamais à envahir l’est de la Sicile à proprement parler. Ce n’est que le contexte très particulier de la Première Guerre punique, puis du soulèvement des mercenaires en Afrique et la perte de la Sardaigne aux Romains qui provoqua une révolution militaire punique. Cette mutation vint, de fait, d’un contexte qui suscita l’émotion du peuple carthaginois. Une émotion qui donna à Amilcar Barca toute latitude pour créer l’assemblée du peuple. Celle-ci permettait l’élection par le peuple et l’armée d’un chef militaire dont le prestige n’était pas amenuisé par une soumission aux ordres du Sénat. La légitimité d’une élection au suffrage par le peuple et l’armée donnait au chef militaire une capacité d’initiative et un prestige indispensable à l’implémentation d’une stratégie sur le long terme. Le contexte l’exigeait et permit à Amilcar de mener les opérations en Afrique et ensuite en Espagne. L’armée choisissant son chef marqua un tournant dans l’histoire carthaginoise et une perte concomitante de contrôle de l’oligarchie qui, désormais, avalisait les choix de l’armée en matière de commandant.

Le charisme d’Amilcar devint ensuite familial et héréditaire, donnant la légitimité à Asdrubal le Beau, puis à Hannibal Barca. De fait, c’était une sélection au mérite qui mit le pouvoir dans les mains des Barcides en Ibérie pendant toute la durée de la domination punique du territoire : d’Amilcar Barca à Asdurbal Barca, jeune frère d’Hannibal. L’hérédité que l’on peut percevoir ne se fit d’ailleurs pas nécessairement de père en fils (la preuve avec Asdrubal le Beau), contrairement à celle qui prévalait sous les Magonides. La militarisation des institutions carthaginoises offrait ainsi une cohérence dans les actions militaires et permettait des plans militaires d’envergure sur le long terme. C’est cette disposition de l’état qui mena à l’entreprise d’Hannibal. Un état qui, par sa caste militaire naissante et la perte d’importance du Tribunal des Cent Quatre, ne cherchait plus à destituer un chef militaire.

Carthage, d’une politique défensive et préventive, transitait avec les Barcides vers une politique offensive basée sur la rapidité d’exécution et d’occupation. Cela n’aurait pas été possible sans la professionnalisation de l’armée. La stratégie d’ensemble de Carthage s’inversa ainsi. Il n’était plus question de privilégier la marine pour protéger les intérêts commerciaux mais de mettre en avant l’armée de métier pour attaquer ceux des autres. Le commandant charismatique, dans ce nouveau schéma, était le socle de la réussite.

Ce commandement s’appuyait sur des lieutenants efficaces et fidèles. Ce n’était pas pour rien que Rome avait exigé la livraison d’Hannibal et de son état-major au Sénat carthaginois lors de l’affaire Sagontaine. Hannibal était entouré de ses deux frères, Asdrubal assurant la pérennité des conquêtes puniques en Espagne et Magon, le plus jeune frère, menant une partie de l’armée de l’aîné. On peut également citer des membres de sa famille comme le navarque Bomilcar, mari de l’une des sœurs d’Hannibal et leur fils Hannon. Mais également les chefs de cavalerie Asdrubal et, le plus connu, Maharbal. La célèbre réplique de ce dernier après la bataille de Cannes (« tu sais comment vaincre Hannibal mais tu ne sais profiter de la victoire ») montre la cohésion de l’état-major autour d’Hannibal. Une décision pouvait être discutée par ses conseillers, que le barcide écoutait attentivement, mais Hannibal avait le dernier mot.

La révolution militaire barcide se fit également par la formation d’une armée de métier homogène bien que multiethnique, expérimentée par les nombreux combats en Ibérie, disposant des effectifs minimum dans le but de la rendre maniable. Le chef charismatique couronnait une armée redoutable dont il était très proche et dont il partageait les épreuves. Par ses ethnies multiples, l’armée se devait d’être scindées selon les langues, comme l’avait été l’armée mercenaire avant elle. La bigarrure linguistique n’empêchât pas la stratégie d’exécution rapide des ordres que désirait Hannibal. Celui-ci tirait, pour finir, pleinement parti du potentiel de chaque ethnie en leur confiant des missions et des armements en phase avec leurs talents. On peut citer l’infanterie libyenne qui, sous Hannibal Barca, ne se voyait plus imposer une stratégie de phalangiste mais donner des épées pour des missions d’infanterie légère plus propices à l’encerclement, en quoi ces guerriers excellaient. Le moral enfin, primordial, resta au plus haut grâce à l’aura d’Hannibal et à ses harangues fréquentes. Rome allait affronter de nouveau sa némésis, plus redoutable encore que 25 ans auparavant.

sources (texte) :

Melliti, Khaled (2016). Carthage. France : Perrin, 559p.

Vanoyeke, Violaine (1995). Hannibal. Paris : Éditions France-Empire, 295p.

Le Bohec, Yann (2017). Histoire des guerres romaines. Paris : Tallandier, 608p.

Ferrero, Guglielmo (2019, réédition de 1936). Nouvelle Histoire romaine. France : Tallandier, 509p.

Source (image) :

https://es.wikipedia.org/wiki/Batalla_del_Tajo (carte de l’Ibérie sous Hannibal Barca et de la bataille du Tage)

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