Carthage antique (partie V) : Pyrrhos, prélude à la collision romano-punique (280-264 av. J-C)
Rappel : Agathocle, sur le point d’être vaincu en Sicile par Carthage, se déroba à son destin par un coup audacieux. S’échappant du siège de Syracuse, il débarqua avec une armée en Afrique en 310*. Agathocle s’empara du territoire africain faiblement défendu et menaça directement Carthage. Il obtint l’aide d’Ophellas, gouverneur de la Cyrénaïque. Mais il n’obtint pas celle de Ptolémée, devant qui Ophellas devait théoriquement toujours répondre de ses actes. Ptolémée avait abandonné la politique expansionniste macédonienne et cherchait à consolider son empire lagide. Surtout, alors qu’Ophellas trouvait des mercenaires en Grèce auprès de Cassandre, rival de Ptolémée, ce dernier craignait l’émancipation de son lieutenant. Ptolémée ne voulait pas d’un empire grec d’Occident flanquant son Egypte. Ophellas, qui appuya Agathocle en Afrique, fut tué par ce dernier en 308. Le Syracusain récupéra les mercenaires du Macédonien. Agathocle dut pourtant laisser son armée d’Afrique à son fils pour retourner en Sicile mater ses ennemis. Bien rapidement, Agathocle dut rembarquer pour secourir son fils en Afrique. Mais il ne parvint pas à redresser la situation. Le tyran de Syracuse s’embarqua alors à nouveau pour la Sicile où il fit enfin la paix avec Carthage en 306. Profitant de la paix, il mata l’opposition en Sicile. Agathocle souhaitait débarquer à nouveau en Afrique pour faire la guerre à Carthage. C’était sans compter sur la mort, qui le rattrapa en 289. Carthage prit alors largement l’ascendant en Sicile en 280-279.
*Sauf indication contraire, toutes les dates de cet article sont sous-entendues avant Jésus Christ.
Après la guerre contre les Samnites qui s’acheva en 290 et contre les Etrusques qui prit fin en 280, Rome commençait à sérieusement s’imposer dans la péninsule italienne. Les villes grecques s’en inquiétaient tant que Tarente appela Pyrrhos Ier*, roi d’Epire, à l’aide. Tarente avait, après tout, formé des coalitions italiques contre Rome durant les guerres dites samnites et un accrochage diplomatique menaçait de dégénérer en guerre contre l’Urbs**. Du reste, ce n’était pas la première fois que Tarente demandait l’aide de l’Epire. Jadis, c’est Alexandre le Molosse, roi d’Epire et oncle d’Alexandre le Grand, qui avait accouru. Seulement cette fois, le roi Pyrrhos Ier était disposé à intervenir sinon dans l’espoir de devenir l’Alexandre de l’Occident, au moins dans celui d’élargir son territoire.
*Pyrrhos est plus connu sous son nom latin : Pyrrhus.
**urbs signifie une ville en latin, avec une majuscule, le mot fait directement référence à Rome.
En réalité, Pyrrhos avait hésité. C’est que, au moment même où les Tarentins l’appellent, Lysimaque, roi de Macédoine, vient de mourir, remettant en question l’équilibre du monde hellénistique. Devrait-il lutter pour réoccuper la place de roi de Macédoine qui était sienne de 288 à 285 ? Ou valait-il mieux secourir les Tarentins en Grande-Grèce* et profiter de la disparition d’Agathocle ? Le second choix parut plus atteignable au roi épirote. Rappelons que son fils Alexandre était le petit-fils d’Agathocle ; sa légitimité au trône de Syracuse était indiscutable. Si Pyrrhos opta pour les Tarentins, il semble cependant qu’il n’ait pas bien défini le caractère de son intervention. Car les Tarentins voulaient uniquement faire de Pyrrhos leur Hégémôn, un chef militaire mercenaire les libérant de la menace romaine. Le roi épirote se vit offrir par ses rivaux de Grèce, bien trop heureux de le voir partir, de l’argent et des hommes. Pyrrhos débarqua en Italie avec environ 30 000 hommes et 20 à 30 éléphants.
*La Grande-Grèce désigne le sud de l’Italie et la Sicile.
Qu’importe l’alliance punico-romaine, par ailleurs timide contre l’envahisseur, la flotte épirote débarqua le roi et son armée dans la botte italienne. Pyrrhos remporta deux batailles contre Rome, d’abord à Héraclée en 280, puis, Rome ayant refusé sa proposition de paix, à Ausculum en 279. Mais la seconde, en particulier, fut une victoire coûteuse. Les Romains inventèrent le principe de la « victoire à la Pyrrhos* » à cette occasion et pour minimiser le prestige du roi d’Epire. Du reste, Pyrrhos avait renoncé à marcher sur Rome : il n’en avait pas les moyens. C’est ce moment que choisit Syracuse pour l’appeler à l’aide contre Carthage. À Syracuse, les luttes politiques et la prise de Messine par les Mamertins (alliés de Carthage) avaient permis aux Puniques de prendre largement l’avantage en Sicile. Cette recrudescence du péril punique arrêta net la guerre civile dans Syracuse.
*Une victoire à la Pyrrhus désigne, aujourd’hui, une bataille lors de laquelle le vainqueur souffre plus que le vaincu, généralement en termes de pertes humaines.
Seulement, en orient se présentait une nouvelle chance de prendre le trône de Macédoine. Que choisir entre la Macédoine et Syracuse ? Pyrrhos était le cousin du défunt Alexandre le Grand (par ailleurs son dernier parent en vie) mais aussi le gendre d’Agathocle. Trois cités siciliotes lui offraient le pouvoir comme un héritage d’Agathocle. Pour Pyrrhos, qui s’éreintait en vain contre les Romains et du fait de l’issue toute aléatoire d’une action en Macédoine, pencher pour une intervention en Sicile était plus raisonnable. Rome et Carthage l’avaient anticipé et avaient bloqué le détroit de Messine. Mais, en réalité, les deux puissances ne se portaient pas réellement assistance simplement parce que ni Rome ni Carthage ne souhaitait voir une armée de l’autre puissance fouler le sol de son aire d’influence ; quand bien même ce serait dans une optique d’assistance. Pourtant, un accord punico-romain, en 278, empêchait grossièrement l’un ou l’autre de faire la paix avec Pyrrhos de manière unilatérale.
Le roi épirote laissa la moitié de son armée, depuis renforcée par des Italiotes, derrière lui et débarqua en 278 à Catane en Sicile avec 30 000 hommes. Syracuse subissait alors le siège d’une armée punique. Non seulement Pyrrhos fit lever le siège mais en plus repoussa-t-il complètement l’armée punique. Il progressa tant qu’il s’empara d’Eryx, symbole de résistance punique, puis du reste de la Sicile, excepté Lilybée. Il s’attira le soutien de nombreuses cités grecques. Pyrrhos rejeta bien rapidement une offre de paix punique. C’était imprudent : les Carthaginois, maîtres des mers, avaient juste eu le temps de débarquer des vivres, des hommes et du matériel dans Lilybée avant que Pyrrhos ne pose le siège devant ce dernier bastion de l’épicratie. Sans maîtrise de la mer, le roi d’Epire ne pouvait vaincre et il s’y résigna. Pyrrhos abandonna le siège après deux mois pour retourner à Syracuse.
Il refusa la paix et la forte somme d’argent proposés par Carthage. Pyrrhos avait d’autres projets : il voulait porter la guerre en Afrique. Un tel projet effraya assez Carthage pour que la métropole africaine propose au souverain épirote des navires afin qu’il retourne en Italie ! Mais Pyrrhos avait, de toute manière, vu son prestige chuter. Une expédition en Afrique n’était pas envisageable. Après une victoire contre les Mamertins puis, à nouveau, contre les Carthaginois, un appel à l’aide de Tarente lui donna une occasion de fuir une situation difficile en Sicile où les Grecs ne le soutenaient plus. Lorsque Pyrrhos traversa le détroit de Messine en 276, les Puniques détruisirent les 2/3 de sa flotte. Pyrrhos fut définitivement vaincu par les Romains à Bénévent en 275. Le roi épirote, décidément peu chanceux, avait surtout connu des déboires politiques.
Une nouvelle chance d’envahir la Macédoine se présenta. Pyrrhos rembarqua alors pour l’Epire mais laissa un fils et une armée en Italie, preuve qu’il souhaitait y revenir. La mort, pourtant, le rattrapa avant qu’il ne puisse y songer. Du reste, ce retour en Epire de Pyrrhos ne fut pas la fuite que dépeignèrent les Romains. Tout, dans cette aventure, n’avait été qu’opportunisme pour le roi épirote. Il en allait de même pour le retour en Grèce. Ni Agathocle, ni Pyrrhos ne s’étaient révélés les dignes successeurs occidentaux de leur modèle macédonien : Alexandre le Grand.
Des réformes militaires et urbaines furent entreprises à Carthage avec l’accalmie des conflits contre les Grecs et le commerce prospéra. L’armée punique se reconstruisit en prenant exemple sur les Grecs et surtout Alexandre le Grand avec les phalanges d’hoplites. Carthage pouvait se reposer sur le mercenariat d’autant plus que le pouvoir militaire n’était pas lié au pouvoir politique de manière explicite (à l’inverse de Rome) ; l’état-major restait punique mais des commandants mercenaires, surtout grecs après le milieu du IIIe siècle, apportaient leur expertise technique et tactique à l’art de guerre punique.
Le monumentalisme marqua le développement urbain punique au IIIe siècle. Les temples, surtout sur l’acropole de la colline de Byrsa mais également dans les différents quartiers de la métropole africaine en sont un exemple. Le développement portuaire de Carthage fut également notable, bien que le monumentalisme du fameux port circulaire avec îlot militaire central et chaîne à l’entrée ne prenne forme que plus tardivement dans l’histoire punique. Le fait que Carthage, thalassocratie marchande, ait construit ce port efficace aussi tard (IIe siècle) étonne et interroge, nous en reparlerons. Une triple ceinture de murailles fut édifiée aux IVe-IIIe siècles, ce qui renforça la capacité de la cité d’Elyssa à tenir des longs sièges. La cité africaine s’inspira en cela des cités grecques qui s’entouraient également de murs à cette époque. L’aventure d’Agathocle en prouva la nécessité. Celle de Regulus, encore à venir, allait en montrer l’efficacité.
Carthage s’intégrait par ailleurs dans la culture hellénistique. De ce fait, les Carthaginois étaient de moins en moins considérés comme des barbares par les Grecs. La constitution punique était admirée par les Hellènes et la littérature punique connaissait un essor, notamment avec l’indispensable traité de Magon, dit l’Agronome, sur l’agriculture : une référence en la matière en Méditerranée. L’utilisation du grec se développait également à Carthage. De fait, le déclin consumé d’Athènes après la guerre du Péloponnèse (431-404), l’apaisement des tensions en Sicile ainsi que la chute des Perses achéménides réchauffèrent les relations gréco-puniques. Athènes écartée, c’était une rivale maritime en moins pour Carthage ; les Siciliotes comprirent que les Carthaginois ne souhaitaient pas soumettre la Sicile mais seulement en garder le tiers occidental pour entretenir le commerce ; et la chute de la puissance perse fit réviser aux Grecs la crainte qu’ils devaient associer aux « barbares ».
De plus, la période hellénistique (débutant avec la mort d’Alexandre le Grand) ouvrit la voie à la curiosité chez les Grecs, le développement des sciences humaines et un désir de paix. Tous ces facteurs résultèrent en de plus amples relations politiques et commerciales entre les Grecs et les Puniques. Avant cela, les relations avaient été souvent intéressées, comme l’entente avec Athènes à la fin du Ve siècle, car elle était en guerre contre Syracuse ; ou l’alliance avec Thèbes au IVe siècle, ennemie d’Athènes et de Sparte, alors deux soutiens de Syracuse.
Des relations plus discrètes caractérisèrent d’abord le lien avec l’Egypte sous Alexandre le Grand puis sous Ptolémée Ier Sôter. L’abandon, par Alexandrie, de la politique expansionniste macédonienne déboucha sur des relations plus solides au milieu du IIIe siècle. Solides, elles l’étaient assez, du moins, pour que l’Egypte refuse de participer à l’expédition de Pyrrhos Ier contre Carthage. Le roi épirote entretenait alors des relations pourtant amicales avec Alexandrie. Il faut cependant relativiser ce rapprochement punico-ptolémaïque car Alexandrie ne prendra pas position dans la Première Guerre punique qui va suivre. Il nous faut par ailleurs revenir plus à l’ouest pour évoquer les relations punico-romaines.
L’équilibre entretenu par les Carthaginois en Méditerranée centrale se fragilisa du fait de l’expansion irrésistible de Rome en péninsule italienne. Celle-ci était presque entière soumise à l’Urbs, privant Carthage du vivier de mercenaires provenant de la Campanie et surtout menaçant ses intérêts économiques et les échanges avec la Grèce. Ce bouleversement de l’équilibre explique en partie la multiplication des traités punico-romains pour clarifier les aires d’influences des parties (trois en moins d’un siècle : 348, 306 et 279). Les Grecs, habitués à la présence punique en Sicile, savaient désormais que Carthage n’avait pas l’intention d’annexer leur territoire. De ce fait, Carthage semblait largement préférable à Rome, qui devenait, elle, une vraie menace. La Première Guerre punique montrera une passivité des cités grecques vis-à-vis de Carthage. Syracuse soutiendra d’abord les Carthaginois avant de se ranger du côté romain, sans toutefois fournir plus que du ravitaillement à leurs armées, par pur pragmatisme politique.
Carthage s’attelait à maintenir un équilibre dans la partie grecque de la Sicile en apportant son soutien à Syracuse contre les Mamertins tout en envoyant une garnison à Messine pour limiter le pouvoir syracusain en 269. Les Puniques demeurèrent jusqu’à ce qu’un bref affrontement n’oppose les Carthaginois aux Syracusains. Rome, de l’autre côté du détroit, affermissait son emprise sur Rhegium. La victoire romaine sur les débris de l’armée de Pyrrhos à Bénévent donna à l’Urbs l’impulsion qui la mena au contrôle de la péninsule italique. Tarente fit soumission en 272 (sud), Brindisi en 267 (centre) et Volsinies, la dernière ville étrusque, en 264 (nord). Carthage tenta bien de soutenir Tarente, mais seulement après la chute de Rhegium dans l’escarcelle romaine, en 270. Les Puniques se contentèrent de placer une garnison à Messine.
La cité d’Elyssa commençait à percevoir la menace que représentait désormais Rome. La Grande Grèce engloutie, les deux puissances de la Méditerranée occidentale se faisaient face, seulement séparées par un détroit. Une méfiance mutuelle se développa. De fait, l’alliance objective entre les deux puissances contre Pyrrhos s’était révélée froide et peu efficace. On l’a vu, Rome n’avait rien fait pour aider Carthage lorsque Pyrrhos s’était décidé à débarquer en Sicile. Tandis que Carthage, pour dissuader Pyrrhos de ces projets africains, avait proposé de livrer des navires à l’épirote pour qu’il retourne en Italie.
C’est que Carthage avait bien compris le danger que représentait désormais sa rivale. L’union de 343, entre Rome et Capoue, mit à la dispo de l’Urbs les compétences navales et commerciales des Campaniens. Cette union préfigurait l’essor maritime romain. Il y avait un évident intérêt commercial, pour les Campaniens, à disputer à Carthage la Sicile. Ainsi naissaient les voix bellicistes du côté romain. Or, les Mamertins, lassés du contrôle punique, firent appel à Rome en 264, dans l’optique de se libérer du joug carthaginois. Une indécision sénatoriale romaine laissa rapidement place à une déclaration de guerre. Le prétexte en était la défense de l’Italie.
Sources (texte) :
Melliti, Khaled (2016). Carthage. France : Perrin, 559p.
Will, Edouard (1979-1982). Histoire politique du monde hellénistique 323-30 av. J-C (tome 1 et 2). Millau : Editions du Seuil, 1051p.
Ferrero, Guglielmo (2019, réédition de 1936). Nouvelle Histoire romaine. France : Tallandier, 509p.
Le Bohec, Yann (2017). Histoire des guerres romaines. Paris : Tallandier, 608p.
Vanoyeke, Violaine (1995). Hannibal. Paris : Éditions France-Empire, 295p.
Sources (images) :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Pyrrhus_Ier (Pyrrhos Ier, son itinéraire en Grande-Grèce, la représentation de son attaque sur Lilybée et de sa mort)
https://wikivisually.com/wiki/Sicilian_Wars (évolution de l’emprise romaine sur la péninsule italienne)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Premi%C3%A8re_guerre_punique (carte à l’aube de la Première Guerre punique)