Alexandre le Grand (partie VII) : assurer la stabilité de l’empire (325-324 av. J.C)
Rappel : Alexandre s’aventura en Inde après avoir fait taire les rébellions de Sogdiane et Bactriane. En s’alliant avec un prince local, il se trouva à faire la guerre à un autre prince indien, Poros. Ainsi, Alexandre le Grand défit un prince indien sur la rive de l’Hydaspe lors de la bataille éponyme en 326. La voie vers le sous-continent indien et, pensait le conquérant, vers l’Océan Extérieur ouverte, Alexandre continua. Le roi de Macédoine se confronta alors à un obstacle insurmontable : son armée refusa de franchir l’Hyphase et d’avancer plus en avant dans la jungle indienne. Alexandre fut contraint de rebrousser chemin au soulagement de sa troupe. Il ne perdait pourtant pas son objectif de vue. Alexandre décida de longer le Golfe persique plus au sud, bout de l’Océan Extérieur selon lui.
Gédrosie, défi d’orgueil irréfléchi
Sur la route menant les Macédoniens au golfe persique, Alexandre dut affronter les Malles (Malavas) début 325 et manqua d’y laisser la vie, luttant avec seulement trois hommes alors qu’il menait l’assaut d’une place forte. Son armée avait été trop lente pour le suivre sur les remparts. Le roi Macédonien en réchappa de peu et extermina le peuple. Les Malles soumis, il se dirigea vers Pattala, donnant sur le golfe persique. Il y construisit plus de navires, fonda une Alexandrie et entreprit ensuite de longer la côte iranienne. Pour ce faire, Néarque devait diriger la flotte en longeant la côte, tandis qu’Alexandre suivrait la côte à terre pour laisser des vivres à la flotte à intervalles réguliers. Enfin, une partie de l’armée serait menée par Cratère par une route bien plus simple, contournant le désert.
Alexandre partit en avance sur sa flotte pour creuser des puits (pour les ravitaillements de la flotte) mais tomba rapidement dans la province de Gédrosie (Mekren aujourd’hui). Il décida d’en traverser le désert, refusant par-là de s’écarter de trop du littoral. Cette partie du monde, toujours de nos jours l’une des zones les plus arides de la planète, n’avait encore jamais vu passer une armée sans qu’elle finisse décimée. Il y avait une raison à cela : c’était irréfléchi. La traversée, longue de 60 jours (septembre-octobre) provoqua la mort de 10 000 personnes dans le cortège d’Alexandre. On ne peut parler uniquement de soldats à ce stade : les femmes des soldats et leurs enfants suivaient, tout comme des marchands, des prostituées et des individus permettant l’administration, l’étude scientifique, l’approvisionnement ou bien l’amusement de l’armée.
L’épreuve fut infernale : le manque d’eau se déclara immédiatement, suivi du manque de nourriture car les bêtes mourraient … Ce qui n’empêcha pas Alexandre d’envoyer des vivres vers le littoral pour sa flotte. Les richesses prises en Inde furent laissées dans ce désert car les transporter était trop difficile. Plus d’une fois l’armée fut proche de l’extinction. La traversée fut pourtant complétée. Néarque fit le trajet en 80 jours. Il découvrit des baleines, qu’il pensait devoir combattre car, étant sur l’Océan Extérieur, il pensait y trouver des monstres. Il crut également voir une île peuplée de sirènes. Alexandre s’inquiéta fortement du retard accusé par son amiral. Finalement, Néarque se présenta devant le roi macédonien : la flotte était intacte et mouillait non loin. La réunion des forces devait se faire à Suse, sur le Tigre.
Les affres de la gestion impériale
Faisant route de la Carmanie à Suse en passant par Persépolis et Ecbatane, Alexandre restaura son assise sur ses terres. De fait, celle-ci se détériorait dangereusement : les princes ne pensaient pas voir Alexandre revenir. Après tant d’années d’absence, beaucoup le pensaient mort. S’enfoncer dans le sous-continent indien lui aurait peut-être coûté son empire. Il entreprit donc de châtier les princes de son empire qui avaient détourné des fonds, étaient corrompus, etc … C’est à Suse, rejoint par Cratère, Hépestion et Néarque, chacun amenant une partie de l’armée d’Alexandre, que le roi de Macédoine employa la manière forte pour remettre de l’ordre dans son empire naissant. Il fit mettre à mort les vice-rois ayant abusé de leur pouvoir en son absence. Alexandre se sentait de nouveau un dieu.
Il apprit à ce moment que le roi d’Epire, mari de sa sœur Cléopâtre, était mort dans une guerre en Italie en 331. Sa mère Olympias, accessoirement également la sœur du défunt roi d’Epire, avait alors pris le pouvoir en Epire en tant que régente, depuis 330. La relation entre Olympias et le vieil Antipater, régent de Macédoine, était devenue éminemment conflictuelle. Alexandre, qui désapprouvait ce remous et songeait déjà à remplacer le régent, avait mieux à faire : il était pleinement redevenu le Seigneur de l’Asie. Il renoua avec sa divinité au détriment de sa relation avec ses Macédoniens. Ainsi, il demanda à son excellent officier Séleucos d’entrainer 30 000 orientaux (les épigoni) pour aboutir à une armée eurasiatique.
Les Noces de Suse, premier acte du métissage
Plus que ça, il voulait élever une aristocratie métissée : les plus âgés refusaient le changement, ses semblables également (ses phalangistes en sont la preuve), alors il devait miser sur la prochaine génération. Pour cela, il organisa 10 000 mariages métis sur un jour entre ses soldats macédoniens occidentaux et des princesses ou filles orientales. Ces célébrations, prenant place vers avril 324, entrèrent dans la postérité sous le nom des « Noces de Suse ». Lui-même avait déjà pour femme Roxane mais prit également pour épouses Statira, fille de Darius III et Sisygambis, ainsi que Parysatis, fille d’Ataxerxès III. Il réconciliait ainsi les deux branches achéménides ayant été au pouvoir ; Darius étant un usurpateur avec une légitimité en ligne directe. Héphestion épousa l’autre fille de Darius, Dryetis, pour que les enfants d’Alexandre et d’Héphestion soient cousins et partagent le même sang royal perse.
Cratère épousa la fille d’un frère de Darius III : Amastrine, le faisant également entrer dans la famille royale. Séleucos épousa la fille de Spitamène pour réconcilier cette famille avec le pouvoir alexandrin. Ptolémée épousa une sœur de Barsine, première femme d’Alexandre, tandis que Néarque se liait avec une perso-rhodienne. Nombre des Compagnons suivirent le mouvement. Alexandre avait ainsi 4 femmes, Barsine lui ayant déjà donné le petit Héraklès (Hercule), Roxane, Statira et Parysatis. Mais si Statira avait un enfant mâle d’Alexandre, il serait l’héritier le plus légitime. Cela permettrait à Sisygambis, la mère de Darius III, de perpétuer la lignée, qui plus est pour gouverner le monde entier … Si toutefois Alexandre accomplissait effectivement ce qu’il pensait être sa destinée. Après ce fabuleux banquet, ce métissage s’accompagna, pour les soldats macédoniens, d’une forte dot payée par Alexandre à chacun d’entre eux.
On peut s’interroger sur ces mariages. Pourquoi les soldats macédoniens, qui se pensaient des hommes parmi les barbares, acceptaient de se marier avec des orientales ? La dot était assurément une motivation. Mais il faut également réviser l’importance de ces mariages pour les phalangistes : ils allaient très bientôt repartir en campagne avec Alexandre, ils en étaient persuadés. Ils seraient donc bien loin de leur femme orientale. La générosité d’Alexandre ne s’arrêta pas à la dot de chacun, il décida également de rembourser les dettes de tous ses soldats. Ces derniers étaient pour la plupart riches mais parfois également très endettés. Beaucoup pensèrent que c’était là un stratagème pour découvrir quels étaient les plus dispendieux d’entre eux. Alexandre accepta alors de rembourser les dettes des soldats sans que leur nom ne soit demandé.
Alexandre, treizième dieu de l’Olympe
Après quoi, Alexandre « demanda » aux états Grecs de reconnaître publiquement sa divinité, ce que tous firent bon gré mal gré. La réponse de Sparte, qui obtempéra comme Athènes et les autres, résume bien le sentiment que cela inspira chez les Grecs : « Qu’Alexandre soit un dieu s’il y tient ! ». Le roi de Macédoine, qui disait avoir surpassé les limites de l’expédition mythique du dieu Dionysos à l’est, était revenu du désert de Gédrosie en organisant un grand banquet, ce qui s’apparentait aux dionysiaques (ou bacchanales) que le dieu Dionysos avait coutume d’organiser. Ce n’était pas la première fois qu’Alexandre organisait de tels banquets.
Lui qui se pensait d’abord puni par Dionysos pour avoir rasé la ville de Thèbes dont ce dieu était le protecteur, on s’en souvient, avant de partir à l’assaut de l’Orient ; se reconnaissait comme l’incarnation de Dionysos désormais. Du moins, cette hypothèse est-elle tout à fait viable. N’oublions pas qu’Alexandre ne parvenait à relâcher ses nerfs qu’en buvant du vin à l’excès, ce qui l’avait amené à tuer son ami Kleitos (Clitus), par exemple. Dionysos étant le dieu du vin, on voit ici deux rapprochements. Le roi macédonien avait pour attributs royaux des cornes de bélier, animal consacré à Dionysos et au Ammon égyptien. Dionysos étant le fils de Zeus dans la mythologie grecque, la filiation à Zeus-Ammon que revendiquait Alexandre se tenait. Une chose était certaine, il se disait fils de Zeus-Ammon et lui-même dieu.
La fusion des cultures, treizième des Travaux d’Hercule
Alexandre quitta Suse et se dirigea vers Babylone fin juin 324. Il descendit ensuite sur Opis, une ville qui devait son importance à sa situation géographique : Alexandre voulait en faire le centre militaire de l’Empire. Héphestion y avait massé l’armée grecque dans un gigantesque camp. Alexandre y fut accueilli par la colère de sa troupe. Mais comment pouvait-elle lui être hostile après tant de générosité ? Alexandre venait de donner à certains une dot de mariage et venait de rembourser les dettes de toute son armée. Il faut revenir en arrière pour le comprendre.
Avançant dans l’est du déchu Empire perse achéménide, Alexandre s’était progressivement orientalisé, prenant à son compte la proskynèse, le fait de ployer le genou, par exemple. Ses soldats avaient, plus d’une fois, manifesté leur mécontentement à l’égard de cette mesure. Ces contestations avaient mené à un complot attentant à la vie du conquérant macédonien : on se souvient de Philotas et de son père Parménion. Philotas avait été mis à mort, contraignant Alexandre à en faire de même pour Parménion. Ce dernier s’était de toute manière compromis en ne dénonçant pas son fils. Pire, il n’avait pas essayé, dans les lettres échangées, de l’en dissuader. C’est que, Parménion lui-même, général de Philippe II de Macédoine avant de tenir le rôle de mentor pour le fils de ce dernier, avait une vision bien différente de la gestion de l’Empire. Il voulait bien plus piller et se venger que réconcilier les peuples.
Pour autant, son élimination fut chèrement payée car le général était très populaire dans l’armée. Le roi de Macédoine avait agi au plus vite et en secret pour mettre sa troupe devant le fait accompli. A ces événements s’était ajouté le meurtre, de la main d’Alexandre, de son ami Kleitos. Ce dernier lui avait pourtant sauvé la vie au Granique. N’oublions pas non plus la conspiration de Callisthène et des Ephèbes en 327. La troupe avait globalement refusé l’orientalisation et mal digéré la divinisation d’Alexandre. Or, celui-ci venait d’annoncer la fusion des forces armées occidentales et orientales. Alexandre avait notamment annoncé l’incorporation de princes orientaux dans l’Agêma de la cavalerie, c’est-à-dire l’Escadron royal (ilè Basilikè : île Royale), l’élite de la cavalerie que dirigeait Alexandre en personne (les fameux Compagnons). Désormais libérés de leurs dettes, les Macédoniens n’entendaient pas accepter cette mesure.
Alors, quand Alexandre fit face à son armée et annonça qu’il autorisait 10 000 vétérans macédoniens à rentrer chez eux, la rébellion éclata. Pour les Macédoniens, Alexandre se débarrassait d’eux pour obtenir, à terme, une armée exclusivement orientale. Alexandre descendit de l’estrade et agrippa à mains nues les meneurs de l’agitation pour les jeter dans les bras de sa garde royale, puis il hurla « à mort ! » ce qui stupéfia la troupe. Après quoi, de retour sur l’estrade, il déclama une longue tirade sur ce qu’il leur avait apporté et leur ordonna finalement de tous rentrer en Macédoine par un glaçant « Partez ! ». Les Macédoniens, perdus, décidèrent finalement d’attendre devant la porte du palais qu’Alexandre se montre à eux, deux jours durant.
Le roi de Macédoine en profita pour faire de nombreux Perses ses parents, un titre de noblesse que peu de Macédoniens pouvaient se targuer de posséder. Il leva assez de formations perses pour pouvoir affronter ses propres Macédoniens. Alexandre les avait d’ailleurs encouragés à l’affronter sur le champ de bataille pour leur prouver qu’ils n’étaient rien sans lui. Comme les Macédoniens le suppliaient toujours, ne bougeant pas du pas de sa porte, Alexandre sortit finalement et tous furent pardonné, tous furent faits ses parents. Cette victoire chèrement acquise marquait la fusion des armées européenne et asiatique. Pour autant, 10 000 des Macédoniens les plus inaptes partirent effectivement avec Cratère pour la Macédoine. Alexandre avait gagné sur toute la ligne. Plus rien ne s’opposait à son idée de monarchie universelle.
Il voulait par ailleurs remplacer Antipater par Cratère dans le rôle de régence de la Macédoine. Antipater devait revenir vers Alexandre avec 10 000 nouvelles recrues pour remplacer les vétérans emmenés par Cratère. Non seulement Antipater était trop vieux mais surtout ses relations avec Olympias, la mère d’Alexandre, étaient devenues ombrageuses.
Des ambitions à la hauteur de son statut divin
Alexandre retourna à Ecbatane et prévoyait une multitude de projets : il voulait faire construire des navires partout pour faire le tour de l’Afrique d’est en ouest en contournant le sud : exécutant ainsi une circumnavigation ; pour ensuite écraser la plus grande puissance navale et commerciale de Méditerranée : Carthage (dont le territoire rayonnait dans l’ouest méditerranéen à partir de la Tunisie actuelle). Le roi de Macédoine fit construire des routes sur le littoral égyptien et cyrénéen dans cette optique. Il envoya une escadre en mer Caspienne pour vérifier que c’était bien là un golfe de l’Océan Extérieur. Alexandre lâcha l’aspect militaire pour sa cour, le troquant pour l’aspect culturel grec. Au zénith de sa puissance, son pouvoir rayonnait de la Grèce à l’Inde.
Sources (texte) :
Weigall, Arthur (2019). Alexandre le Grand. Paris : Éditions Payot & Rivages, 512p.
Benoist-Méchin, Jacques (2009). Alexandre le Grand. Millau : Tempus Perrin, 352p.
Sources (images) :
https://www.larousse.fr/encyclopedie/images/Lexp%C3%A9dition_dAlexandre/1009142 (Empire full avec détails)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Noces_de_Suse (représentation des noces de Suse)